•             Prudence s’est cassé le bras, elle a glissé dans la salle de bains le dernier jour de sa croisière, c’est pourquoi elle n’est pas à l’Opéra, ce vendredi soir, pour la présentation aux abonné(e)s de la saison Zéro Huit Zéro Neuf, m’apprend l’une des dames de derrière, et ça m’amuse que Prudence ait fait une imprudence.

                Les placeuses s’agitent ; l’une que j’ai connue il y a quelque temps à L’Echiquier pantalon troué et cheveux orangés devenue blonde et robe longue, la révolte ne dure jamais longtemps quand papa et maman ont de l’argent ; l’autre, privée ce soir de son téléphone de superviseuse, un peu trop aimable avec la bourgeoisie bourgeoisante, elle fait une pause, appelle un placeur, se renseigne sur le score du match de foute, Un Zéro pour l’Italie, l’apprend à la première qui semble autant intéressée qu’elle par ce non évènement. Ces deux filles sont consternantes, me dis-je.

                L’Orchestre dirigé par Oswald Sallaberger donne l’ouverture de Don Giovanni puis Daniel Bizeray, directeur, entre en scène. Il appelle à son côté Laurence Tison, en charge de la Culture au Conseil Régional et à la ville de Rouen, lourde tâche pour une si jeune femme, disent en d’autres termes mes voisines qui, après le discours improvisé de ladite, trouvent qu’elle a de l’avenir, cette petite.

                Le programme de la saison Zéro Huit Zéro Neuf est ensuite commenté par Daniel Bizeray qui, dit-il, vise à l’excellence et se félicite des plus de huit mille abonné(e)s de la saison présente. Je note avec satisfaction que les Ballets de Monaco ne repassent pas par Rouen l’an prochain et que la danse urbaine fait son entrée avec Pokemon Crew et la Compagnie Rêvolution.

                Deux intermèdes savoureux, l’un chanté par Shigeko Hata (qui sera là pour un récital et pour le Requiem de Mozart), l’autre dansé par Sylvain Groud en duo avec le violon de Jane Peters et Oswald Sallaberger sort de sa poche un petit papier soigneusement plié où il a inscrit ses deux citations à ne pas oublier, la bien connue « Sans la musique, la vie serait une erreur. » de Friedrich Nietzsche et, pour parler du concert gratuit donné lors de l’Armada, « La musique est la mémoire de la mer » due à Miguel Angel Asturias, un concert en extérieur dédié à l’amour et à la paix et qui sera « plutôt côté swing que cérémonie »

                Après, c’est cidre et petits fours rustiques. Une dame demande à une autre si elle se réabonne et celle-ci répond :

                -Oui, jusqu’à ma mort.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Au Son du Cor en terrasse malgré le temps mauvais, coincé entre deux tables où l’on discute entre artistes et administratifs, je tente de lire La Tombe des lucioles de Nosaka Akiyuki, publié en poche chez Picquier, le récit bien noir des bombardements du Japon par les Américains lors de la deuxième guerre mondiale. Submergé par les propos de mes voisin(e)s, aide à la création, pré-achat, travail en amont, sortie d’atelier, création d’évènement, coproduction, et considérant l’arrivée d’un nuage plus noir que les autres, je lève le camp et avant qu’il ne soit trop tard passe par la mairie où l’on demande avis à l’habitant : Quoi faire à la place du Palais des Congrès aujourd’hui en ruine ?

                Ce n’est pas que j’aie envie de mettre ma petite croix là où il convient de la mettre en réponse à la question : « Etes-vous d’accord avec le projet de reconstruction Espace Monet-Cathédrale ? » ni de noter mon point de vue sur le petit carton avant de le glisser dans l’urne. Je suis juste curieux de lire ce qu’ont écrit mes concitoyen(ne)s sur le cahier de doléances.

                Les Rouennais et les Rouennaises ne sont pas d’accord avec le projet. Ils veulent de l’herbe à la place, qu’ils n’auront pas, le terrain est privé. Quelques perturbateurs suggèrent de réhabiliter le bâtiment actuel. Certains doutent de l’impartialité de la consultation. Que de l’attendu.

