• Mercredi quatre novembre, nous nous levons aux aurores et sans même qu’elle puisse petit-déjeuner je l’accompagne à la gare Saint-Charles. Elle doit regagner Paris pour un truc qu’on appelle la rentrée. Marseille sans elle, c’est toujours excitant mais moins bien.

    Le mistral souffle à plein. Je passe une partie de l’après-midi à la bibliothèque de l’Alcazar où je m’attarde d’abord sur les images photographiques d’Irina Ionesco avant de lire une partie de Nabe’s Dream, le premier volume du Journal de Marc-Edouard Nabe.

    Un peu avant dix-huit heures, je fais partie de ceux et celles qui tentent de se protéger du vent au pied du provisoire Mucem, le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille, sis au fort Saint-Jean, grandement en travaux, « accès par l’ascenseur de la tour d’assaut » précise le carton d’invitation au vernissage de l’exposition Pierre Bourdieu, un photographe de circonstance. La tour d’assaut est en bois et bien discrète, rien à voir avec celle du Fanal, bien dure et sexuellement explicite, mais elle résiste aux bourrasques et une fois la porte ouverte, laissant l’ascenseur aux fatigué(e)s, je monte par l’escalier qui ne tarde pas à me sembler interminable.

    Cette exposition, qui se tient dans le cadre de la seizième édition des Rencontres d’Averroès, montre cent cinquante photographies en noir et blanc de format carré prises d’Alger à la Kabylie par Pierre Bourdieu qui faisait le professeur en Algérie entre mil neuf cent cinquante-huit et soixante et un pendant la guerre anticoloniale. Dans une deuxième salle, un écran montre un Pierre Bourdieu plus tard parlant de ses photos d’alors, qui capte celles et ceux qui ne peuvent résister à l’image qui bouge. Je préfère celles qui ne bougent pas, plus au moins classées par thèmes, où l’on voit la difficile vie quotidienne des villes et des campagnes d’alors, avec en arrière-fond l’oppression coloniale. Ces photos d’amateur ont bien vieilli et assurément valent le coup d’être vues.

    « J’étais submergé, donc tout était bon à prendre, et la photo c’était ça, une façon d’essayer d’affronter le choc d’une réalité écrasante » déclarait Pierre Bourdieu en deux mille trois.

    Le monde arrive, des gens qu’il ne me semble pas avoir croisés dans les rues de la ville, des femmes et hommes bien mis ravis de se rencontrer ici, quelques têtes d’artiste, des officiel(le)s serrant des mains, des étudiant(e)s avec professeur, quelques représentants bien rares d’outre Méditerranée.

    -Sympa, hein ? déclare une écervelée en montrant les photos à son comparse.

    J’entends qu’il est beaucoup question de Marseille Deux Mille Treize, quand ce sera ici la Capitale Européenne de la Culture.

    -Bon alors ça va se faire ou pas ? demande un encravaté à un autre.

    -Oui bien sûr. Il faut que cela soit fait.

    Je ne sais de quoi ils parlent. Peut-être s’agit-il de la passerelle qui doit joindre le jardin du Pharo au fort Saint-Jean.

    Aucun discours, après un temps raisonnable la porte d’une salle voisine s’ouvre. Un buffet y attend vernisseuses et vernisseurs, où l’on se précipite. Point de service, on fait tout soi-même. Je me verse du vin rouge dans un verre en plastique et m’empare d’une brochette de poisson huileux qui s’avère bien compliquée à manger. J’échappe de peu à la catastrophe, me rabattant pour la suite sur des brochettes de poulet aux herbes et termine par ce que je prenais pour un chou à la crème mais qui est en fait empli d’une mixture assez étrange et pas de mon goût. M’apprêtant à redescendre l’escalier, je croise des jaloux qui arrivent trop tard devant le buffet dévasté

    -Ils sont tous là à se goberger et personne ne regarde les photos, ricane l’un d’eux.

    Sur mon petit carnet, j’ai noté ceci tiré de l’article Guerre et mutation sociale en Algérie qu’écrivit Pierre Bourdieu en mil neuf cent soixante dans la revue Etudes méditerranéennes : Par le port du voile la femme algérienne crée une situation de non-réciprocité ; comme un joueur déloyal, elle voit sans être vue, sans se donner à voir. Elle est toute la société dominée qui, par le voile, refuse la réciprocité, qui voit, qui regarde, qui pénètre, sans se laisser voir, regarder, pénétrer.

    Une théorie qui paraît séduisante jusqu’à ce que l’on se dise que les femmes algériennes étaient déjà voilées avant l’arrivée des colons et je me dis alors, luttant contre le vent devant la byzantine cathédrale Major, que le jeune Pierre Bourdieu était meilleur photographe que sociologue.

