•             Dimanche après-midi, je regarde dans la venelle s’éloigner celle qui doit retourner à Paris et je prends la direction opposée qui conduit à l’Opéra de Rouen où c’est concert mené par Oswald Sallaberger, cravate éclatante.

                Je suis assis à l’orchestre, côté jardin, pas mal placé. En entrée est jouée la Danse slave numéro deux d’Anton Dvorak puis vient le plat principal, du même, le Concerto pour violoncelle en si mineur. Au violoncelle, c’est Anne Gastinel.

                Je la vois bien car elle est soclée. Elle a un bel instrument, un Testore de mil six cent quatre-vingt-dix. Quand elle joue, son visage se déforme, comme sous l’effet d’une grande douleur.

                A l’issue, elle est vivement applaudie et partage les bravos avec l’orchestre et son chef. Quand elle revient pour un bonus, elle annonce la Sarabande de la deuxième suite de Bach. Quelques applaudissements se font entendre. « J’ai intérêt à bien jouer maintenant », commente-t-elle. Elle joue parfaitement bien et je me demande ce que pensent pendant ce temps les sept violoncellistes de l’orchestre qui ne grimperont jamais sur une marche aussi haute.

                Après l’entracte, c’est la Symphonie numéro deux de Johannes Brahms. Oswald Sallaberger ne ménage pas sa peine. Je suis bien situé pour voir ses mimiques fort expressives. Sa gestuelle est, ce dimanche, très chorégraphique, surtout pendant le premier mouvement. Il termine épuisé et très applaudi.

                C’est presque fatigué que je regagne mon logis.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Je me gare samedi en début d’après-midi voie Bachelière devant le lycée de Val-de-Reuil où le groupe local d’Amnesty International organise une vente de livres.

                La pêche est bonne, avec sur le dessus du casier les œuvres complètes d’Edgar Allan Poe (contes, essais, poèmes) chez Bouquins, Rigodon de Louis-Ferdinand Céline dans l’édition originale de mil neuf cent soixante-neuf chez Gallimard et Oh ! Violette charmant texte érotique de Lise Deharme, illustré par Leonor Fini, paru chez Eric Losfeld en soixante-neuf également. Au total huit livres pour douze euros, un affaire qui pourrait être encore meilleure s’il n’y avait concurrence. Bientôt, il devient difficile de se déplacer entre les tables.

                Parmi les acheteurs, je reconnais trois de mes anciens camarades d’école, avec qui j’ai partagé bien des récréations dans la cour de l’école de garçons Anatole-France, rue Pampoule à Louviers. Les instituteurs à blouse grise et à coups de règle sur les doigts semblent avoir donné à plus d’un le goût de la lecture.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Vendredi en début d’après-midi, mon téléphone sonne. C’est le technicien de la maison Orange avec lequel j’ai rendez-vous. Il doit se pencher sur l’état de santé de mon ordinateur devenu mou du bulbe. Il est question de payer vingt-neuf euros pour l’intervention, mais ça peut aller plus loin, me dit-il. Allons-y.

                Je suis ses instructions, ne comprenant pas trop ce qu’il tente de faire. C’est long et ça ne semble pas efficace. Alors que je commence à désespérer, il m’annonce qu’il va falloir faire intervenir quelqu’un chez moi et que là ça va me coûter cent dix euros (si je me souviens bien). Je me rebiffe, lui dis que je vois bien qu’il n’arrive à rien, ce qui l’amène à me proposer de prendre à distance le contrôle de mon ordinateur et de le nettoyer. Cela fait plus de deux heures que je suis au téléphone avec cet employé de la maison Orange. Pourquoi ne m’a-t-il pas proposé cela dès le départ ? Très vite, il règle l’affaire et me laisse avec un foutu mal de tête, une machine qui a retrouvé une certaine jeunesse et une facture de soixante-dix-neuf euros.