                Un habitant écrit que c’est aux élu(e)s de s’occuper de ça, lesquel(le)s sont là pour avoir des idées et prendre des décisions. C’est exactement ce que je pense. Je refuse de soutenir cet exercice de démocratie participative à la Marie-Ségolène.

                Cela dit, si vraiment je peux avoir ce que je veux à la place du Palais des Congrès, je demande une grande médiathèque et comme architecte Frank Gehry.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Hier je rentre du marché des Emmurées complètement draché, mon parapluie dézingué ne suffisant pas à me protéger de l’averse mais peu m’importe je viens d’y trouver Suicide mode d’emploi, le livre interdit de Claude Guillon et Yves Le Bonniec (auteurs également de Ni vieux ni maîtres), publié en mil neuf cent quatre-vingt-deux aux Editions Alain Moreau.

                Un livre posé avec une quinzaine d’autres sur un meuble, vendu par une brocanteuse à qui j’en demande le prix.

                -Ah, vous n’allez pas faire ça, me dit-elle.

                Je la rassure, elle me verra la semaine prochaine.

                -Il a été interdit ce livre, ajoute-t-elle.

                Je le sais bien, j’en ai déjà un exemplaire chez moi. Je m’inquiète du prix qu’elle va me proposer. À tort, puisque je l’emporte pour deux euros. C’est presque du vol mais c’est elle qui le veut ainsi, dis-je à ma conscience.

                C’est la troisième édition de mil neuf cent quatre-vingt-deux, revue et augmentée, qui est devenue mienne. Au dos, des extraits de presse significatifs tirés du Monde « Un plaidoyer richement informé », du Meilleur (l’un des pires journaux de l’époque) « Un livre abominable », du Quotidien du Médecin « Un ouvrage sérieux sur un sujet tabou » et ce texte signé des deux auteurs : « Qu’on se rassure, nous n’aimons pas la mort. Nous préférons savoir que des enfants s’aiment, qu’un prisonnier s’évade, que des banques brûlent, que la vie en un mot manifeste. »

                Un peu séché, je regarde sur Internet ce que l’on dit de cet ouvrage maudit.

                Je lis sur Ouiquipédia l’histoire de son interdiction, neuf ans après la parution, et apprends qu’« aujourd’hui presque introuvable, il se négocie à partir de deux cent cinquante euros ».

                Pas de trace de lui chez Price Minister. En revanche, j’y trouve un Anti suicide mode d'emploi de Nadia Nadège (un pseudo évidemment) publié aux Editions Vecteurs, dont la couverture démarque celle de Suicide mode d’emploi.

                L’auteure, m’apprend la quatrième de couverture, « est animatrice formatrice dans de grandes entreprises françaises et étrangères. Elle y enseigne des méthodes de développement personnel basées sur la réussite et sur l’optimisme en toutes circonstances ». Tout à fait le genre de personnes qui, quand je les côtoie, me donnent envie de me suicider.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Le neuf juin dernier, j’écrivais ceci : « Vendredi soir c’est au Conservatoire que je me pose pour la soirée Percudanse qui associe les classes de danse et de percussions dirigées, me dit le programme, par des « professeurs émérites ». Que ces professeur(e)s soient à la retraite et continuent à enseigner partiellement, ce qui est la définition du mot émérite, j’en doute ou alors ils ne font vraiment pas leur âge ; qu’ils aient du mérite, ça je n’en doute pas, les apprenti(e)s percussionnistes, danseuses et danseurs s’en sortent plutôt bien. »

                Ce matin dans ma boîte à mails, un message de la professeure ayant rédigé le programme me met gentiment sous les yeux la définition d’émérite, tirée de l’édition deux mille sept du Petit Robert :

                « Un : (vieux) Retraité, honoraire.

