•             La vie est belle quand je suis avec elle. Quittant Beaubourg, nous passons rive droite, remontons le boulevard Saint-Michel, tournant à droite rue Racine où le fameux Bouillon brille de tous ses feux, encore à droite, nous sommes rue Monsieur-le-Prince, dédiée désormais aux restaurants japonais. Parmi ceux-ci, j’opte pour l’habituel Tokyotori, tout près de l’endroit où Malik Oussekine est mort pour avoir croisé les voltigeurs de la Police, en mil neuf cent quatre-vingt-six. Une plaque commémorative est incrustée dans le macadam du trottoir, sur laquelle marchent les passant(e)s. Je me souviens ce matin-là m’être mis immédiatement en grève avec mes trois collègues (comme on dit) de l’école maternelle du Pivollet à Val-de-Reuil et avoir envoyé un télégramme d’indignation au ministre de l’Intérieur, un certain Charles Pasqua.

                Peu de monde ce mercredi soir au Tokyotori, nous dînons pas loin d’une étudiante qui mène là ses deux parents venus de province. Elle a bien du mérite. On ne sait pas ce qu’on mange, c’est trop vinaigré, c’est malsain le poisson cru, voilà ce qu’elle entend de ses géniteurs à fourchette et, une nouvelle fois, je me demande ce qui transforme quelqu’un(e) en ectoplasme.

                Ectoplasmes, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre, bien vivants, et profitant du menu quarante-six, complété de makis et d’une carafe de vin blanc. Je lui offre, malgré ses protestations, l’un des livres achetés chez Mona Lisait, le lourd Close Up Novarro publié aux Editions Cercle d’Art, catalogue de photos quasi anthropométriques, portraits en grand format d’artistes du vingtième siècle, prises pendant trois décennies par Eddy Novarro, présentées par Pierre Restany, critique d’art, découvreur des Nouveaux Réalistes.

                Arman, Arp, Bacon, Bellmer, Beuys, Chagall, César, Christo, Dali, De Chirico, De Kooning, Delvaux, Dix, Duchamp, Giacometti, Kokoschka, Lichtenstein, Masson, Matta, Miro, Motherwell, Picasso, Rauschenberg, Tinguely, Van Dongen, Warhol, Wesselman et bien d’autres nous regardent droit dans les yeux.

                J’y vois les marques de l’âge, la fatigue, la mort en filigrane, ce qui m’effraie chaque matin lorsque je me regarde dans le miroir.

                -C’est étrange, me dit-elle le lendemain au téléphone, ceux qui ont les yeux les plus fous sont souvent ceux dont l’œuvre est la plus sereine et ceux qui ont un regard serein sont souvent les plus fous dans leurs œuvres.

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  •             Je passe par chez Mona Lisait, rue Saint-Martin, quelques livres à acheter et, lourdement chargé, j’arrive à Beaubourg où je m’allége au vestiaire. Le Centre Pompidou consacre une exposition à Ron Arad, disagneur-architecte, sous le titre No Discipline. C’est lui qui en assure la scénographie et celle qui doit me rejoindre ici ce mercredi vers seize heures trente, m’a dit que cela vaut la peine, après l’avoir vue le soir du vernissage. Je commence donc par là.

                Ron Arad montre plus de deux cents pièces issues de plus de vingt-cinq ans de création, conception et réalisation de meubles ou de bâtiments, tout en courbure, l’art de s’enrouler autour du vide, disait l’autre jour une chroniqueuse de France Culture. Effectivement, cela vaut la peine. J’essaie quelques-uns de ses sièges, pas le plus périlleux, risque de se vautrer. L’un des meubles disagnes qui me plaît bien, c’est la bibliothèque rotative, sorte de tranche de fût posée sur des rails. Je m’enquiers auprès d’une gardienne de la possibilité de la mettre en branle. Hélas non. Ce matin, un bruit inhabituel a conduit à l’arrêter.

                Côté maquettes de bâtiments, c’est aussi rubans et spirales et tout ce qui est courbe me sied. Je m’assois devant le large écran, courbe également, où est projeté, avec toutes les ressources de la technique moderne, un film montrant par l’exemple le travail de Ron Arad, du dessin à la construction.