                C’est dans cet état que je me prépare à sortir. En cette fin d’après-midi, il y a carambolage de vernissages dans le domaine de l’art contemporain. Vais-je choisir le Fonds Régional d’Art Contemporain où commence La tête la première, installation sonore pour dix haut-parleurs de Dominique Petitgand ou le Musée des Beaux-Arts où s’ouvre Le Monde voilé, présentation de photographies et de sculptures de Ralph Samuel Grossmann. Abruti comme je suis par mon expérience du début de l’après-midi, j’opte pour le plus près et le plus tôt.

                A dix-huit heures, je mets la tête dans les nuages, ceux photographiés par Grossmann, sombres et menaçants, malheureusement désamorcés par quelques lignes écrites sur le mur où il est question de vivre en paix avec la nature et de poésie. Je préfère y voir la menace. Chaque photo est partagée deux tiers un tiers. En haut, le nuage, en bas, sa déclinaison spectrale, couleur arc-en-ciel, façon code barre ou pluie délétère.

                Madame le Maire est là qui en novlangue ramène l’exposition au projet d’éco quartier Flaubert. Laurent Salomé, directeur, dit aussi quelques mots. Tous deux se réjouissent d’avoir ce soir un artiste qui aime parler de son œuvre et le fait bien. Le souriant et longiligne Ralph Samuel Grossmann prend la parole, se réclame d’une inconnue de moi, peut-être une actrice américaine, dans l’art du remerciement, remercie donc copieusement, et ne parle pas du tout de son travail. Dommage, j’aurais aimé savoir comment il partage son image.

                Champagne et petits fours, je discute avec une lycéenne déjà vue au Conservatoire qui m’explique comment elle concilie ses études avec l’apprentissage de deux instruments de musique. J’abuse un peu des macarons puis rentre à la maison, une aspirine et au lit.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Jeudi en fin d’après-midi, avant de gagner le logis de ma fille chez qui je suis invité à une partie de crêpes, je me gare près de la gendarmerie d’Evreux puis, longeant l’Iton, je me rends rue de la Harpe où se tiennent quasiment l’une en face de l’autre les deux bouquineries de la ville, l’une nommée Book In Eure, spécialisée dans le bas de gamme, l’autre nommée Floréal, spécialisée dans le haut de gamme.

                Je ne m’attarde pas dans la première, tenue par un jeune homme. La revente des livres y occupe de moins en moins de place, remplacée avantageusement par celle des jeux vidéo. Le maigre achalandage ne m’intéresse pas, hormis les collections de poche mais le prix me dissuade d’acheter.

                Je pousse la porte de la deuxième, tenue par une femme d’un âge certain. Je n’ai pas l’intention d’acheter chez elle, elle vend horriblement cher, mais j’ai à lui proposer quelques livres de qualité que je ne souhaite pas garder. Si elle vend aussi cher, me dis-je, elle doit acheter cher également. Je suis vite ramené à la réalité, elle regarde mes quatre livres d’un air dégoûté, prétend ne pas pouvoir les vendre, que ça n’intéresse personne, finit par me dire, vieille technique commerciale :

                -Vous en voulez combien ?

                Je refuse de lui répondre, c’est à elle de me faire une offre. Elle soupire, repousse trois de mes livres, ne retient que Nouvelles asiatiques de Gobineau, joli ouvrage paru chez Jean-Jacques Pauvert en mil neuf cent soixante, qui peut intéresser plus d’un collectionneur, et propose de me l’acheter cinquante centimes.

                Je l’insulte intérieurement et, poliment, lui fait remarquer le fossé entre le prix d’achat et le prix de vente dans sa boutique.

                -J’ai des charges à payer, me répond-elle.

                Je préfère ne pas poursuivre, remballe mes livres, lui souhaite une bonne soirée dans sa librairie sans clients et vais me calmer devant un café verre d’eau, tout près de là, au Grand Café, un établissement qui usurpe son nom, tables formiquées, banquettes en squaille, toilettes déglinguées, clientèle naufragée.

