•             Je la photographie sur les marches de cet étonnant bâtiment baroque fécampois où l’on distille l’alcool aux vingt-sept épices et aromates, il est dix heures moins cinq, un jovial Normand à casquette de pêcheur nous hèle, m’invite à lui confier mon appareil, nous voici tous les deux numérisés dans la carte mémoire et les portes s’ouvrent, chacun son chemin, le groupe de retraités vers la visite guidée, le joyeux Normand vers le magasin et nous deux vers l’exposition Joan Miró qu’offre gratuitement au public cet été la maison Bénédictine.

                Miró, une belle victime de l’école qui en a fait un peintre pour enfant, est là présent avec une sélection de travaux de l’année soixante-neuf et des suivantes. Lignes et couleurs, femmes et oiseaux, dessins et sculptures, encre et peinture, bronze et époxy, conduisent vers une huile sur peau de vache intitulée Les oiseaux de proie foncent sur nos ombres. J’aime bien les titres de certaines œuvres : La folle au piment rouge, Une telle et son petit mari. Dans une vitrine, des poèmes de Jacques Prévert (une autre victime de l’école qui en a fait un poète pour enfant) illustrés par Miró (à moins que ce ne soit le contraire) et puis aussi là-bas des lithographies sur toiles Vichy.

                -J’aime bien Miró, me dit-elle, j’avais une mauvaise opinion de lui, mais ça me plaît.

                Nous sommes seuls jusqu’à ce qu’arrivent deux vacanciers, l’un en short et sandales, l’autre en pantalon à énormes poches latérales (on dirait ses testicules), ils passent par là avant d’aller acheter à boire. Devant chaque œuvre, ils ne parlent que de la technique utilisée par l’artiste, des hommes dans toute leur splendeur. On les laisse là et en route pour la chapelle Notre Dame du Salut et sa série d’ex-voto de marins, près de laquelle tournent cinq éoliennes, là-haut sur la falaise.

                En contrebas, la vie palpite sur le port et les vagues excitées par le vent tempétueux blanchissent les galets de la plage déserte, un temps vraiment pas de saison, quelque chose comme la Toussaint au mois d’août, nous nous sentons de plus en plus mirobolants.

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  •             Ce Tout Puissant de la République, est-ce qu’il s’occupe des vrais problèmes, chômage, pauvreté, mal logement, crise économique, pollution généralisée et tutti ? Que non, il saute de fait divers en fait divers et va se faire voir là où il se passe quelque chose, hier auprès d’un père dont le fils est victime d’un pédophile, aujourd’hui aux obsèques d’un marin pécheur victime d’un accident. Et demain ?

                Qu’on me comprenne bien, s’il m’arrive avant peu de mourir, troué par une balle perdue lors d’une fusillade entre la police et des malfrats, écrasé par la flèche de la cathédrale de Rouen lors d’une tempête ou dans n’importe quelle circonstance me valant la première page des journaux, j’interdis au dénommé Nicolas Sarkozy d’assister à mes funérailles.

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  •             Onze heures trente, une belle envolée de cloches au moment où je m’apprête à traverser en diagonale le parvis de la cathédrale, devant la porte principale un corbillard explique cela. Une dame touriste résume le sentiment général :

                -Dommage que ce soit pour un enterrement mais c’est joli.

                Je vais acheter des fruits et des légumes au marché de l’autre côté de la Seine et, quand je reviens, je m’attarde devant l’Hôtel du Département pour y revoir avant le décrochage La Normandie des photographes, cette sélection de photos prises naguère en Seine-Maritime, comme on dit maintenant, et jadis en Seine-Inférieure, comme on disait avant (nous des inférieurs ? allons allons, ce n’est pas possible, il faut changer de nom).

                Accrochées aux grilles par la bonne grâce du Conseil Général, ces photos font un peu de publicité au livre portant le même titre publié aux Editions des Falaises sous la double responsabilité de Farid Abdelouahab, historien d’art, et de Pascal Servain, spécialiste de la photographie normande.

                De la plus ancienne image (mil huit cent cinquante et un) à la plus récente (deux mille six), l’échantillon confronte images purement documentaires et images à intention artistique réalisées par des anonymes, des régionaux et des bien connus (Willy Ronis, Jacques Henri Lartigue, Jeanloup Sieff, Anita Conti, Robert Doisneau).