                Sorti de là, je franchis le portillon voisin. Il mène à une installation due à Damián Ortega, connu pour avoir exposé en deux mille trois à la biennale de Venise Cosmic Thing, Coccinelle Volkswagen démantelée suspendue au plafond. Là, il s’agit de Champ de vision, plans parallèles de fils verticaux où sont enfilés des modules de plexiglas colorés parmi lesquels je me promène avant d’aller derrière la cloison mettre mon oeil au judas et découvrir l’image clin d’œil construite avec tous ces modules colorés.

                C’est le moment d’aller prendre un café et la Mezzanine est là pour ça. De là-haut, je vérifie ce qu’elle me dit régulièrement : c’est fou le nombre de jolies filles qu’il y a à Beaubourg.

                Le café bu, je prends la chenille jusqu’au quatrième étage, celui de la collection permanente d’art contemporain, où aujourd’hui l’on distribue gratuitement le catalogue de l’exposition Villeglé aux gardien(ne)s et l’un trouve ça trop lourd.

                J’ai le temps de faire le tour complet avant qu’elle me trouve, assis sur la chaise d’un gardien absent, guettant son arrivée. Je l’emmène voir mes coups de cœur du jour : Plight, reprise odorante d’un environnement de Joseph Beuys, rouleaux de feutres dressés contre toutes les cloisons, au centre un piano sur lequel est posé un panneau de bois où se tient un thermomètre, Oma de Bernard Frize, peinture acrylique floue terrible pour les yeux, Intestins de Bouddha de Huang Yong Ping, installation montrant des vautours tirant et dévorant les intestins d’un Bouddha hilare, Habibti (ma chérie) d’Adel Abdessemed, squelette en verre de Murano à chevelure naturelle, suspendu horizontalement, comme lévitant, T.W. (I.N.R.I.) de Kendell Geers, crucifix en bois entièrement recouvert de ruban en plastique rouge et blanc, celui employé pour les accidents, et la vidéo de Jordi Colomer où l’on voit quatre-vingt-deux garçons et hommes du Yémen, manifestant du désert à la ville, sur leurs pancartes en carton, présentes ici accrochées au mur, en calligraphie arabe, les noms d’icônes mondiales (Sherlock Holmes, The Ramones, Picasso. Lolita, Zinedine Zidane, et cætera) ainsi que ceux de gloires locales, devant l’écran quatre-vingt-deux chaises de récupération, dépareillées, les mêmes qu’en ce moment au Jeu de Paume.

                Elle m’emmène ensuite à l’étage supérieur pour une visite rapide de la collection permanente d’art moderne, mais c’est trop long à raconter. Juste pour finir un poème à compléter de Robert Filliou, capté à Beaubourg, noté sur mon carnet :

                la vie est belle

                la vie est . . . . .

                la vie est chère

                la vie est courte

                la vie est lourde

                . . . . . . . . . .

                . . . . . . . . . .

                . . . . . . . . . .

                . . . . . . . . . .

                fin du poème :

                oui, non, oui et

                non, non/oui

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  •             Du Grand Palais à l’Hôtel de Ville en métro, il est presque midi, mercredi, des barrières et de la police partout. Une manifestation en est la cause. J’entends des slogans : « Delanoë, pense à nous dans ton budget » et « Animateurs dans la misère, on veut des vrais salaires ». Les animateurs et animatrices, employé(e)s de la ville de Paris, qui ont à se plaindre de leur maire, sont tenus à distance mais ont une bonne sono. Il doit les entendre Bertrand, à moins qu’il ne soit pas là, occupé avec Martine à comment se débarrasser de la bonne sœur du Poitou.

                Je traverse la Seine, vais fouiller chez Boulinier dans les bacs de livres à vingt centimes. A ma droite, un imperméable attire mon attention, que je crois reconnaître, et c’est bien ça. Je n’en crois pas mes yeux (comme on dit dans ces cas-là). Mon voisin d’en face, dont je connais pas mal la vie et les habitudes, grâce à nos fenêtres en vis-à-vis, sans jamais lui avoir parlé, fouille dans le bac d’à côté. Je choisis de faire comme s’il n’était pas là. Je ne sais pas s’il me voit. Si oui, il fait comme moi et m’ignore, mais dans ce cas, il pourra, si nécessaire, prouver que ce mercredi j’étais bien à Paris, sa profession empêchera quiconque de douter de sa parole.

                Je ne m’attarde pas. Près de la fontaine Saint-Michel, je mange une banane et deux clémentines, ce qu’il faut pour me remettre de mes excès coréens, et puis je me dirige vers Beaubourg, croisant, sur le pont au Change, une dizaine de Céhéresses, boucliers translucides dans une main, en ordre de marche, si besoin est.