                Deux : Figuré (vieux). Qui a une longue pratique de la chose, a vieilli dans son emploi (chevronné, invétéré)

                            Moderne. Qui, par une longue pratique, a acquis une compétence, une habileté remarquable (distingué, éminent, expérimenté). »

                Ça m’apprendra à faire confiance à ma mémoire alors que j’ai, à portée de clavier, tous les dictionnaires souhaités et, à mes pieds, le Petit Robert offert par ma grand-mère pour mon mariage, édition de mil neuf cent soixante-treize. La définition d’émérite dans ce vieux dictionnaire est exactement la même.

                Pour être complet, j’ajoute que, comme ne le dit pas le Petit Robert mais le dit Ouiquipédia, « Dans le domaine de l'enseignement supérieur, l'éméritat est un titre honorifique accordé à certains professeurs admis à faire valoir leur droit à la retraite. Décerné en considération des travaux et des services rendus, ce titre permet également à son bénéficiaire de continuer à exercer quelques activités universitaires ou scientifiques, en particulier en ce qui concerne l'encadrement de doctorants. »

                C’est dire si certain(e)s professeur(e)s sont émérites !

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Mercredi fin d’après-midi, je franchis la porte de la Maison de l’Avocat de Rouen, sise dans l’Espace du Palais, à deux pas du Palais de Justice, pour y entendre Emmanuel Pierrat, invité du festival Avoc’art. Il doit évoquer ses spécialités, les affaires de propriété intellectuelle et de censure et la collection d’ouvrages érotiques.

                Je suis en avance comme d’habitude et invité à visiter l’exposition. Il s’agit essentiellement de tableaux, réalisés par des membres du barreau et, hormis un ou deux, ce sont de très mauvais tableaux. Je me reporte vers les livres d‘Emmanuel Pierrat que propose à la vente une employée du Grand Magasin de la Vierge.

                Je parcours deux de ses romans parus en édition de poche chez Pocket Les Dix Gros Blancs et L’Industrie du sexe et du poisson pané, de mauvais livres érotiques, mal écrits, même pas dans le style passe-partout des livres de gens connus écrits par d’autres, ce qui laisse à penser qu’il les a écrits lui-même. Pas la moindre envie de les acheter. Je feuilletterais bien son Livre des livres érotiques, paru aux Editions du Chêne, trente-neuf euros quatre-vingt-dix, un ouvrage richement illustré, mais hélas il est sous plastique et pas question de l’ouvrir sans s’engager à l’acheter. Deux avocates arrivées en même temps que moi ont envie de se l’offrir. Le prix les fait hésiter.

                -On ne peut quand même pas mettre ça sur le compte du cabinet, s’interroge la plus jeune.

                -Pourquoi pas, lui dis-je, c’est un avocat qui l’a écrit.

                -Oui, c’est vrai.

                Elle demande à la vendeuse d’inscrire « documentation juridique » sur la facture mais celle-ci, je ne sais pourquoi, refuse.

                La conférence commence avec une bonne demi-heure de retard et devant une maigre assistance, une quinzaine de présent(e)s, avocat(e)s ou l’ayant été et conjoint(e)s. Je dois être le seul à ne pas faire partie de la famille. Le Bâtonnier fait une courte présentation et Emmanuel Pierrat s’embarque pour une longue série d’anecdotes croustillantes, comme on dit dans ces cas-là. Il n’est pas question de son travail d’avocat, juste de son goût pour les livres érotiques illustrés qu’il achète en tous pays : « L’illustration permet de passer les barrières de la langue ».

                Quand il s’arrête, le Bâtonnier l’interroge sur la censure. Emmanuel Pierrat, comme je l’ai déjà entendu faire sur France Culture, évoque son boulot de lecteur avant publication, rendue nécessaire par l’époque, paraît-il. Pas question pour un éditeur de faire paraître aujourd’hui un livre où l’auteur raconte ce que fait un(e) mineur(e) avec un(e) majeur(e). Je poserais bien une question à ce sujet, me demandant pourquoi les éditeurs se plient si facilement au nouvel ordre moral et pourquoi lui se plie si facilement à cette exigence éditoriale, mais il n’est pas prévu de donner la parole au public.