                J’ai un faible pour celle signée Doisneau représentant Georges Braque à Varengeville, appuyé sur une borne Michelin, habillé en ouvrier à casquette, un sobre portrait, bien loin des célèbres doisniaiseries scolaires, je me demande comment j’ai pu faire l’enseignant si longtemps sans jamais recevoir Les doigts plein d’encre en cadeau de fin d’année, il est vrai que j’ai eu pire.

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  •             Un nouvel arrêt devant la fresque légendée du tunnel qui se glisse sous la voie ferrée entre Rouen et Darnétal où j’avais cru voir, le trente juillet dernier, deux chiens hideux accompagnés du texte : « Les chiens sont les putes de l’humanité, signé : Les chats ». Celle qui m’accompagne m’aide à y voir plus clair. Ce ne sont pas deux chiens mais un chat et un chien et la citation exacte est « Les chiens sont des putes au service de l’humanité, signé : Les chats », phrase à laquelle répond une deuxième : «  Les chats sont des sales assistés syndiqués, signé : Les chiens ».

                Voilà. Pour me permettre de rectifier sans commettre de nouvelles erreurs, elle s‘assoit par terre dans le tunnel et reproduit sur son carnet les textes et les dessins de cette guerre animale.

                Pendant qu’elle s’affaire, je découvre, à demi cachée par des graffitis plus récents, la troisième partie de la fresque : deux oiseaux narquois volant au-dessus des deux ennemis intimes et commentant l’altercation d’un méprisant : « Cui cui ».

                Vivent les oiseaux !

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  •             Comme c’est dimanche matin et qu’il ne pleut quasiment pas, je prends la route de Saint-Jean-du-Cardonnay où se tient un vide-greniers sur le terrain de foute. Je connais l’endroit, pas facile de se garer à proximité. Une bande de moutards vêtus de chasubles jaunes espère me faire entrer dans un champ reconverti en lieu de parcage. Je refuse d’y risquer mes amortisseurs et je plante là la marmaille. Je me glisse par un sens interdit dans un quartier pavillonnaire où il y a une place pour ma petite voiture.

                Peu de vendeurs installés cette année sur la pelouse, le temps instable peut-être décourage, mais qu’importe, au troisième étalage, je trouve, mis en vente par une mère et sa fille, toutes deux obèses, parmi un amoncellement de babioles issues de l’univers Barbie/Téhèfun/La Redoute, tout neuf et même encore sous cellophane, André Raffray ou la peinture recommencée, le catalogue des expositions consacrées à ce peintre en deux mille cinq (dont l’une où je fus au Musée des Beaux-Arts de Rouen) publié aux éditions de La Différence. Que fait ce livre chez de telles vendeuses ? Il est là pour moi et je l’emporte après une courte discussion pour dix fois moins que son prix de vente en magasin.

                Je ne m’attarde pas à Saint-Jean-du-Cardonnay. Je reprends la route, traverse Rouen par ses quais déserts et me dirige vers le département de l’Eure où a lieu un autre vide-greniers dans le village de Muids. Quelques gouttes de pluie sur la route mais à l’arrivée le temps se tient à peu près.

                Davantage d’exposants ici mais pas mal de professionnels de la brocante et de la vente en tout genre. Une sonorisation tenue par un animateur à la voix d’évangéliste a vite fait de me saouler « Mes amis, comme je suis heureux de vous accueillir à Muids aujourd’hui », elle diffuse une musique à se tuer : Los Incas et Chopin joué à l’orgue électronique, agrémentée de quelques bonnes blagues locales : « Hier, je rencontre Gérard Butane et je lui dis : Alors, ça gaze ? », c’est le Comité des Fêtes qui met un peu de vie dans un village comme il en est tant en Normandie et je suis bien content de ne pas habiter là.

                J’aperçois tout à coup, posé debout contre un pied de table, derrière laquelle se tiennent un père et ses deux fils, le crâne tondu tous les trois, à l’état neuf mais non sous cellophane, La Métamorphose de Lucius, extrait de L’Ane d’or d’Apulée mis en images par Milo Manara, qui sait si bien dessiner les filles nues (et les ânes aussi cette fois), publié aux Humanoïdes Associés. Je le négocie et l’obtiens pour sept fois moins cher que son prix de vente en magasin.