                Accoudé au bar, un jeune homme explique qu’il vient de s’engager dans l’armée. Assis devant une bière, un quinquagénaire règle ses affaires sentimentales par téléphone

                -Tu verras quand tu s’ras vraiment toute seule, t’auras plus qu’à faire le Cent Quinze. Je te donne jusqu’au six juin, le jour de mon anniversaire, et si t’es pas là tu peux me dire adieu. Comment ça je t’ai tapée. Une fois seulement. J’t’ai donné un coup de poing, ça arrive à tout le monde.

                La musique me lamine le cerveau et m’empêche de lire. Je contemple le carrefour à travers la vitre. A l’angle opposé se trouve le Forum, l’équivalent local de la Fnaque. Dans ce beau bâtiment se tenaient autrefois les Nouvelles Galeries. Un quatorze juillet d’il y a longtemps, avec mes complices d’alors, j’ai collé des affiches antimilitaristes sur les vitres de ce grand magasin. Ma Méhari servait de moyen de transport (comment ai-je pu échappé à la maréchaussée, je me le demande encore). Face au Forum se tient, d’un côté et depuis l’éternité, la droguerie Binette et, de l’autre côté, la boutique de fringues Un jour… ailleurs, dont le nom résume parfaitement ce que doit espérer la jeunesse du lieu, qui attend le prochain bus.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             C’est en lisant le numéro de mars du mensuel littéraire Le Matricule des Anges que j’apprends la réédition des Souvenirs de la cour d’assise qu’écrivit André Gide après avoir été juré à la Cour d’Assises de Rouen en mil neuf cent douze (il avait quarante-deux ans).

                Je me rends à l’Armitière où cela fait bien longtemps que je n’ai pas acheté le moindre livre et me procure le seul exemplaire disponible de l’opuscule publié chez Folio Gallimard dans la collection à deux euros.

                Je le lis sans délai. Ça commence comme ça : De tout temps les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses m’attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le palais de justice.

                Au Palais de Justice de Rouen, Gide passe plusieurs semaines en mai mil neuf cent douze pour avoir été tiré au sort, habitant Villerville. Il découvre l’envers du décor : les jurés manipulés par le président du jury, les sentences aléatoires, la douleur des petites filles violées obligées de raconter leur calvaire à l’audience debout sur une chaise, le risque d’erreur judiciaire, le peu de chose qui sépare un honnête homme d’un criminel. Il prend des notes chaque jour, plus ou moins détaillées selon les affaires, certaines où il doit juger, d’autres où il n’est qu’assis dans le public.

                La Cour d’Assises de Rouen ne manque pas de travail en mil neuf cent douze. C’est comme maintenant, mais l’échelle des peines est assez différente. La session commence par un attentat à la pudeur sur une enfant dont le coupable avéré est cependant acquitté, puis on enchaîne avec des vols et des cambriolages.

                Un simplet de vingt ans est poursuivi dans une affaire de mœurs. Il a, dit la justice de l’époque, « complètement violé » une fillette de sept ans. La mère de l’enfant raconte que, la trouvant qui pleure dans la rue après l’agression, elle commence par lui donner deux taloches (huit ans de prison pour le simplet).

                Encore un attentat à la pudeur commis sur sa fille par un journalier de Barentin puis c’est le tour du commis principal du bureau principal des postes de Rouen. Il a soustrait une enveloppe contenant treize mille francs dont il a dépensé une partie au bordel voisin (il s’engage à rembourser : acquitté).

                Une jeune fille de dix-sept ans, domestique à Saint-Martin-de-Boscherville, dénoncée par lettre anonyme, est accusée d’infanticide. Le père du bébé assassiné est le fils du patron (elle est acquittée).

                D’autres affaires de viols sur enfants suivent et des vols encore, dont les accusés ne semblent pas forcément les coupables aussi invoque-t-on souvent les circonstances atténuantes. Ce que Gide explique ainsi : Cela veut dire : oui, le crime est très grave, mais nous ne sommes pas bien certains que ce soit celui-ci qui l’ait commis. Pourtant il faut un châtiment : à tout hasard châtions celui-ci, puisque que vous nous l’offrez comme victime ; mais, dans le doute, ne le châtions tout de même pas trop.