                Emmanuel Pierrat achève donc sa conférence par une petite histoire personnelle. Je ne la raconte pas ici. Jean-Claude ou Emilie pourraient s’en offusquer et je n’ai pas envie d’avoir moi-même à engager un avocat.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             A l’Education Nationale on adore les évaluations (combien de fois ai-je dû m’y plier malgré moi quand j’en faisais partie !).

                Les dernières, destinées aux élèves de Cours Moyen Deuxième Année, arrivent pour expérimentation dans quatre-vingts écoles, parmi lesquelles celle de Monein (dans les Pyrénées Atlantiques) qui les reçoit le jeudi vingt-deux mai deux mille huit.

                Première surprise au déballage : il est précisé que ces évaluations, une fois passées par les élèves, doivent être retournées directement au Ministère sans que les instituteurs ne les corrigent et sans que les parents n’en prennent connaissance.

                L’évaluation est en quatre parties. Les trois premières sont anodines. La quatrième s’intitule « Questionnaire ». Il est expliqué aux élèves que, contrairement aux trois parties précédentes, là « toutes les réponses sont bonnes, il n’y a pas de mauvaise réponses ».

                Les questions aussi sont bonnes : « Es-tu né en France ? », « Ta mère est née en France ? », « Ton père est né en France ? », « Quelle langue parles-tu à la maison ? », « D'habitude qui vit avec toi à la maison ? Ta mère ou une autre femme tenant le rôle de ta mère ? Ton père ou un autre homme tenant le rôle de ton père ? ».

                Accessoirement figurent un paragraphe « Ce que je pense des devoirs à la maison » avec parmi les réponses possibles « A la maison j’ai vraiment l’impression de perdre mon temps » et un paragraphe « Ce que je pense de ce que je fais à l'école » avec parmi les réponses possibles « En classe je travaille parce que je n'ai pas envie que mon enseignant(e) me crie dessus »

                A l’école de Monein on donne l’alarme et, suite à une avalanche de protestations, le Ministère demande maintenant aux enseignants de ne pas faire remplir aux élèves la partie Quatre de l'évaluation « expérimentale ».

                Dommage pour Brice Hortefeux, ministre de la Reconduite à la Frontière.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Je ne sais pas comment font les guides touristiques employé(e)s par l’Office de Tourisme pour répéter année après année le même laïus sur le Moyen Age quand ils passent avec leurs troupeaux dans ma rue du vingt et unième siècle.

                Chaque année j’ai l’espoir d’entendre un nouveau texte, un peu plus élaboré, un peu moins caricatural, mais à Rouen on ne change rien au baratin qui marche auprès des élèves de classe primaire comme des pensionnaires de maison de retraite (il n’y a que les lycéen(ne)s qui montrent qu’ils s’emmerdent et le montrent bien).

                Un troupeau arrive. Coupe-gorge, couvre-feux, cache ribaud, gare à l’eau, haut du pavé, encorbellement, ressasse le berger (ou la bergère). Les moutons et moutonnes bêlent en écho. Un autre groupe fait son apparition et encore bêlements et encore bêlements.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Encore une grève de la Fonction Publique contre la politique de Sarkozy et compagnie, je ne m’attends pas à trouver beaucoup de monde, plusieurs syndicats se sont fait porter pâle. Le rassemblement est fixé place Saint-Marc mais c’est sur la voie de Teor que se regroupent camionnettes et manifestant(e)s, étrange idée de gêner les usagers des transports en commun. Sous un chaud soleil, il y a là la Haie Fessue, la Cégété et Solidaires. La banderole est par terre.

                Sur celle-ci les noms des trois autres syndicats sont cachés à l’aide de plastique blanc. Quelques étudiants arrivent en complément. Ça ne fait pas grand monde. Je ne vois personne que je connais. Les policiers en civil font leur rapport. Une jolie jeune fille fait des photos.

                A la sono, un syndicaliste organise le défilé qu’il qualifie d’unitaire. Trois syndicats sur six, la belle unité en effet. C’est une manière de compter nouvelle : la moitié d’une unité, c’est encore une unité. Il annonce le parcours, tout droit sur les voies de Teor, puis le pont Jeanne-d’Arc pour ensuite se séparer cours Clemenceau sur le lieu de départ habituel des manifestations réussies. Un autre syndicaliste lance un message à l’un des policiers en civil :

                -Hey, Jean-Louis, on démarre.

