•             Lundi après-midi au Son du Cor, une terrasse bien déployée, il ne pleut plus et donc pas mal de monde, essentiellement les habituels habitués (dont ceux qui attendent toujours un quatrième pour aller chercher les boulettes et faire une petite pétanche) et quelques touristes intrépides (ceux capables de passer commande en français car ici on ne parle que la langue de chez nous).

                Je lis Mon père et moi de James Richard Ackerley, publié chez Dix/Dix-huit, l’histoire bien réelle de cet écrivain homosexuel qui découvrit après la mort de son père la vie secrète de celui-ci, concrétisée notamment par l’existence de trois demi-sœurs. J’aime les histoires de famille, avec leurs non-dits et leurs turpitudes (si bien montrés dans ses films par Ingmar Bergman qui vient de mourir), cela me rappelle la mienne.

                Un jeune homme s’assoit pas très loin, il salue une de ses connaissances et lui annonce qu’il est là afin d’écrire un article sur le Son du Cor pour Paris Normandie. Il est pigiste, employé pour l’été, et l’été justement de quoi peut-on bien parler dans un quotidien de province quand il ne se passe rien, et pour ne rien se passer, à Rouen il ne se passe vraiment rien. Cela c’est moi qui le dis, lui il prend la chose très au sérieux, il espère être engagé définitivement un jour. Alors il écrit sur son cahier et il attend que la patronne arrive pour lui poser des questions, je verrai bien ce qu’il raconte quand j’emprunterai le journal en question au Son du Cor un jour prochain.

                Ce dont je suis certain, c’est qu’il ne terminera pas son article en citant la chute de cette chanson de Charles Trenet Le son du cor, parodie du poème Le cor d’Alfred de Vigny :

                J'aime le son du cor
                J'aime le corps du son
                J'aime le sort du con le soir au fond de moi...

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  •             Le soleil revenu, vite debout, ça fait longtemps que je ne suis pas allé me balader du côté de l’Aubette et du Robec, là où la ville ressemble à la campagne, une drôle de campagne où l’on trouve l’immense garage des bus bleus de l’agglomération rouennaise et où l’on croise la voix ferrée Rouen Paris.

                Près de l’église Saint-Vivien, je passe près de jeunes femmes avec des larmes pas loin des yeux, elles regardent leurs enfants qui s’éloignent dans un car les menant sans doute dans quelque colonie de vacances, pas un père n’est présent. Les hommes, je les croise un peu plus loin, à la Croix-de-Pierre, en groupe également, clochards sortant d’une nuit brumeuse, l’un d’eux me hèle :

                -Eh s’il te plaît, tu as l’heure ?

                Il est huit heures et demie, mon brave.

                J’arrive à la clinique Saint-Hilaire que je contourne. Là commence le chemin qui longe le ruisseau. Cela sent le matin quand il fait beau et que la journée sera bonne.

                Je poursuis jusqu’à la route qui mène au magasin Lideule d’où je ressors avec vins, épices, chocolats et deux kilos de pommes de terre. Lourdement chargé et donc ralenti dans ma marche de retour, j’avise, dans le tunnel sous le passage des trains, une peinture murale représentant deux affreux chiens jaunes jouxtée du commentaire suivant : « Les chiens sont les putes de l’humanité, signé : Les chats ».

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  •             La Grande-Bretagne noyée sous les pluies incessantes, l’Europe du Sud calcinée par une canicule quasi continue, entre les deux un été automnal pour la plus grande partie de la France, foutu temps non ? c’est ce que j’entends dire chaque jour et pas une de ces personnes pour évoquer les responsables, c'est-à-dire elle-même et ses semblables dont je suis, qui n’avons depuis notre naissance jamais cessé de réchauffer l’atmosphère jusqu’à en détraquer pour longtemps et peut-être définitivement le climat, non, non, chacun que j’entends se plaindre, semble croire qu’il n’est qu’une pauvre victime, et que c’est quand même pas juste de voir ainsi ses vacances gâchées, comme ils disent et les plus véhéments ne sont pas rares à s’éloigner dans un kat-kat, une berline climatisée ou une camionnette diesel, prêts à rouler sur le piéton que je suis s’il ne se gare pas assez vite.