                Des slogans s’élèvent à nouveau, les mêmes que j’entends régulièrement à Rouen : « So so so solidarité avec les Sans Papiers » « J’y suis j’y reste, je ne partirai pas ». Les manifestants sont quasiment tous originaires d’Afrique Noire, pas nombreux. Ils occupent quand même toute la largeur de la rue de Rivoli. Deux voitures de police ouvrent la voie. Je regarde un instant puis, quand ils s’assoient sur le macadam, je reprends la marche.

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  •             Un peu vaseux pour cause d’excès de nourriture coréenne, je fais comme les autres, mercredi tôt, dans le train que me mène à Paris, je me réveille doucement dans le silence ambiant. Un peu d’air frais va me faire du bien, c’est à pied que je me rends de Saint-Lazare aux Champs Elysées où au Grand Palais, je veux voir l’exposition consacrée à Emil Nolde.

                Il est un quart d’heure trop tôt et je suis le premier à attendre bientôt rejoint par d’autres qui comme moi ne savent pas dans quelle rangée on doit se mettre, selon qu’on a le billet ou pas le billet. Des employés arrivent qui mettent bon ordre dans la file, à gauche les exemptés (journalistes, mutilés de guerre et cætera), au milieu les munis de billets, à droite les sans billets. A dix heures, tout est prêt pour la fouille des sacs et entrent celles et ceux qui ne paient pas, suivis d’un groupe de lycéen(ne)s à billet collectif et là un bourgeois à chapeau et à manteau noir pique sa crise, pourquoi tous ces jeunes passent avant lui qui a un billet pour dix heures. Le préposé en est tout retourné mais un autre muni de billet le réconforte :

                -Ne vous en faites pas, il y a toujours un abruti dans une queue.

                Le moment des sans billets arrive et à dix heures cinq, je suis à l’intérieur. Selon ma méthode habituelle, je laisse les autres s’agglomérer autour des explications liminaires et devant les mauvaises œuvres de jeunesse et file plus loin où sont les meilleures, dans la salle des tableaux religieux puis à l’étage où pendant vingt minutes je suis seul avec les couleurs intenses des tableaux expressionnistes d’Emil Nolde (scènes d’auberge et de danse, masques et portraits), discrètement surveillé par les gardien(ne)s.

                Je m’attarde également devant les tableaux issus de son grand voyage dans les mers du Sud avec retour par la Russie, en mil neuf cent treize et quatorze, Famille papoue, Sauvages de Nouvelle-Guinée, un aspect de son œuvre que j’ignorais. « J’ai parfois le sentiment qu’eux seuls sont les véritables hommes et nous quelque chose comme des poupées articulées, déformées, artificielles et pleine de morgue » écrivait Emil Nolde.

                Je découvre aussi ses gravures, ses aquarelles des années trente, et retourne en bas dans la salle des tableaux religieux où se trouvent entre autres Saint Siméon et les femmes, Nus et eunuque et le polyptique consacré à la vie du Christ refusé en son temps à l’exposition d’art religieux de Bruxelles avec le jugement suivant : « l’œuvre d’un malade, un grand malade ».

                Comment le jeune Emil Nolde proche de l’extrême gauche est-il devenu nazi à soixante-huit ans, saluant « le beau soulèvement du peuple allemand » et Hitler « génial homme d’action »? Pour sauver ses tableaux, nous dit-on. Raté, il fut le peintre le plus représenté (quarante-huit tableaux) lors de l’exposition hitlérienne de l’art dégénéré et interdit de peinture jusqu’à la fin de la guerre.

                Ce qu’il a fait après, il n’est mort qu’en mil neuf cent cinquante-six, l’exposition ne le montre pas. Il est juste dit qu’après la mort de sa femme Ada en quarante-six, il épouse en quarante-huit la fille d’un de ses amis.

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  •             Mardi soir, musique de chambre à l’Opéra de Rouen où deux quintettes sont donnés par quatre cordes issues de l’Orchestre et au piano Laura Fromentin.

                Le Quintette avec piano en sol mineur de Dimitri Chostakovitch ouvre le concert, mélancolique et enjoué, puis après l’entracte le Quintette avec piano numéro deux en la majeur d’Anton Dvorak tout aussi agréable à entendre. J’ai bien fait de ne pas annuler ce concert au profit du film de clôture de l’Agora du Cinéma Coréen.