                Vient l’affaire Charles, un homme est accusé d’avoir tué de cent dix coups de couteau sa maîtresse qui se refusait à lui. Les jurés le condamnent aux travaux forcés à perpétuité puis regrettant leur sévérité votent à l’unanimité une demande de recours en grâce.

                Une bande du Havre comparaît pour avoir dépouillé un marin de son argent au sortir des Folies-Bergères de l’île Lacroix avec la complicité des filles Gabrielle et Mélanie. Gide ironise sur le sabir du Journal de Rouen qui écrit « la scène de violences dont sont impliqués ces individus », puis il se laisse attendrir par l’un des accusés nommé Cordier qu’il estime avoir été entraîné malgré lui dans cette affaire. Il écrit un mémoire en défense qu’il soumet à l’avocat et fait même le voyage du Havre pour rencontrer la famille du malheureux. Les autres jurés ont un point de vue plus expéditif : « Tout ça, c’est des bandits. Faut en débarrasser la société.». C’est ce qu’on fit dans la mesure du possible, conclut Gide.

                La dernière affaire est encore plus embrouillée et sa narration également. Il s’agit de vols à répétition commis par des employé(e)s de la gare de Sotteville et de recels des marchandises dérobées. Seize accusé(e)s sont dans le prétoire, dont une hideuse pouffiasse au teint  de géranium. Je ne sais plus comment ils et elles s’en sortent.

                Gide, lui, ressort de la Cour d’Assises de Rouen un peu secoué : …à présent, je sais par expérience que c’est une tout autre chose d’écouter rendre la justice, ou d’aider à la rendre soi-même. Quand on est parmi le public on peut y croire encore. Assis sur le banc des jurés, on se redit la parole du Christ : Ne jugez point.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Le mois de mars est celui de l’architecture et ce mercredi c’est opération portes ouvertes dans certaines agences. J’en profite pour aller dire bonjour à Sophie Lanchon, qui fut mon élève pendant cinq ans dans la classe unique du Bec-Hellouin. Stéphanie Bréard et elle viennent d’ouvrir à Rouen l’agence Babel dans un beau bâtiment de briques rouges dont la baie vitrée donne sur la rue du Fardeau.

                Babel, c’est pour Bureau d’Architecture Bréard et Lanchon. Je feuillette là quelques livres sur le sujet pendant qu’une étudiante intéressée par ce métier pose plein de questions à Stéphanie Bréard. Une vieille dame entre. C’est une voisine, curieuse de ce bâtiment qu’elle a connu longtemps fermé et contente de voir ce qui s’y fait maintenant.

                Sophie arrive et nous discutons un peu. Elle me dit que ça démarre bien. Qu’outre des commandes privées, Babel vient de décrocher sa première commande publique : la nouvelle caserne de sapeurs-pompiers de Rugles, dans l’Eure.

                Je sais que d’autres de mes ancien(ne)s élèves s’en sortent bien, mais j’ignore ce que sont devenu(e)s la plupart, notamment celles et ceux que j’avais à Val-de-Reuil dans ces classes où se côtoyaient enfants de commerçants, d’enseignants, d’employés, de médecins, de chômeurs, de gendarmes, de prisonniers et de surveillants.

                Il y a un an ou deux, je croise à l’une des stations du métro la mère de l’un d’entre eux,  tellement instable et fatiguant quand il avait cinq ans. Elle me dit qu’il est maintenant ingénieur en maintenance électronique, mais que son frère, que je voyais bébé chaque jour dans ses bras à la sortie de l’école, est pour longtemps en prison, condamné pour trafic de drogue.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Parmi les livres qui attendent dans mon escalier que je trouve le temps de les lire, certains proviennent de plusieurs achats faits il y a quelques années chez une dame rouennaise à qui le mari grand lecteur avait en décédant laissé cet encombrant héritage. Le défunt mari avait des goûts littéraires proches des miens. Une fois, le fils de la maison dut me raccompagner pour m’aider à porter tous les livres achetés.