                La police ouvre le chemin. Je laisse passer la Haie Fessue et ses slogans mollassons, me glisse dans un groupe mélangé (douaniers de Solidaires, étudiants et indéfinis) où l’on est plus tonique, décidé à quitter le cortège quand il tournera vers la rive gauche.

                Une étudiante brandit une pancarte qui appelle à « sauver la France » (elle doit se prendre pour Jeanne). Un lycéen au torse nu a le dos marqué d’une inscription : « On avait besoin d’un héros, pas de Sarko » (ce qu’il va avoir en plus, c’est un méchant coup de soleil).

                Rue du Général-Leclerc, trois boutiques de vêtements annoncent leur liquidation totale. Combien de fonctionnaires faut-il ne pas remplacer pour aboutir à la faillite d’un commerçant ?, c’est la question que je me pose au moment où je laisse le maigre cortège continuer sans moi.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Dernier concert de musique de chambre de la saison pour l’Opéra de Rouen, ce lundi soir, et comme souvent cela se passe à la Halle aux Toiles d’où une file d’attente impatiente devant les portes fermées de ce qu’il faut bien appeler une salle de spectacle. Autour de moi, on parle.

                On plaint Thérèse qui doit aller faire sa chimiothérapie à Becquerel. Accessoirement, on trouve que Thérèse est un prénom démodé. On se réjouit de revoir Oswald Sallaberger, même si c’est seulement comme violoniste. On fait un effort de mémoire pour se remémorer la dernière fois où on l’a vu comme chef d’orchestre de l’Opéra. On suppose que c’était au concert du Nouvel An au Zénith. Accessoirement, on dit du mal du Zénith. On trouve que les rues de Rouen étaient bien désertes ce soir. On se demande ce qui se passe. On annonce une très bonne pièce de Lorca à Paris. On se plaint de devoir attendre alors que tout est prêt dans la salle. On se réjouit a contrario de tenir encore debout. On déplore qu'Anna Gavalda change de style dans son nouveau roman, c'est difficile à lire. On vante une conférence sur la dorure organisée par les Amis de Saint-Wandrille. Accessoirement, on regrette que le repas qui suivra soit réservé aux membres de cette association et les portes s’ouvrent à mon grand soulagement.

                Jane Peters et Oswald Sallaberger jouent les Trente-quatre duetti pour deux violons composés par Luciano Berio entre mil neuf cent soixante-dix-neuf et quatre-vingt-trois à l’image des exercices de Léopold Mozart et en référence aux Quarante-quatre duos pour deux violons de Bélà Bartok, une musique assez virtuose et prenante bien qu’une ou deux fois je me demande où ils en sont dans les trente-quatre et combien il en reste.

                -Je préfère le jeu de Jane à celui d’Oswald, dit ma voisine (dont je tais le nom) à la fin de cette première partie de concert.

                -Tiens, Naoko porte des lunettes maintenant, s’étonne-t-elle lorsque arrivent les six musicien(ne)s nécessaires à la suite.

                Elle appelle les musicien(ne)s par leur prénom, comme de vieilles connaissances, un effet secondaire de l’abonnement à l’Opéra. Moi aussi, je vois bien que Naoko porte des lunettes pour la première fois. Elle a bien choisi le modèle. Cela n’enlève rien à son charme.

                La suite, c’est Im fremden Land (en terre étrangère) de Philippe Hersant, une œuvre écrite en hommage à Olivier Greif, compositeur mort prématurément en deux mille, et qui s’inspire d’une très ancienne chanson allemande éponyme. C'est en cinq mouvements, violents et douloureux, avec plainte finale de la clarinette, jouée talentueusement par Naoko Yoshimura, née à Hiroshima, bien après l’explosion.