                En vérité, je joue les deux. Car me voici après les quintettes au cinéma Gaumont où j’attends la fin de la dernière séance. Mon passe me donne droit au buffet final.

                Ce buffet est coréen et copieux, arrosé du fameux cidre Ponpon, parmi les serveuses, de jolies Coréennes en habit traditionnel, encombrant et coloré. La musique est à nouveau présente avec un groupe de percussionnistes de là-bas, filles et garçons. Je renonce aux baguettes, leur préfère la fourchette, pas pour de mauvaises raisons, c’est simplement que manger debout avec seulement deux mains pour une assiette, un verre et une fourchette, c’est déjà bien compliqué. Autre chose bien compliquée, ne pas trop profiter de ce repas à volonté, être raisonnable, ce que je ne sais pas faire.

                Dans quel état vais-je être demain à Paris, c’est le refrain de ma nuit

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  •             Je crains un peu ce que je vais voir, mais il faut que je rentabilise mon passe à quinze euros, aussi me voici encore assis mardi après-midi au Gaumont parmi la douzaine de spectateurs et spectatrices de cette séance de l’Agora du Cinéma Coréen pour un film en noir et blanc datant de mil neuf cent soixante Jusqu’au bout de la vie de Shin Sang-ok. Le générique donne le ton où il est précisé que ce film est dédié aux familles des soldats morts pour la patrie.

                C’est un soldat de la guerre de Corée revenu de là paraplégique, ses deux enfants vont mourir et comme ça ne suffit pas, on trouve aussi un frère qui retrouve sa sœur devenue prostituée, laquelle se suicide rongée de remords, heureusement l’argent du vice sert bientôt à construire un atelier pour veuves de guerre, le tout dans les larmes perpétuelles et avec comme explication de chaque malheur la volonté de Dieu. Un mélo bien pensant comme je n’en ai pas vu depuis des décennies. Pour m’achever, la dernière image montre un ciel se déchirant pour laisser passer la lumière divine et je me demande, sortant de là, comment j’ai fait pour aller jusqu’au bout du film.

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  •             Deux fois au cinéma Gaumont de la rue de la République ce lundi pour deux films coréens bien différents, toujours assis à la même place, au dernier rang, pas difficile il y a si peu de monde dans la salle, ce qui est bien dommage et doit être un peu désespérant pour les étudiant(e)s et leur professeure Kuy-young Beaumont. Celle-ci n’en laisse rien paraître. Elle présente et commente avec un humour bien à elle.

                A quatorze heures, je vois La Mère porteuse d’Im Kwon-taek, réalisateur du bien connu Ivre de femmes et de peinture. Dans la Corée du dix-huitième siècle, une famille d’aristocrates loue le ventre d’une jeune paysanne pour en obtenir l’héritier mâle que ne peut donner l’épouse légitime. Le mari et la jeune paysanne ne restent pas insensibles l’un à l’autre. De belles images mais une narration conventionnelle et un propos manichéen, ce pourquoi je sors de là pas ravi.

                A dix-neuf heures, je vois L’Homme aux trois cercueils de Lee Jang-ho, qui est dans la salle, tout juste arrivé de Corée, avec alerte à la bombe à l’aéroport en guise de bienvenue en France. Un homme à la dérive se dirige vers la frontière de la Corée du Nord pour y disperser les cendres de sa femme venue de là-bas et morte il y a trois ans. Il croise une infirmière qui convoie vers cette même frontière un vieil homme mourant qui rêve de retrouver son lieu de naissance. C’est un film onirique sur fond de chamanisme et comme je n’aime ni l’imaginaire ni la spiritualité, ce n’est que par politesse que j’applaudis à la fin.

                Lee Jang-ho se lève, casquette de branlotin plus de son âge sur la tête. Il déplore la mauvaise qualité de la copie, couleur terreuse devenue orange et son sans nuance, puis répond à quelques questions, dont la mienne relative aux paroles de la chanson du générique de fin. Le texte en est signé de Lee Je-ha, l’auteur du roman dont est tiré le film : Le voyageur poursuit son chemin sans trêve, me dit-il, elle parle d’amour brisé, comme l’est la Corée.

                L’un des organisateurs met alors tout le monde dehors car une autre projection suit, celle de The Red Shoes de Kim Yong-gyun, film d’horreur que je m’abstiens de voir.