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  • Mardi trois novembre, c’est notre dernier jour ensemble à Marseille. Un peu de pluie nous aide à envisager la fin de nos vacances. Je peux même dire qu’elle tombe bien puisque après un petit-déjeuner pris à l’intérieur de la Maison du Petit Canard (ah, les délicieuses confitures de Youssef), c’est le moment de notre virée culturelle.

    Nous commençons juste à côté, dans le Panier, à la Vieille Charité, où sont repliées certaines des œuvres de la collection permanente du Musée Cantini occupé par une exposition temporaire. Beaucoup de bonnes choses comme on en trouve dans tous les musées des grandes villes, mais je suis déçu de n’y pas voir Nombre, 1943, la sculpture de Victor Brauner.

    Ensuite, nous allons voir David, Klimt, Toulouse-Lautrec, Degas… de la scène au tableau au Musée Cantini, exposition qui regroupe tableaux et dessins inspirés de pièces de théâtre (Corneille, Racine, Shakespeare, etc) ou d’opéras. C’est à son tour d’être déçue devant le petit Klimt de seconde zone. Son nom en grand sur l’affiche doit en piéger plus d’un(e).

    Nous sortons de là nous disant qu’heureusement on n’a pas eu à payer et allons nous sustenter rue Breteuil au restaurant Midi Pile, un excellente adresse trouvée au hasard de nos pérégrinations, buffet d’entrées (dont plein de propositions du sud de la Méditerranée), copieux plat du jour, dessert de la maison, cruchon de vin, tout cela pour treize euros par personne.

    La pluie ayant cessée, elle m’offre un thé à la menthe sur le cours Belsunce juste à côté de l’Alcazar devenu Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale, une appellation modeste pour ce qui est une superbe médiathèque en plein quartier sensible (comme disent les politicien(ne)s). Elle y est venue du temps qu’elle était étudiante marseillaise et me la fait visiter de haut en bas, se désolant qu’il n’y ait pas l’équivalent à Paris (à Beaubourg on ne peut emprunter) et encore moins à Rouen où celle prévue a été détruite par Fabius, Robert et Fourneyron. Elle a envie que je fasse des photos pour montrer à ces mal inspirés que les ouaiches ne s’intéressent pas qu’au rap et au sport.

    -Ça ne sert à rien, lui dis-je, c’est mort et ils sont indécrottables.

    Avant de quitter les lieux, nous visitons l’exposition Antony Browne qui propose quatre-vingt-cinq dessins originaux de l’auteur de livres pour enfants, bien connu pour Marcel et le gorille.

                Enfin, nous repassons par la Vieille Charité afin d’y voir l’exposition consacrée à Pierre Albert-Birot, directeur de la « géniale revue d’avant-garde SIC (Sons-Idées-Couleurs) » selon le communiqué de presse signé Frédéric Acquaviva. Je connais Pierre Albert-Birot pour l’avoir lu à l’âge où l’on s’intéresse aux mouvements d’avant-garde. Je me demande qui, aujourd’hui, à moins d’y être obligé par ses études, avale les mille pages sans ponctuation de son épopée Grabinoulor.

                Pierre Albert-Birot est une sorte de pyrogène

                Si vous voulez enflammer des allumettes

                            Frottez-les donc sur lui

                            Elles ont des chances de prendre

    écrivit Guillaume Apollinaire en mil neuf cent dix-sept dans son Poèmepréfaceprophétie.

                -Le problème avec les artistes et les écrivains d’avant-garde, c’est qu’un jour ils n’apparaissent plus que comme les acteurs d’une époque révolue et que leurs œuvres n’ont plus qu’un intérêt historique, dis-je à celle qui me tient la main.

    -Oui, me répond-elle, il n’y a que Marcel Duchamp qui échappe à ça. Lui, c’était vraiment un génie.

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  •             Marseille, j’y arrive par la gare Saint-Charles, sous le soleil, le vingt-trois octobre, descendant les marches de l’escalier monumental suivi de ma valise à roulettes (une concession faite à ma clavicule gauche), tout de suite saisi par le désordre ambiant, voitures garées n’importe où, quidams traversant quand ils veulent, chantiers plus ou moins protégés, commerces de trottoir, agitation perpétuelle, ce qui fait le charme de la ville, ce qui fait que j’y reviens avec plaisir, ce qui plait aussi à celle qui n’y est plus étudiante et me rejoint le lendemain, dont une amie dit « Marseille, ce n’est pas la France » et nous d’accord avec elle, aussi bien peut-on dire « Marseille, c’est la France car ce n’est pas la Sarkozie ».