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  •             Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré, ainsi commence (et je suis bien d’accord avec cette remarque) Journées de lecture, la préface écrite par Marcel Proust pour Sésame et les lys de John Ruskin qui fut bien connu autrefois pour ses études sur l’art gothique et la peinture préraphaélite (pour laquelle j’ai une particulière dilection) et qui est bien oublié aujourd’hui.

                John Ruskin, raconte Marcel Proust, est venu plusieurs fois à Rouen et ses écrits en témoignent, il y étudie notamment le portail des Libraires de la cathédrale rouennaise, Marcel est parti sur ses traces : Et j’allais à Rouen comme obéissant à une pensée testamentaire. Il s’agissait d’abord pour lui de chercher quel minuscule personnage de ce portail évoque longuement Ruskin dans ses écrits. Il y parvint avec l’aide d’une jeune sculpteuse anglaise.

                Je ne peux faire de même aujourd’hui car le portail des Libraires est inaccessible pour cause de travaux de restauration ce qui aurait bien énervé Ruskin, farouche opposant de Viollet-le-Duc. Dans Sept Lampes de l'Architecture, il rapproche les bâtiments des êtres humains qu'il faut soutenir mais aussi laisser mourir. La cathédrale de Rouen dans un aussi bel état de ruine que l’abbaye de Jumièges, j’aimerais bien voir ça mais ce n’est pas dans l’humeur du temps, pas un mois sans nouvel échafaudage, le dernier grimpe autour d’un des trois clochetons (le quatrième, balayé par la tempête de mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, ne semble pas prêt d’être réinstallé).

                Pas de difficulté en revanche pour atteindre et observer le porche de l’église Saint-Maclou à la suite de Marcel suivant John qui écrivait : Les bas-reliefs du tympan du portail de Saint-Maclou, représentent le Jugement dernier, et la partie de l’Enfer est traitée avec une puissance à la fois terrible et grotesque, que je ne pourrais mieux définir que comme un mélange des esprits d’Orcagna et de Hogarth. Les démons sont peut-être même plus effrayants que ceux d’Orcagna ; et dans certaines expressions de l’humanité dégradée, dans son suprême désespoir, le peintre anglais est au moins égalé. Tout cela est désormais bien noirci. Dégradée elle aussi, l’église Saint-Maclou vient de rouvrir ses portes après restauration intérieure, j’y entre et vais saluer Mac Low, le moine gallois en son bateau.

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  •             C’est la dernière des Terrasses du Jeudi et l’endroit où je dois être c’est la place de la Pucelle où se tient la soirée « Too much class » à la mémoire (j’ai horreur de cette expression) de Dominique Laboubée, chanteur des Dogs, mort en deux mille deux, que la municipalité droitière de Rouen est décidément bien occupée à honorer ces temps-ci.

                Je dois y voir Catherine Laboubée, la sœur de Dominique avec laquelle j’ai échangé plusieurs mails chaleureux après le cafouillage municipal qui m’a empêché d’être présent lors de l’inauguration par Albert (Tiny), maire, de la place Dominique Laboubée, chanteur des Dogs, le douze juillet dernier.

                Je mets un certain temps avant de la repérer. Elle est très entourée. J’attends que celles et ceux qui lui parlent s’éloignent mais d’autres arrivent et prennent la place. Pas question pour moi de forcer le passage et d’aller me présenter, je n’aime pas jouer les intrus. Je reste donc coi alors qu’arrive le Barbier de sa ville, le didjai chargé d’animer la première session de la « rock party ».

                Ledit barbier pose, les uns après les autres, des disques en plastique noir sur des platines en regardant le bout de ses chaussures, il ne faut pas longtemps avant que ça m’ennuie. Catherine Laboubée est toujours en conversation.  Je propose à celle qui se serre contre moi d’aller dîner.

                Nous sommes de retour pour la deuxième session, celle que je ne veux pas manquer, Elliott Murphy est sur scène et prépare sa guitare. Catherine Laboubée est toujours occupée, je décide de laisser tomber et de me consacrer au rock and folk.