                -Je l’ai eu chez un client il y deux jours, me dit le vendeur, sibyllin.

                -C’est plutôt intéressant comme histoire, ajoute-t-il, et ses deux fils acquiescent avec des sourires graveleux.

                C’est une matinée avantageuse et je la conclus en achetant à un habitant du lieu un mélange de poires de son jardin, dans lesquelles je reconnais des Beurré Hardy et des Louise Bonne, c’est-à-dire les deux seules variétés de poires que j’aime encore. De toutes les autres, j’ai été gavé pour la vie à l’époque maudite de l’enfance ; c’est ainsi quand on a un grand-père et un père arboriculteurs, ce que je ne souhaite à personne.

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  •             Tiens, il revient en France le Tout Puissant de la République, après une dernière course à pied, un casque à musique sur la tête, la ministre de la Justice sur un petit vélo pédalant derrière lui. C’est beau les vacances. Qui plus est offertes par deux amis milliardaires américains. Un cadeau qui fait suite à celui du séjour en palace flottant du côté de Malte et à la réception au Fouquet’s le soir de son élection. On a les amis qu’on peut. Les siens sont tous milliardaires.

                Evidemment, cela fait un peu nouveau riche, des loisirs de gagnant du Loto, comme le dit Edwy Plenel (journaliste belge), pour tout dire je trouve ça affreusement vulgaire mais chacun sa vie.

                Bon, il n’est plus aux Etats-Unis et il va pouvoir suivre d’un peu plus près la traque des étrangers en situation irrégulière, en vacances chez les riches eux aussi, mais pas du tout invités.

                Ou plutôt… invités à quitter le territoire, ça oui, ici c’est chez nous. Je ne crois pas qu’il ira au chevet d’Ivan, l’enfant russe d’Amiens tombé du quatrième étage et toujours dans le coma. Il aime bien les descentes dans les hôpitaux avec service de sécurité et caméras de télévision, le Tout Puissant de la République, mais il aime bien aussi se faire discret quand sa police fait une bourde.

                Quinze policiers pour arrêter un jeune couple et son enfant, et même pas capables de défoncer la porte, obligés d’aller chercher un serrurier venu là avec sa perceuse, est-ce qu’il était obligé d’obéir ce serrurier, je me le demande, et pourquoi n’était-il pas au mois d’août, comme tous les serruriers, en vacances ?

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  •             Depuis plus d’une semaine, je me plonge avec ravissement dans la correspondance entre Gustave Flaubert et les frères Goncourt (appelé par lui « les Bichons »), une recension établie et commentée par Pierre-Jean Dufief, publiée chez Flammarion.

                C’est ainsi que j’apprends comme on s’amuse bien dans les hôpitaux de Rouen (au dix neuvième siècle du moins) grâce à une lettre de Flaubert aux Goncourt datée du huit juillet mil huit cent soixante et un : Il y avait à l’hospice général de Rouen un idiot que l’on appelait Mirabeau, et qui, pour un café, enfilait les femmes mortes sur la table d’amphithéâtre.

                Néanmoins, ce Mirabeau n’est pas sans faiblesse, explique Gustave aux Bichons : …un jour il a calé devant une femme guillotinée.

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  •             Le soleil assuré pour la matinée, c’est avec l’espoir de dénicher de quoi dessiner qu’elle m’accompagne ce quinze août au vide-greniers du Vaudreuil, dans la vallée d’Eure, et tout va bien car elle y trouve à prix dérisoire, une boîte de stylos Rotring, des carnets de bon papier et un lot de stylos en tout genre.

                Sur le chemin du retour, je fais un détour par chez ma sœur où j’échange une quantité de pots à confiture lavés et gardés par mes soins contre une quantité de pots de confiture emplis par ses soins, un petit miracle qui se renouvelle chaque année.

                Autour d’un thé et d’un café, nous discutons, démonstration à l’appui par mon beau-frère, de cette invention nouvelle nommée Gépéhesse, un outil profitable aux égarés perpétuels, et nous le sommes dans la famille, dois-je comme eux m’en procurer un ou non?