    J’avance suivant la pente, tourne à droite sur la Canebière, arrive au Vieux Port, là-haut Notre-Dame-de-la-Garde résiste à un vent qui fait choir les scouteurs. Deux tombent près de moi, l’un garni d’un conducteur qui se relève un peu surpris. Je passe devant la mairie du Gaudin et tourne à droite vers la Vieille Charité. La valise commence à peser, c’est que je monte vers le Panier.

                Là se trouve notre logement, un studio baptisé César (celui de Pagnol), ancien atelier d’artiste perché au dernier étage de la Maison du Petit Canard, chez Youssef et Stefanie, au bout de la rue Sainte-Françoise, dans ce quartier à la mauvaise réputation où se greffent désormais (près de chez nous) le Cinéma et la Boutique de la stupide série télévisée Plus belle la vie.

    De bien bons petits-déjeuners pris en terrasse nous attendent chaque matin dans la Maison du Petit Canard où la conversation avec nos sympathiques hôtes et les autres hébergé(e)s est alimentée par les nouvelles locales, un match de foute contre Paris annulé et La Provence qui titre pour quelques heurts avec les Céhéresses « Jour de guerre », les ordures qui s’amoncellent suite à une grève des éboueurs et la patronne de la boutique du feuilleton niais qui peste car poubelle la vie.

                Quoi raconter encore de cet été marseillais de la Toussaint deux mille neuf, le vent tombé et le soleil chaque jour (« vingt-cinq degrés ici c’est comme au Sénégal » se réjouit l’Africain qui nous montre le chemin de Cassis où il se rend tous les jours pour vendre des vaches dansantes en peluche), l’exploration des calanques en bateau, la balade sur les îles du Frioul, celle au port de l’Estaque sur les traces de Cézanne et des autres, toutes les rues parcourues, de la Belle de Mai à la Plaine, du vallon des Auffes à Belsunce, nos repas et nos nuits, et la perte de sa carte bancaire, heureusement retrouvée et conservée par le vigile du Marché Plus de la Canebière, suis obligé de résumer.

                Quand même : ce repas chez Mama Africa, rue d’Aubagne. Nous attendons sur le trottoir d’en face qu’ouvre cet Ivoire Restaurant recommandé par tous les guides Let’s go, Lonely Planet et celui du Routard. C’est écrit sur la vitre mais suite à une erreur d’oreille le dernier est rebaptisé Guide du Retour. Nous imaginons Sarkozy, Hortefeux et Besson rédigeant cet ouvrage pratique, tout en contemplant avec deux Africains l’enlèvement d’une voiture mal garée dans ce quartier qu’aucun des trois cités plus haut ne traversera jamais. La fourrière est là ; pour la protéger, la police et pour protéger la police, quatre soldats comme on voit dans les gares, mitraillette au point :

                -L’hélicoptère va bientôt arriver, plaisante-t-on ensemble.

                -Ils sont jeunes et c’est eux qu’on envoie à la guerre pour tuer des enfants, dit l’un des Africains.

                -Parfois ce sont eux qui se font tuer, lui dis-je.

                -Bon allez je vais cherche la fille, nous dit-il.

     Il se rend dans un appartement pas loin, d’où arrive une des cuisinières. Nous entrons et buvons en apéritif un alcool local tandis que passe sur la plateforme de la fourrière une voiture cabossée. Les soldats se replient en bon ordre. Le déjeuner est succulent, bien qu’elle regrette d’avoir choisi le manioc comme accompagnement plutôt qu’à mon exemple la banane plantain. Une carafe de jus de gingembre nous fait dessert.

    Quand même : cet autre repas chez les Deux Sœurs, rue Pautrier, près de la friche de la Belle de Mai désormais dévolue aux artistes. Les deux sœurs et la tata et encore une autre femme de ces âges sont en pleine forme. L’une me reproche de la regarder de travers et que ça va pas se passer comme ça. On a intérêt à tout manger. Ce n’est pas difficile : les alouettes sans tête et les pieds-paquets sont délicieux.

    Les sœurs sont partout : en cuisine, au service en salle, à l’engueulade dans la rue et au bar où un verre est réservé à chacune, qui se remplit régulièrement. Nous ne sommes plus seuls dans la petite salle. Les habitué(e)s arrivent dont l’un qui se plaint de ne pas avoir assez. La réplique est sans appel :

    -Commence donc par finir ton assiette, non mais t’as vu comme t’es maigre, conaud.

    Entre une mince jeune femme qui rejoint trois déjà là :

    -Ah, c’est à cette heure-là que tu arrives toi l’enculée.

    Les sœurs nous offrent un digestif en s’excusant de leur langage, mais non c’était parfait leur dis-je cependant que celle qui m’accompagne se roule une cigarette.

    A peine dans la rue, réjouis comme il faut par cette aventure, on entend l’une des sœurs qui nous court après : Hey la gonzesse, t’as oublié ton mégot!

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