                Quel artiste, cet Elliott Murphy et injustement méconnu, quel talent aussi chez ses musiciens, notamment chez le guitariste Olivier Durand, c’est un grand moment et je me réjouis d’être là parmi ces vieux rockeurs plus ou moins décatis des années Dogs, et d’autres bien plus jeunes. Il y même Catherine Morin-Desailly, maire adjointe et sénatrice de Seine-Maritime, venue avec son appareil photo. Une équipe de télévision interroge des spectatrices. Un clochard, veste sur les fesses, erre dans la foule cherchant en vain la sortie. Un groupe de cinq filles trentenaires s’alcoolise consciencieusement, c’est dur parfois pour les femmes cet âge-là, parait-il. Deux étudiantes parlent de la prochaine rentrée prochaine, comme s’il n’y avait pas mieux à faire, écouter la musique par exemple, une musique un peu perturbée par des problèmes techniques récurrents. Elliott finit par en avoir marre, il balance les deux enceintes de retour sur les pieds des spectateurs du premier rang. On n’applaudit pas le responsable du son, il sera peut-être viré à la fin du concert.

                Ça va mieux sans retour, Elliott Murphy et son Normandy All Stars mettent la gomme, quelques mots pour finir sur ses rencontres avec Dominique Laboubée dont il interprète une chanson et Gloria de Ray Charles en rappel sous la pluie juste revenue, ce n’est pas la moitié d’un concert, il est plus de vingt-deux heures trente, la salsa place Saint-Marc doit avoir commencé, allons voir.

                C’est Raùl Paz sur la scène, un sosie de Robert Charlebois, sa salsa manque de piment, une petite sauce fade sans cuivres, et ce que j’aime dans les orchestres de salsa ce sont les instruments de cuivre.

                -C’est mou, me dit elle.

                Nous laissons Raùl à sa musique sans saveur et rentrons sous le parapluie, s’il n’en avait tenu qu’à nous pour cette dernière des Terrasses du Jeudi, cette salsette aurait été reléguée sur une place secondaire et sur la grande scène de la place Saint-Marc se serait hissé Elliott «  too much class » Murphy.

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  •             De passage rive gauche, je vais jusqu’au Cours des Halles afin d’y quérir quelques fruits et légumes. Le rideau métallique est tiré, la boutique fermée, le commerçant absent souhaite de bonnes vacances à tous ses clients

                Il est loin d’être le seul à partir en vacances au soleil, à la mer, en montagne ou ailleurs, et à en souhaiter de bonnes à ceux qui restent et dont il complique la vie par son absence.

                « Bonnes vacances à tous, réouverture le… », c’est ce que je peux lire un peu partout, pas de doute la plupart des commerçants sont des pervers.

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  •             Journée balade pour elle et moi, avec pour objectif l’abbaye du Bec-Hellouin où je compte un ami moine que j’essaie de voir au moins une fois par an. Voici la voiture garée près de l’ancienne gare, la voie ferrée transformée en piste cyclable fait un bon chemin à promenade, arrivés à Saint-Martin du Bec, nous contournons le monastère Sainte-Françoise-Romaine et entrons dans la forêt pour retourner vers le village du Bec-Hellouin (« un des plus beaux villages de France », la pancarte qui le vante est récente), un endroit que je connais très bien pour y avoir vécu sept ans.

                Avec celle qui me tient la main, je cherche dans la forêt une tombe que nous avons découverte l’an dernier, impossible de la retrouver, je crois qu’un nom anglais figurait sur la croix, un mystère que j’aimerais éclaircir.

                Pique-nique dans le village en bordure de forêt, un café pris au Restaurant de la Tour, il est l’heure de rejoindre l’abbaye et de chercher l’ami moine du côté du jardin, mais pas moyen de le trouver. La jeune fille en charge du magasin fait tout ce qu’elle peut pour le joindre, téléphonant tout azimut. Rien n’y fait. Il me faudra revenir, et cette fois, je prendrai la précaution de le prévenir par courrier.

                Pourquoi ne pas poursuivre le chemin jusqu’au château et l’arboretum d’Harcourt, un lieu que j’aimais fréquenter et qu’elle ne connaît pas. Je sais que l’endroit a été abandonné par le ministère de l’agriculture au profit du conseil général de l’Eure et hélas cela se voit quand on y arrive, détour obligatoire par un bâtiment neuf où est désormais installé un péage, quatre euros par personne, même pour simplement se promener dans le parc. Nous renonçons.