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  •             Ce n’est que samedi soir que je trouve enfin le temps de m’asseoir au Gaumont, rue de la République, pour la quatrième édition de l’Agora du Cinéma Coréen, ce festival particulièrement sympathique organisé par Kuy-young Beaumont, professeur de l’Université de Rouen, et ses étudiant(e)s coréanisant(e)s. Celle qui me rejoint le ouiquennede est assise à ma droite et Im Sang-soo, non encore arrivé, est espéré à l’issue de la projection de The President’s Last Bang.

                Kuy-young Beaumont explique les soucis du jour. Im Sang-soo exige que son film soit projeté dans sa version intégrale, non censurée, qui n’a été vue nulle part, et celle-ci ne bénéficie pas de sous-titrage en français. Des étudiants munis d’ordinateurs sont donc chargés d’envoyer en direct une traduction française sous l’écran et pourvu que ça marche.

                Ça fonctionne et nous pouvons donc suivre la mise à mort sanglante du président Park Chung-hee et de ses sbires  par des membres de son entourage révoltés par ses méthodes de gouvernement et ses mœurs dissolues, une nuit d’octobre mil neuf cent soixante-dix-neuf.

                Après le générique de fin, Im  Sang-soo apparaît, imperméable, chapeau et lunettes, et madame Beaumont, comme on l’appelle ici, excuse son absence en début de séance, il est passé par Deauville manger une assiette de la mer. Celles et ceux qui ont des questions à poser le font, auxquelles Im Sang-soo répond de façon élaborée en segments traduits par l’hôtesse. Pendant cette traduction, il arpente, revenant vers le micro pour préciser sa pensée.

                Je retiens deux choses : selon lui, la Corée d’aujourd’hui souffre de ses maux d’hier, mal assumés, et les hommes ne valent pas grand chose, contrairement aux femmes.

                Je parle de ça avec elle en rentrant et on a du mal à y voir clair, peut-être parce que ni elle ni moi ne sommes très intéressés par les films mettant en scène des évènements politiques. La programmation du dimanche soir nous sied davantage, deux autres films d’Im Sang-soo Une femme coréenne et Girl’s Night Out, parlant de vie sexuelle et amoureuse, mais hélas elle ne peut y être, repartie à Paris.

                C’est donc seul que je m’installe au dernier rang. Comme la veille, la salle n’est emplie qu’à moins de la moitié de sa capacité, malgré la qualité des films présentés, malgré le prix modique des places. A Rouen (comme ailleurs), beaucoup préfèrent le dimanche soir comater devant la télé.

                Une femme coréenne raconte l’histoire d’un jeune couple marié. L’amour et le désir ne sont plus là. Il a des amantes, elle séduit son jeune voisin, élève de première en rupture de lycée, tandis que son père à lui meurt dans une gerbe de sang, une mort bientôt suivie de celle brutale et spectaculaire du fils adoptif de ce couple désuni. Im Sang-soo arrive à l’issue, sans imperméable, sans chapeau, mais avec lunettes. A la question d’un spectateur un peu scandalisé par la mort de l’enfant, il répond avec une certaine délectation que l’enfant devait mourir et que c’était mieux de le faire vite, qu’il devait mourir comme conséquence inéluctable du mauvais sang répandu par son grand-père, symbole de la Corée qui ne veut pas affronter son passé.

                Girl’s Night Out, second film de la soirée est le premier réalisé par Im Sang-soo en mil neuf cent quatre-vingt-dix-huit. Il montre la vie sexuelle de trois filles en colocation, ce qu’elles en disent, ce qu’elles en font, des filles pleines d’initiative face à des hommes faibles, passifs, perdus. Quand Im Sang-soo réapparaît, il explique que ses propos risquent d’être un peu trop sérieux sortant d’une table où le vin était bon et encore une fois il dit tout le bien qu’il pense des femmes soucieuses des vraies priorités de la vie, l’amour et le plaisir, contrairement aux hommes qui ne songent qu’à la compétition, la lutte, la réussite sociale, des propos qui reflètent assez ma pensée, je n’oublie pas qu’il y a des exceptions.

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  •             Vendredi au balcon, je suis à l’Opéra de Rouen pour un concert Tchaïkovski, Ibert, Mendelssohn. L’Orchestre est dirigé ce soir par Johannes Debus, Kapellmeister à l’Opéra de Francfort.