                Parmi ceux-là, je viens de lire Lucette de Marc-Edouard Nabe, qui évoque la veuve de Louis-Ferdinand Céline, un ouvrage publié chez Gallimard en mil neuf cent quatre-vingt-quinze. Je connais très peu cet auteur, qui aime poser en victime sentant le souffre. Je ne lis jamais ses diatribes collées sur les murs du Quartier Latin. Quant à ses livres, Lucette est le premier que j’ouvre. C’est parce que, comme son précédent propriétaire, j’ai une particulière dilection pour Céline.

                Eh bien, cela fait longtemps que je n’ai lu un livre aussi mal écrit. Nabe narre les rencontres de Lucette Destouches, veuve de l’écrivain, avec l’acteur et cinéaste Jean-François Stévenin qui a la velléité de faire un film adapté de Nord. C’est tout en dialogue artificiel, empli de « hurla-t-il », « lança-t-il », « s’enthousiasma-t-elle », « éclata-t-il » et même « explosa-t-il » (il ne dit pas qui ramasse les morceaux). Cela se veut affranchi et revenu de tout (sauf de certaines idées pas très avouables). Le pauvre Stévenin s’y exprime en terminant la plupart de ses phrases par « machin » et l’action entrecoupant le dialogue est du genre Stévenin mit les essuie-glaces et ralentit un tout petit peu l’allure. Les personnages secondaires, Dubuffet, Mouloudji, Zagdanski, Knobelspiess, y font aussi minables figures. On y trouve un abus de néologismes, la plupart ridicules, Jimmy Hendrix est évoqué ainsi : Le hippy overdosé woodstockait sec. Tout cela baigne dans la vulgarité beauf, un exemple parmi d’autres : la nourriture asiatique devenant de « la boustifaille chinetoque ».

                Vraiment, comment peut-on écrire ainsi, me dis-je en refermant l’ouvrage. Le pire, c’est que dans cette mauvaise littérature, je n’ai rien appris de nouveau sur Céline et que j’ai désormais de Lucette Destouches, aujourd’hui âgée de quatre-vingt-seize ans, l’image d’une vieille femme ridicule.

                Lucette, livre de Marc-Edouard Nabe, a changé de place dans mon appartement, il est désormais en haut de la pile des livres à revendre.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Dimanche vers quatorze heures trente, resté seul après un repas bien arrosé partagé avec celle qui doit rejoindre Paris, je m’allège les poches (porte-monnaie, chéquier, portefeuille) avant de rejoindre Le Grand-Quevilly où, au Théâtre Charles-Dullin, l’Opéra de Rouen donne La Petite Renarde rusée de Léos Janacek.

                A la station Palais de Justice, j’attends patiemment le métro annoncé dans onze minutes. Soudain, je m’avise que je n’ai sur moi ni tickets, ni argent pour en acheter. Pas le temps de retourner à la maison, je me dis que le risque est faible de me faire gauler et je voyage gratuitement.

                J’arrive sans encombre au Théâtre Charles-Dullin, beau bâtiment à la programmation pépère. Je ne m’attends donc pas à une mise en scène révolutionnaire pour cette Petite Renarde rusée. Une placeuse habillée à l’ancienne m’emmène jusqu’à Hache Trente-Cinq. J’étudie le programme qui m’apprend que l’auteur du roman éponyme est un certain Rudolf Tesnohlidek.

                En cette fin d’après-midi, la salle n’est pas pleine pour entendre l’orchestre du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, dirigé par Yann Molénat. La mise en scène de cet opéra est de Vincent Vittoz, qui fait appel aux marionnettes dans un décor de fausse ruine. Le braconnier finit par tuer la renarde, c’est normal. Néanmoins, je passe un assez bon moment car j’aime la musique de Janacek et Gaëlle Arquez est une petite renarde fort agréable à écouter et à regarder.