                C’est ainsi, le changement ne profite jamais au public, la gratuité d’antan a fait place au péage du conseil général (de majorité socialiste) et à quoi peut bien servir la recette ? Sans doute à payer le remboursement de la construction du bâtiment de péage ainsi que le salaire de l’employée de péage, des dépenses qui n’existeraient pas si l’entrée de l’arboretum était restée libre.

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  •             Un car de pèlerins polonais tombe dans le ravin juste après la prière à Notre-Dame-de-la-Sallette, il prend feu, vingt-six morts, quatorze blessés graves, croire en Dieu est la cause de bien des déboires.

                Si j’y croyais, j’arrêterais tout de suite.

                Je n’y crois pas, mais cela ne fait pas de moi un incroyant

                C’est ce que je tentais d’expliquer un jour à ces deux jeunes Américains à chemise blanche, membres de l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, mormons donc, que l’on aurait dit clonés tant ils se ressemblaient, et nourris au maïs transgénique c’est sûr, ils voulaient m’entretenir de religion.

                -Le monde ne se partage pas entre croyants et non croyants, leur ai-je dit, mais entre crédules et non crédules.

                Ils ont eu du mal à comprendre.

                Je les connais bien, ce sont mes voisins, ils attirent le passant dans leur église avec des cours d’anglais gratuits.

                Je leur donne, quand je les croise, des cours de français tout aussi gratuits.

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  •             C’est les vacances c’est vrai, mais septembre et le soleil vont bien finir par revenir et avec eux quelques manifestations de rue, conséquences de l’action du Tout Puissant de la République.

                Las, je les vois déjà ces manifestations, aussi tristes et raisonnables que celles des années précédentes, et j’entends déjà la sono de la Cégété débiter en boucle la crétine chanson de Zebda : « Motivés, motivés, il faut se motiver », aïe aïe aïe…

                Alors, à quand la première manif de droite à Rouen ? Qui reprendra ici le concept élaboré par les intermittents du spectacle en deux mille trois et illustré à nouveau par la Brigade activiste des clowns (la Bac) et le Ministère de la crise du logement, à Paris, en juin deux mille sept ?

                Ça me plairait d’en être et d’entendre à Rouen d’aussi bons slogans que ceux-ci : « Neuilly aussi, a ses soucis », « Travail, famille, télévision », « Les jeunes au boulot, les femmes au ménage » « Pas de cheveux longs, pour les garçons » « La pauvreté, c’est génétique », « Retourne dans ton pays, François Hollande », « Un fœtus, dans chaque utérus », « Nous sommes fiers, des violences policières », « Réprimez, les manifestations », « La culture, ça fait mal à la tête », « Plus de police, et moins d’artistes », « Respectons, la signalisation », « La richesse, c’est pas fait pour les pauvres », « Téheffun sur toutes les chaînes, Arte c’est trop dur », « Saint-Nicolas, on croit en toi » et le définitif « A bas, à bas, le second degré ».

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  •             Plusieurs mois que je suis dans la lecture d’Extinction de Thomas Bernhard, j’en lis un bon morceau, je pause, parfois longtemps, je reprends, au milieu de la page où j’en suis resté, pas de paragraphes, le texte est brut, dense, intense, ressassé, typiquement bernhardien, je trouve mieux de le lire en plusieurs fois, d’abord pour éviter l’indigestion.

                Le narrateur d’Extinction a fui son pays, l’Autriche, qu’il exècre pour s’être donné au national-socialisme et ne pas l’avoir le moins du monde regretté. Exilé en Italie, il doit rentrer brusquement pour enterrer ses parents et son frère morts dans un accident, une semaine à peine après s’être déjà rendu dans la propriété familiale pour le mariage de l’une de ses sœurs avec le « fabricant-de-bouchons-de-bouteille-de-vin » : Quand la mariée dit Oui, c’est toujours ridicule, plus ridicule encore lorsque le marié dit Oui. Cela, je l’ai à nouveau constaté en cette circonstance. Comment pouvons-nous prendre au sérieux ce Oui de la mariée, alors que nous savons tout de même qu’il est hypocrite, tout aussi hypocrite que le Oui du marié, ce Oui embarrassé prononcé par deux fois, où tout de même ne se décide qu’un martyre qui va durer des décennies, ai-je pensé. Le Oui du mariage décide du joug du mariage. Rien d’autre. Et les gens n’aspirent à rien de plus qu’à se dire Oui et à renoncer à eux-mêmes et à se détruire, ai-je pensé.