                Cela commence par la Sérénade pour cordes en ut majeur de Piotr Illitch Tchaïkovski. Le tonique chef d’orchestre perd sa baguette dès le premier mouvement. Il n’en mène pas moins celui-ci à terme et là d’un peu partout dans la salle se font entendre des applaudissements. Les habitué(e)s sont consternés. J’entends des soupirs exaspérés tout autour de moi. Cette malheureuse initiative se reproduit à chaque fin de mouvement, malgré les chuuuttt ici et là. Qui a invité ces néophytes ? se demande-t-on devant moi après la sérénade tandis que sur scène s’agitent les techniciens d’orchestre.

                C’est la même chose pendant le Concerto pour flûte et orchestre de Jacques Ibert mais Juliette Hurel, virtuose flûtiste, ne se laisse pas déconcentrer et suscite l’enthousiasme du public à l’issue.

                Après l’entracte, tout rentre dans l’ordre. Les néophytes ont dû se faire remonter les bretelles par leur voisinage immédiat. La Symphonie numéro un en ut mineur de Félix Mendelssohn se déroule sans applaudissements inappropriés, un peu ennuyeuse je trouve. Je me laisse distraire par un renifleur derrière moi (tout le monde n’a pas la chance d’avoir comme moi un bon médecin) et par mon voisin de gauche, homme âgé qui pique du nez, ne se réveillant que dans le court moment de silence entre deux mouvements.

                Johannes Debus salue bien bas. Je me demande ce que le Kapellmeister de l’Opéra de Francfort pense du public rouennais. Demain, il dirige le même programme dans la petite église de Gisay-la-Coudre, au fond de l’Eure, sans doute sait-on là-bas qu’on n’applaudit pas n’importe quand.

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  •             Jeudi soir c’est vernissage au musée des Beaux-Arts de Rouen qui met en place une importante rétrospective des œuvres de Georges Koskas, peintre qui eut une certaine notoriété dans les années cinquante du vingtième siècle puis quelque peu oublié.

                J’attends comme tout le monde sous la grande verrière que Madame le Maire veuille bien arriver, une longue station debout agrémentée par les propos alentour. Telle s’inquiète pour les poissons flottant dans les cylindres décoratifs du traiteur. Telle raconte que son téléphone fixe ne lui sert qu’à appeler son téléphone mobile quand elle l’a égaré quelque part chez elle.

                Georges Koskas attend lui aussi, assis sur une chaise, vieil homme fatigué au crâne décoré d’un carré de sparadrap.

                Madame le Maire traverse la salle de la grande verrière, remontant sa mèche d’un geste coutumier. Elle salue Laurent Salomé, directeur, qui lui présente l’artiste et ses invité(e)s puis au micro comme c’est coutume, elle exprime son autosatisfaction. Laurent Salomé prend le relais. Il évoque le parcours assez déroutant de Georges Koskas, de l’abstraction géométrique à la figuration et explique que c’est sa rencontre avec l’un des collectionneurs de ce peintre injustement méconnu qui l’a amené à organiser cette rétrospective. Ce collectionneur est là ce soir, ainsi qu’un deuxième qui a acheté tout le fond d’atelier de Georges Koskas. D’autres, absents ou anonymes, ont également prêté leurs tableaux.

                Le choix est ensuite entre la visite au coude à coude et le buffet au coude à coude. Je choisis de jouer du coude au buffet, champagne et petits fours, en attendant que du côté des salles d’exposition, cela s’aère.

                Quoi dire du chemin déconcertant de Georges Koskas ? Il commence élève de Fernand Léger, trouve sa voie dans l’abstraction géométrique d’abord un peu genre Kandinsky puis,  vers mil neuf cent cinquante et un, en une période points et bâtons, subitement il passe à des toiles qui me rappellent celles du dernier Monet, il explore aussi la peinture sur photos, devient de plus en plus figuratif, les derniers tableaux présentés à Rouen font penser à Matisse et datent de mil neuf cent quatre-vingt-onze.

                Ce que je retiens, c’est l’époque points et bâtons. Le reste m’intéresse peu.

                -Ça m’interloque de me dire devant ces points et ses petits bâtons que j’aurais pu en faire autant, dit une dame derrière moi.

                -Oui, lui répond celle qui l’accompagne, mais tu ne sais pas par où il est passé pour en arriver là, c’est ça qui est important.

                Je retourne sous la grande verrière. Georges Koskas, assis sur l’estrade, signe le catalogue de sa rétrospective. Je bois une dernière coupe de champagne et puis m’en vais, point barre.

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