                A la station Kennedy, la prochaine rame de métro est annoncée pour dans dix minutes. Deux dames âgées, sorties de Charles-Dullin, avouent leur ennui. De plus, elles n’aiment pas la musique dissonante. L’une d’elle raconte qu’elle a failli s’endormir, mais que son voisin ronflait et l’en a empêché. Dix minutes plus tard, je m’assois dans la rame bleue et je rentre chez moi, malhonnêtement.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             J’ai peu de temps cette année pour profiter du Festival des Transeuropéennes qui fête ses dix ans et offre moult spectacles gratuits, c'est-à-dire payés par l’Agglo de Rouen. Je suis néanmoins avec celle qui me tient la main dans la file d’attente qui s’allonge devant le Théâtre des Arts, samedi soir, pour y voir et entendre le violoniste Gilles Apap et l’orchestre du Conservatoire de Musique de Liège.

                Les portes s’ouvrent. La foule se précipite en désordre à la recherche des billets. Celles et ceux qui, comme moi, ont pris la précaution de réserver donnent leur code secret. Une nouvelle attente est nécessaire avant l’ouverture de la salle. Nous  prenons l’option jardin avec visée sur des places en corbeille et il s’avère que c’est le bon choix, car côté cour les pontes de l’Agglo de Rouen ont mis la main pour eux-mêmes et leurs invité(e)s sur les meilleures places de la corbeille. Ce sont des socialistes, ils pensent à eux d’abord, le reste pour le bon peuple.

                En voici un de ces socialistes d’Agglo, Jean-Yves Merle, celui de la Culture, qui monte sur scène pour un énième discours autosatisfait. Derrière lui se tient, muet et incognito, un autre qui est peut-être le responsable de la programmation (ces gens-là ne se présentent jamais, ils pensent être connus de toute l’agglomération rouennaise). Ce figurant me semble être là pour montrer au public masculin comment mal s’habiller.

                Je réserve mes applaudissements pour les musicien(ne)s qui entrent en scène. La dernière est la minuscule chef d’attaque des premiers violons. Sous sa conduite, on s’accorde longuement et arrive le chef d’orchestre Patrick Baton.

                C’est d’abord l’ouverture des Hébrydes de Mendelssohn puis surgit Gilles Apap pour faire le solo du Concerto numéro trois pour violon et orchestre de Mozart. C’est la première fois qu’elle et moi voyons cet olibrius qui marche autant qu’il joue. Il me rappelle Ivry Gitlis, vu autrefois à Rouen avec David Stern. A la fin du Concerto, le Gilles prend le contrôle de l’orchestre, le chef étant assis dans son coin. Ça se promène du côté des musiques dites populaires d’un peu partout, du sifflotement et du tapage de pied. Il obtient un gros succès, avec un peu d’ovation debout, et revient pour des suppléments endiablés.

                Après l’entracte, la musique dite classique reprend le dessus avec la Symphonie London en ré majeur de Haydn. Le public inhabitué applaudit entre chaque mouvement, ce qui donne au chef l’occasion de s’éponger le front et aux puristes de quoi hurler, mais au moins ce soir on ne tousse pas sans cesse comme pendant les concerts de l’Opéra.

                Bien contents, nous regagnons la sortie mais pas par le plus court chemin. Celui-ci est obstrué par une barrière. Elle protège un copieux buffet, offert par je ne sais qui. Pour les musicien(ne)s, j’espère. Pour les pontes de l’Agglo aussi, je n’en doute pas.

    Partager via Gmail Yahoo!

  •             Pas pu aller à ceux de Brassens, Brel, Ferré, Gainsbourg ou Barbara, mais maintenant je suis libre et décide de faire le voyage à Paris pour l’enterrement de Bashung en ce jour de printemps deux mille neuf.

                Ce printemps est à la hauteur, le soleil se donne à fond dès le matin et en attendant l’heure, je m’installe confortablement dans l’un des fauteuils métalliques du jardin du Luxembourg pour y poursuivre la lecture du Journal de Samuel Pepys qui écrit le dix-neuf octobre mil six cent soixante-trois Voilà pour moi une bonne occasion de méditer sur la mort. Inévitable, soudaine parfois, elle n’affecte jamais autrui. Nobles, riches, bons, tous meurent de même sans que les vivants s’en soucient. Même une belle mort ne recueille pas de louanges bien considérables, si l’on songe à tous ceux qui l’ignoreront ou n’y prendront pas garde, ou même qui diront du mal du défunt.