                Philippe Hersant est dans la salle et vient saluer avec les musicien(ne)s. Une fois encore, cela valait la peine d’attendre puis d’être mal assis à la Halle aux Toiles.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Samedi, je reviens le temps d’une matinée à Val-de-Reuil où je vivais avant Rouen, étant passé brutalement, il y a une dizaine d’années, de la cité contemporaine (comme il est écrit sur le panneau indicateur à l’entrée) à la vieille ville à pans de bois.

                Aux abords rénovés du centre commercial se tient le vide-greniers local. J’y croise des habitant(e)s connu(e)s autrefois, resté(e)s là et aujourd’hui vieilli(e)s, qui, me dis-je, doivent penser la même chose en me considérant, si jamais ils et elles se souviennent de moi. J’achète des pâtisseries orientales, c’est une bonne action, pour le Mali, mais c’est surtout une gourmandise, et un cédé d’Alpha Blondy que je donne à celle qui me retrouve à Rouen à quinze heures. Elle proteste. Je lui dis que je ne pouvais faire autrement qu’acheter ce disque.

                -Tu as toujours une bonne raison pour m’offrir quelque chose, me dit-elle.

                -Oui mais là j’étais vraiment obligé, c’est le cédé le moins cher que j’aie jamais acheté, vingt centimes seulement.

                Le lendemain dimanche, aux aurores, c’est à elle de faire quelques bonnes affaires à Bapeaume-lès-Rouen, ce bourg coincé entre les grands ensembles de Canteleu et l’autoroute qui mène au Havre ou à Dieppe, dans un décor d’usines d’hier et qu’il faut tout un périple pour rejoindre. De là, je reprends la route pour Saint-Jacques-sur-Darnétal. Je me gare le long d’un champ d’orge à côté de l’endroit où a poussé une gendarmerie et nous rejoignons le parc près d’un manoir où sont déballées les marchandises. Je trouve là pour une somme dérisoire un album consacré à Weegee, ce photographe de New York spécialisé dans les scènes tragiques, assassinats, suicides et accidents, qu’elle connaît bien pour l’avoir étudié à l’Ecole Boulle :

                -Il arrivait avant les policiers et n’hésitait à déplacer le cadavre et l’arme du crime ou du suicide pour faire une meilleure photo, m’apprend-elle.

                Le ciel devient menaçant. Elle me propose de m’accompagner ce matin dans le quartier de Saint-Julien sur la rive gauche de Rouen où je devais aller seul l’après-midi. C’est un endroit que nous aimons particulièrement, populaire et chaleureux. Les prix que l’on nous donne pour ce que nous convoitons relèvent  plus du cadeau que de la transaction financière. Quand on est un peu remonté contre le genre humain, ce qui m’arrive souvent et particulièrement en ce moment, c’est là qu’il faut venir pour se réconcilier avec son semblable (comme on dit).

                Et quelle chance j’ai ce dimanche ! Je trouve successivement Un fils de notre temps d’Odön von Horwäth dans la collection L’Etrangère chez Gallimard et deux ouvrages rares : Racontars de rapin de Paul Gauguin avec dessins et gravures de l’auteur (publié par les Editions Sauret à Monaco) et La vie secrète de Paul Léautaud de Marie Dormoy (publié chez Flammarion en mil neuf cent soixante-douze). C’est surtout ce dernier qui me met en joie. Tout ouvrage concernant Léautaud est destiné à devenir mien.

                L’après-midi, elle repartie et le temps se maintenant, convaincu d’être dans un bon jour et désireux de reprendre un bain de sympathie, je retourne à pied rue Saint-Julien. Je fais bien.

                Quand je reviens, fourbu et la jambe traînante, mon sac fétiche contient deux cédés de Jacques Higelin, un récit d’Henri Calet (un autre de mes auteurs favoris) Le Croquant indiscret, et trois ouvrages publiés aux Belles-Lettres : deux anthologies, l’une intitulée Histoires de serpents, l’autre d’histoires érotiques de vampires Baisers de sang, et Sans modération de Sandra Benedetti, un recueil d’anecdotes relatives aux libations de certains écrivains et artistes.

                Il est des jours où la chance du dénicheur est avec soi. Ce ouiquennede, c’est mon tour, immodérément.

    Partager via Gmail Yahoo!