                Bien pratique en effet d’avoir en main un appareil à qui l’on puisse demander : Où suis-je ? D’un autre côté, pourquoi se priver de la possibilité de se perdre ? Elle est du côté de l’aventure, j’aime retrouver mon chemin. Je lui rappelle l’expérience récente d’une hardie sortie d’autoroute en banlieue parisienne afin de remplir le réservoir d’essence et comment nous nous sommes retrouvé totalement perdus dans la folie automobile de la capitale, une vraie déconfiture.

                Bon, je vais patienter encore, que les prix baissent un peu, et puis aussi que les nationales en voie d’être déclassées en départementales le soient effectivement, afin que ce Gépéhesse soit à jour.

                En attendant, je vais continuer à compter sur elle, copilote hasardeuse, pour nous mener droit au but ou pour nous perdre avec talent.

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  •             C’est un jeune homme plus ou moins barbu qui tient ses cheveux longs noués par un catogan. Il prend un café pas loin de moi et parle avec un ami à lui qui acquiesce vaguement à chacune de ses assertions :

                -L’idée, c’est de transformer cette maison prés de Veules-les-Roses pour y faire des chambres à louer.

                -L’idée, c’est de ne pas s’affilier au Gîtes de France parce que c’est chiant, ça t’oblige à faire des accès handicapés.

                -L’idée, c’est de s’entendre avec la voisine qui est dans le Guide du Routard pour qu’elle envoie des gens quand toutes ses chambres sont louées.

                -L’idée, c’est que nous on s’en garde un bout comme maison de campagne.

                -L’idée, c’est aussi de faire des travaux pour que ça ait de la gueule et que ça attire les Parisiens.

                -L’idée, c’est qu’y faut que les gens, ce soit pas comme chez eux.

                -Nous l’idée, c’est qu’on fait pas le ménage, il y aura une femme du village pour ça.

                -L’idée, c’est qu’il y aura un prix d’appel et puis des options.

                -L’idée, c’est de mettre des vélos à disposition mais de surtout pas les louer, si tu les loues et qu’ils ont un accident avec, c’est toi le responsable.

                -Il y aura une mezzanine mais l’idée, c’est que la mezzanine, c’est pas pour les enfants.

                Pas une de ses phrases sans que j’y entende « l’idée, c’est que », c’est qu’il en a des idées ce petit homme d’affaires, des idées pour gagner de l’argent bien sûr, pas des idées philosophiques, c’est un parfait petit sarkozien (de gauche peut-être), un adepte de Christine Lagarde, ministre de l’Economie et grande penseuse contemporaine, celle qui déclarait le dix juillet deux mille sept à l’Assemblée Nationale : « C’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant, retroussons nos manches. »

               Allez vas-y, mon petit gars, j’ai idée que tu vas réussir.

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  •             Près de dix mille livres ont été souillés un à un par un mélange d’huile de vidange et de fioul à l’abbaye de Lagrasse dans la nuit de mercredi à jeudi, la semaine dernière. Cela s’est passé dans la partie laïque des bâtiments de cette abbaye qui abritait la libraire temporaire du Banquet du Livre placé cette année sous l’auspice de La Nuit sexuelle de Pascal Quignard.

                Dans la partie religieuse des bâtiments de cette abbaye, sont installés des moines vivant selon la règle de Saint Augustin qui n’avaient pas apprécié la présence de livres comme Les cent vingt journées de Sodome, la projection de films comme L’Empire des sens ou Salo et la présence d’invité(e)s comme Catherine Millet mais le père abbé, qui déclarait : "Ce sont des habitants du village qui sont venus nous prévenir du thème de la manifestation. Pour eux, il s'agit d'une profanation de ce lieu à vocation spirituelle." déplore maintenant la destruction des livres (parmi lesquels des écrits de Saint Augustin). La police enquête du côté des chrétiens intégristes.

                Cinq jours pour que j’apprenne cela. C’est vrai je suis un peu distrait mais il me semble bien qu’aucune des « grandes » sources d’information n’a parlé de cet évènement. Pas assez fort en tout cas pour que je l’entende.

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