                Thomas Bernhard, maître du monologue intérieur et de la haine recuite, j’y reviens toujours. Le lire à petites doses me permet aussi de faire durer le plaisir, de jouir plus longtemps de ses propos iconoclastes, provocateurs et désespérés.

                C’est une lecture qui demande pas mal de concentration et là, voici que je suis gêné par deux filles et un garçon installés près de moi au Son du Cor qui s’entretiennent du programme de leur soirée, l’une vient de Pont-Audemer et a fait récemment un procès à son daron, l’autre est étudiante en sciences humaines à Mont-Saint-Aignan, le garçon est de Val-de-Reuil et ne connaît pas ces filles, il vient de rencontrer la première suite à une causette sur Internet, tous trois en attendent cinq autres et il s’agit de savoir qui achètera quoi, le quoi se résumant en bouteilles de bière, de vodka et de tequila, bref il faudra se saouler le plus vite possible, et ce n’est peut-être pas nécessaire de casser les oreilles du voisinage pour un tel programme.

                Je cesse de lire Extinction et prends en note ce passage qui j’aime particulièrement : Nous nous réjouissons de voir quelqu’un que nous connaissons plus ou moins depuis le début de notre propre vie, nous lui serrons la main, mais nous voyons tout de suite qu’il n’est devenu qu’un imbécile, ai-je pensé. Et les jeunes sont encore plus bêtes que les vieux, qui, la plupart du temps, sont tout au moins grotesques. Nous vivons toujours dans l’erreur que, de même que nous avons évolué, peu importe dans quel sens, les autres évoluent aussi, mais c’est là une erreur, la plupart se sont arrêtés et n’ont absolument pas évolué, ni dans un sens ni dans l’autre, ils ne sont devenus ni meilleurs ni pires, ils sont seulement devenus vieux et, par là, inintéressants au plus haut point. Nous croyons que nous allons être surpris de l’évolution de quelqu’un que nous n’avons pas vu depuis longtemps, mais lorsque nous le revoyons, nous ne sommes tout de même surpris que de ce qu’il n’a absolument pas évolué, qu’il a seulement vingt ans de plus et qu’au lieu d’être bien bâti, il a à présent une grosse bedaine et de grosses bagues de mauvais goût à ses doigts boudinés qui jadis nous semblaient très beaux. Nous croyons que nous pourrons parler d’un tas de choses avec l’un ou l’autre et nous constatons qu’avec eux tous nous ne pouvons parler de rien du tout. Nous sommes là et nous nous demandons pourquoi, et nous ne trouvons rien à dire sinon qu’il fait un temps comme ci ou comme ça, que la crise politique est comme ci ou comme ça, que le socialisme montre à présent son vrai visage et ainsi de suite. Nous croyons que l’ami d’autrefois est aussi l’ami d’aujourd’hui, mais nous voyons aussitôt notre terrible erreur, très souvent carrément funeste. Avec cette femme-ci tu peux parler de peinture, avec celle-là de poésie, penses-tu, mais ensuite tu es obligé de reconnaître que tu t’es trompé, l’une n’en sait pas plus sur la peinture que l’autre sur la poésie, toutes deux n’ont en réserve que leur bavardage sur la cuisine, comment on fait la soupe de pommes de terre à Vienne et comment on la fait à Innsbruck et combien coûte une paire de chaussures à Merano et la même à Padoue. Tu pouvais si bien parler de mathématiques avec l’un, penses-tu, si bien d’architecture avec l’autre, mais tu constates que la mathématique de l’un, l’architectonique de l’autre se sont embourbées il y a vingt ans dans le marécage de l’adolescence. Tu ne trouves plus de repères, plus de point d’appui, et dès lors tu les choques sans qu’ils sachent pourquoi. Tout d’un coup tu n’es plus rien que celui qui choque, qui les choque continuellement.

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