                Vers treize heures, je rejoins Saint-Germain-des-Prés et son église de campagne. Le carrefour est en pagaille, policiers agités et conducteurs énervés. Sur les trottoirs, derrière les barrières métalliques, se massent gens de passage et gens venus pour cela.

                -Qu’est-ce que s’passe ?

                -C’est la messe d’enterrement de Bashung.

                -C’est vrai ?

                Oui, c’est vrai. Devant l’église, se grimpant les uns sur les autres, pointant leurs gros téléobjectifs, les nombreux photographes de presse guettent chaque tête connue. Des caméras de télévision tournent autour. Un écran géant retransmet la cérémonie. On en est au moment où les invité(e)s (si je puis dire) font un signe de croix plein d’eau bénite sur le cercueil couvert de fleurs blanches et de verdure.

                Je décide d’aller dès maintenant au Père Lachaise. Dans le métro, sur la vitre, j’avise un de ces conseils idiots comme en donne la Régie Autonome des Transports Parisiens « Préparer ma sortie facilite ma descente », en quoi je vois une note d’humour macabre.

                La descente au caveau est prévue pour quinze heures mais je sens bien qu’elle aura lieu plus tôt. J’entre dans le cimetière par la petite porte et me promène un peu dans le plus beau des jardins parisiens jusqu’à ce que je trouve les barrières cernant l’endroit où cela va se passer. Je constate avec plaisir qu’Alain Bashung va reposer, comme on dit, pas loin de Jim Morrison. Un escadron de gendarmerie est là, près du rond-point, écoutant les ordres de son chef. Je me joins à la cinquantaine de personnes ayant comme moi anticipé. D’autres arrivent régulièrement, la plupart entre trente et soixante ans, certaines avec des fleurs.

                De vieilles femmes sont là sur un banc, qui discutent :

                -Moi j’aime les beaux enterrements, ça me touche.

                -Ah oui, Salvador, y avait de la musique.

                -Et Dalida, elle est ici aussi ?

                -Ah non, Dalida, c’est pas ici, elle est là-bas, avec Gainsbourg.

                -L’abbé Pierre non plus il est pas ici

                -Ah, l’abbé Pierre, c’était un grand monsieur, et Sœur Emmanuelle aussi.

                Mon voisin raconte qu’il n’a jamais vu Bashung en concert mais qu’il l’a croisé à l’hôpital. Il venait d’apprendre la nouvelle. Il paraît que pendant la chimio il a continué la clope. Il savait qu’il était foutu.

                Là-bas sur un autre banc, Higelin est assis avec un de ses amis, près d’une femme à bouquet, se décoiffant régulièrement, comme il sait bien le faire.

                Une première voiture arrive chargée de gerbes et de couronnes dont l’une énorme au nom de l’Olympia. Un peu plus tard, c’est le fourgon funéraire, applaudi à son passage. A l’avant, assise entre les deux employés des pompes funèbres, se trouve la petite Poppée, derrière elle, sa mère devenue veuve.

                Peu de photographes à téléobjectifs sont là, deux trois porteurs de caméras leur tiennent compagnie. Les uns et les autres font une bien belle image du cercueil descendant l’allée bordée d’arbres déjà verts sur les épaules des porteurs. Des applaudissements saluent une sortie de scène des plus réussies.

                Le cercueil est descendu dans la fosse. Le maître de cérémonie, chauve, prononce quelques mots, il est question de recueillement. La famille et les proches jettent une fleur blanche. J’attends qu’Higelin jette la sienne, ce qu’il fait après l’avoir embrassée, et je quitte les lieux, croisant dans l’allée principale celles et ceux qui arrivent pour quinze heures. Je  rejoins à pied, par l’avenue Philippe-Auguste, celle qui n’a pu venir, à l’Ecole Boulle où elle étudie.

                Nous rentrons ensemble à Rouen. Dans le train, elle me demande de lui raconter l’enterrement de Bashung.

    Partager via Gmail Yahoo!





    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires