• -Toute photo est autobiographique, déclare Didier Mouchel, responsable de la photographie au Pôle Image Haute-Normandie, jeudi soir dans la galerie de la rue de la Chaîne où c’est jour de vernissage.

    De verglaçage aussi, je suis arrivé ici prudemment, pas envie de me recasser la clave. Le riverain tarde à saler ou sabler devant sa porte, qu’il soit commerçant ou non. S’il est commerçant, il a l’excuse d’être occupé à ouvrir et fermer son tiroir-caisse.

    L’exposition se nomme Biographies. Elle présente les œuvres de quatre jeunes artistes du coin (c’est dans le cahier des charges du Pôle Image) et n’attire pas l’élu(e), ce qui nous épargne le discours vaseux.

    Franck Boucourt, photographe indépendant spécialisé dans la nature, montre des images de jardins familiaux. Ces dos courbés sur la terre basse font presque mal au mien.

    Alan Aubry, ancien élève de l’Ecole Régionale des Beaux-Arts de Rouen, montre des images de retour en Afrique du Sud où il fut enfant quand son père y construisait une centrale nucléaire. J’y vois trop le poids des leçons reçues pendant ses études.

    Chung-Liang Chang, élève de cinquième année de cette même école, montre des photomontages où il apparaît partagé entre sa vie actuelle en France et celle d’avant à Taïwan. J’ai du mal à m’intéresser à ces histoires d’identité.

    Cécile Tombarello , ancienne élève de la même école, montre des portraits d’enfants et d’adultes. Elle s’inspire des peintures de la Renaissance italienne et flamande. Ce sont ses photos que je préfère parce qu’elles me donnent à penser.

    Le froid implique le vin chaud, semble-t-il. Je m’en abstiens prudemment, choisissant un gobelet de rouge, grignotant deux trois tartines de je ne sais quoi, observant parmi les présent(e)s, le groupe des beauzarteux et beauzarteuses. Groupe, agglomérat, grumeau, je ne sais, pas un(e) pour faire un pas de côté. Restant collé(e)s les un(e)s aux autres, incapables de se séparer, ils et elles semblent s’aimer autant que se détester.

    Dans la Galerie du Pôle Image, ce jeudi soir, se trouve aussi la femme qui l’autre jour à Paris dans l’entrée de la Maison Européenne de la Photographie me sauta presque au cou. Ce soir, elle m’ignore. C’est que nous sommes à Rouen.

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  • J’arrive vers seize heures ce mercredi à la Maison Rouge (fondation privée créée par Antoine de Galbert dans une ancienne usine au numéro dix du boulevard de la Bastille). J’ai le temps de visiter une première fois Soulèvements, le parcours autobiographique de Jean-Jacques Lebel, connu pour être l’initiateur du happening en Europe. Cela se passait à Venise le quatorze juillet mil neuf cent soixante sous le nom d’Enterrement de la chose. La chose, balancée dans le Canal, était une sculpture de son ami Tinguely. Il s’agissait de dénoncer le marché de l’art, la torture en Algérie et le viol d’une étudiante de Los Angeles par un colporteur de bibles. D’autres happenings suivirent, notamment en France, parfois avec la participation de la Police.

    Ici à la Maison Rouge, JJ Lebel montre quelques-unes de ses œuvres mais surtout ses riches collections personnelles. J’ai l’impression de ne croiser que des amis, de Jack Kerouac à Hans Bellmer en passant par Louise Michel, Jacques Vaché ou Pierre Molinier. Citer tout le monde serait fastidieux.

    Je note sur mon petit carnet Les avatars de Vénus, installation vidéo de JJ lui-même, (des images féminines érotiques issues de tableaux et photos naissent l’une de l’autre en un incessant mouvement sur quatre écrans disposés en carré), un poème de derrière une porte dit par Ghérasim Luca le désespoir a trois paires de jambes/ le désespoir a quatre paires de jambes/ quatre paires de jambes aériennes volcaniques/ absorbantes symétriques/ il a cinq paires de jambes cinq paires/symétriques…, la muraille constituée par l’accumulation de douilles d’obus ornées de la guerre de Quatorze et l’énigmatique tableau anonyme du dix-septième siècle La chasse à la chouette, des oiseaux à tête de notables volètent dont l’un embrasse la joue d’une jeune fille au miroir à demi nue agenouillée sur une sellette qu’un être à monstrueuse figure tient en laisse par la cheville cependant qu’un paysan à la braguette suspecte portant un chat sous le bras me fait « mon œil » (ça c’est une description, quand je pense qu’il y en a qui se contentent de mettre un lien vers l’image).

    A deux endroits, des écrans diffusent des entretiens avec Jean-Jacques Lebel (dont je découvre la bonne tête de Père Noël). Des jeunes gens les regardent, casque sur les oreilles. Une voix attire les miennes, que je reconnais pour l’avoir entendue il y a peu sur France Culture. Je me retourne. Jean-Jacques Lebel est au bar discutant avec deux jeunes femmes. Je trouve plaisant que certain(e)s se contentent de l’image télévisée alors qu’ils ont l’original sous la main (si je puis dire).

    Je m’assois à la table voisine et commande un café verre d’eau. Un jeune homme vêtu comme en banlieue remplace les deux blondes. Il vient pour une interviou. Sa première question est :

    -Que pouvez-vous me dire de vous ?

    La réponse de JJ commence par « Que je suis quelqu’un qui traverse la nuit universelle en tâtonnant… »

    La dernière :

    -Sous la forme d’une onomatopée, quel est votre message pour les jeunes ?

    Lebel réfléchit longuement puis :

    -Zaaaapppp, z, a, p, avec beaucoup de a et beaucoup de p.

    Entre les deux, pas mal d’autres dont celle-ci :

    -Quel conseil pouvez-vous donner aux étudiants qui fréquentent actuellement l’Ecole des Beaux-Arts ?

    Après une légère hésitation, la réponse de JJ est : « De surpasser leurs maîtres », une proposition ô combien décevante.

    J’aperçois alors celle que j’attends, qui me rejoint au bar. La sympathique serveuse accepte de lui préparer un thé bien que ce soit l’heure de fermer boutique.

    Je refais la visite avec celle qui me tient maintenant la main en commençant par La pisseuse, sculpture hommage de Lebel à celle de Rembrandt, pisseuse de résine en pleine action sur la terrasse malgré le froid qui gèle son urine.

    Nous glissons notre participation dans la fente de l’urne de la voiture de science-fiction baptisée Monument à Félix Guattari, d’elle : je ne sais plus quoi, de moi : une page arrachée à mon carnet.

    Nous nous attardons dans la salle dite érotique où sont rassemblés de très beaux Picasso, Bellmer, Van Dongen, Molinier, Masson, Picabia, Monory, Dix (Le Rêve de la sadique, caché derrière un rideau rouge) et Grosz (Deux amantes et Nu féminin avec trois phallus éjaculant).

    -Je reconnais toujours les bites de Grosz, me dit-elle, il n’y a que lui pour les dessiner aussi…

    Nous descendons au sous-sol où nous appelle la voix d’Antonin Artaud « j’ai été malade toute ma vie et je ne demande qu’à continuer… », sur un mur les photos faites par Denise Colomb peu de temps après la sortie d'Artaud de l’hôpital psychiatrique de Rodez dont la chambre est ici entièrement reconstituée, et là la radiographie montrant sa vertèbre brisée par les électrochocs.

    -C’est terrible, me dit-elle.

    D’autres images terribles sont présentées dans un réduit fermé par une porte au-dessus de laquelle une inscription peinte annonce « L’irregardable ». Ce sont celles des tortures d’Abou Ghraïb en Irak. Les côtoient Der Popstar, toile de Blalla W. Hallman (l’ambassadeur de la haine) montrant Hitler éjaculant sur des cadavres et des femmes nues. Depuis quand y a-t-il des images irregardables et pourquoi mettre sur le même plan une œuvre d’art et les photos d’un véritable acte de barbarie, deux questions que je me pose mais ne vais pas poser à Jean-Jacques Lebel.

    Il est temps de quitter la Maison Rouge. Nous dînons d’un bon couscous rue de Budapest à L’Etoile du Sud. Elle me raconte ses nouveaux ennuis, cette vieille dame présentée comme autonome et qui s’avère perdant la tête, cette chambre qu’elle va peut-être devoir quitter à peine installée et pour aller où ?, ses études en péril pour cause de manque d’argent alors que d’autres dans sa classe se vantent d’avoir gaspillé sept cents euros. Le monde est dégueulasse et je sais qu’aucun soulèvement ne le changera.

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  • C’est vers six heures, mercredi matin, que tombent les premiers flocons. Une heure plus tard, on peut me suivre à la trace dans les rues de Rouen. J’arrive à la gare où règne un petit désordre : trains qui se font attendre et changement de voies à la dernière minute. Pas trop de mal en ce qui me concerne, celui de sept heures vingt-six pour Paris n’a qu’un quart d’heure de retard  et va son bonhomme de chemin (comme on ne dit plus). La neige disparaît après Vernon. Je lis Amours de Paul Léautaud, pestant contre l’éditeur (L’Imaginaire/Gallimard) qui a laissé le texte dans son état initial, tel que publié il y a un siècle, avec les passages sexuels remplacés par des lignes de pointillés. Seul à avoir échappé à la censure ceci Nous nous accordions mutuellement un assez vif onanisme, voilà tout. Oui voilà tout, pas moyen d’en savoir plus sur ce que fait Paul avec Jeanne. Le train entre en gare, ma voisine remplace ses bottes de Normande enneigée par des bottes de Parisienne élégante.

    Malgré le froid, je fais la tournée de mes librairies de prédilection. Chez Boulinier point de livres pour moi, mais je trouve un double cédé de Magali Noël Regard sur Vian, l’enregistrement fait par la Radio Suisse Romande d’un spectacle d’icelle consacré au Bison Ravi, complété de quelques intervious de lui-même. Chez Gilda, je fais une totale découverte : les trois tomes des Oeuvres complètes d’un certain Christian Guillet, parus chez L’Age d’Homme, dont le style un peu désuet me tente, d’autant qu’il est chaudement recommandé par Pascal Pia et Marcel Jouhandeau, auxquels j’adjoins Elfriede Jelinek, l’entretien de Christine Lecerf (Le Seuil) et Belle humeur en la demeure, érotique de Jacques Abeille (Le Mercure de France), histoire d’une petite bonne et de son maître. Chez Mona Lisait enfin, parmi tous les ouvrages bradés, fruits d’une édition hardie n’ayant pas trouvés lecteurs et lectrices, je fais mien la Correspondance de Louis Calaferte et Georges Piroué parue chez Hesse, Fatal courroux d’Alberto Olivo paru chez Verdier (je découvre le bonhomme, condamné pour le meurtre de sa femme en mil neuf cent trois, il écrivit en dix jours ce mémoire par lequel il entendait démontrer que sa femme était doublement coupable : d’une part de s’être assassinée elle-même en poussant son mari à la tuer, d’autre part d’avoir voulu le contraindre au suicide, pensant qu’il ne pourrait assumer son crime), L’Instant amoureux de Pascal Lainé (textes et photographies) paru chez Marval, Lady B (conte érotico-pop) recueil de seize chansons de Philippe Lacoche (comparé dans la postface pour ses autres textes que je ne connais pas à Henri Calet, Antoine Blondin et Roger Vailland), paru au Castor Astral avec inclus le cédé des seize titres interprétés par son frère Renaud dit Scieur Z, Mïrka photographies de Mïrka Lugosi par Gilles Berquet, ouvrage paru chez Marval avec le dévédé de Microfilms (film du même avec la même), et aussi Erotic (images & alphabets) publié par The Pepin Presse/ Agile Rabbit Editions avec en cédérom une banque d’images et d’alphabets, de quoi écrire Happy New Year avec des lettres montrant des couples ou des trios copulant de façon plus ou moins acrobatique (c’est toujours utile).

    Après passage chez le kebabier, alors que tombent quelques flocons vite fondus, je vais m’alléger au vestiaire du Centre Pompidou. J’en profite pour revoir quelques œuvres aimées parmi lesquelles, côte à côte, l’Alice de Balthus et La Journaliste Sylvia von Arden d’Otto Dix, ainsi que le Portrait du comte Saint-Genois d’Anneaucourt de Christian Schad, sur lequel je me dis à chaque fois qu’il faut que j’en sache davantage, puis je prends un café verre d’eau à La Mezzanine. C’est l’heure de rejoindre à pied le boulevard de la Bastille. J’ai rendez-vous à la Maison Rouge avec celle qui fait ses études à Paris.

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  • Rouen, mardi matin, des boutiques fermées pour cause de soldes du lendemain, guère de piéton(ne)s, lesquel(le)s engoncé(e)s dans des vêtements hyperboréens, peu de camions de livraison me fonçant dessus dans les rues piétonnières, seule animation intéressante : un ouvrier fait tout pour effacer, des murs récemment nettoyés du Palais de Justice, deux graffitis rageurs et grossiers, l’un mettant en doute l’hétérosexualité des policiers, l’autre invitant le quidam à se rapprocher de sa mère plus qu’il ne convient.

    Rouen, mardi après-midi, toujours froid aux pieds malgré mes doubles chaussettes, guère de vie mais trop de monde en file serrée à l’Opéra pour que j’aie la patience d’y retirer ma place, pas de casse-noix au magasin des trucs à deux euros rue de la Jeanne, seule animation intéressante : des ouvriers s’activent à faire disparaître le Marché de Noël, Rouen n’est plus givrée mais Madame le Maire menace de faire bientôt Rouen Impressionnée, avec des artistes oeuvrant dans les rues et même sur un pont.

    Rouen, mardi soir, boutiquières qui se croisent en se souhaitant bon courage pour demain, neige éventuellement attendue, aucune animation intéressante car ville morte, il est un peu plus de dix-neuf heures. Frigorifié, je me dirige vers l’Opéra où l’on danse.

    Au guichet Entrée Plus, on me remet une place bien décentrée dont je ne me soucie guère. Quand s’ouvrent les portes de la salle, je m’offre une chaise en loge. Une musiquette exotique parvient à mes oreilles pendant que je lis le livret programme. Je ne connais rien à la danse japonaise et donc pas la Compagnie Sankai Juku qui présente ici Tobari, ce qui désigne en langue du pays « un voile de tissu séparant un espace en deux parties » et poétiquement « le passage du jour à la nuit » avec toutes les métaphores possibles.

    Cette Compagnie Sankai Juku appartient à la deuxième génération de danseurs butô et est bien connue à Paris au Théâtre de la Ville devant lequel je ne peux passer sans me demander pourquoi il n’a pas repris à la Libération le nom de Sarah Bernhard que lui avaient enlevé les nazis.

    On s’installe près de moi, deux couples de médecins dont un psychiatre. La conversation est donc de bon niveau : « Bonne année, hein ! » « Ouiiiii » « La santé et puis aussi l’argent » « Surtout l’argent » « Oh ! » « Ben oui, l’argent on peut le garder toute sa vie, alors que la santé non » « Ah toi ! Tiens, y a Raymond là-bas » « Oui, je sais » « T’as déjà eu le temps de voir tout le monde ? » « Y a Josiane aussi là-bas » « Ouiiiii ». A bon escient, le noir se fait.

    Ils sont huit sur scène (dont Ushio Amagatsu qui signe la mise en scène et la chorégraphie), crânes rasés et peaux poudrées, qui évoluent de manière lente et mystérieuse, au sol un grand tapis ovale, en fond de scène un rideau parsemé de petites loupiotes. J’aime beaucoup la musique occidentalo-japonaise due à Tabashi Kako, Yas-Kas et Yoshiro Yochikawa.

    Sept tableaux s’enchaînent : « Venu d’un néant sans limite » « Une ombre dans un songe » « Se réfléchir les uns les autres » « Rêve d’avenir vertical » « Bleu nuit » « Dans un flux inépuisable » et « Vers un néant sans limite ». Aller ainsi d’un néant sans limite à un néant sans limite m’enchante particulièrement.

    J’applaudis beaucoup à la fin comme tout le monde cependant que les danseurs saluent d’une façon japonaise.

    Dehors, c’est plus que jamais Rouen congelée. La neige ne tombe pas encore.

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  • Lire la correspondance du peintre avec Antoinette, c’est aussi découvrir la pauvreté matérielle du débutant Balthus, son inlassable confiance en soi, et connaître son état d’esprit à l’époque de ses premiers grands tableaux La Rue, Alice, La Toilette de Cathy (pour lequel pose Antoinette nue, ce qui lui vaut quelques soucis avec ses parents) et le sulfureux La Leçon de guitare, l’un de mes préférés.

    Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t’en parler ? Si je ne peux pas t’en parler à toi - C’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on montre clandestinement en se poussant du coude. Non, je veux déclamer au grand jour, avec sincérité et émotion, tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer un corps, écrit Balthus à Antoinette le premier décembre mil neuf cent trente-trois, ajoutant : Tu vois que je m’expose à être proprement insulté. Propos qu’il développe ainsi : Non, il faut aujourd’hui hurler très fort si l’on veut encore se faire entendre. Il faut des choses très violentes. Il faut arriver avec des pics, des pioches, des perceuses mécaniques pour perforer l’artificiel, pour retrouver la terre –la bonne terre. C’est pourquoi je veux faire, moi, des toiles érotiques (cet érotisme doit naturellement être de la plus haute qualité –et le sera puisque c’est moi qui le fais). Il faut atteindre l’instinct.

    Quelques mois après, Balthus passe à l’acte, ce qu’il raconte à Antoinette dans une lettre datée du dix février mil neuf cent trente-quatre : Après deux mois de recherches désespérées et après avoir mobilisé tout le monde (dès que je paraissais quelque part, les gens avaient des sourires équivoques), j’ai fini par trouver une petite fille chez une concierge d’un quartier pauvre. Elle est venue poser trois fois accompagnée de sa mère. Elle louchait terriblement mais se déshabillait avec une magnifique impudeur d’enfant, tandis que sa mère, une malheureuse Luxembourgeoise, affreusement victime de la vie, tricotait dans un coin. Il n’ y a donc pas eu détournement de mineure.

    Bien plus tard, Balthus répudia La Leçon de guitare ainsi que l’explique son fils Stanislas Klossowski de Rola dans la préface écrite en mil neuf cent quatre-vingt-seize au Balthus publié cette même année par les Editions de La Martinière : « Ce magistral tableau fut peint par défi afin de conquérir tout de suite fortune et renommée. Il fut relégué dans une arrière-salle de la galerie Pierre, et on ne le montra qu’à certaines personnes. J’ai vu cette toile à New York, et j’aurais souhaité la voir reproduite dans le présent ouvrage, mais mon père s’est toujours opposé à sa divulgation. Elle a cependant été reproduite plusieurs fois et ce ne fut jamais avec son autorisation. »

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  • Je viens de passer plusieurs nuits à lire la Correspondance amoureuse de Balthus avec Antoinette de Watteville publiée en deux mille un chez Buchet Chastel. Elle regroupe les lettres échangées entre mil neuf cent vingt-huit et mil neuf cent trente-sept par les deux amoureux (elle à Berne, lui à Paris) qui mettront bien longtemps avant de pouvoir vivre ensemble. Ce sont leurs deux fils, Thadée et Stanislas Klossowski de Rola, qui ont établi cette édition, du vivant du peintre et avec son soutien. Ce livre est l’un des cadeaux de Noël que m’a faits mon amoureuse.

    Cette Antoinette, enfantine, sensuelle et rieuse (telle qu’il voudrait que fussent toutes les jeunes filles), lui en fait voir à Balthus, hésitant entre lui et un autre, nommé Gin, qui en bave lui aussi. Ses fils la présentent dans la préface comme une grande fille blonde athlétique et fragile, asthmatique, traînant dans les bars avec des diplomates au temps de sa prime adolescence, j’ai fait trop de folies dans ma jeunesse, écrit-elle à dix-neuf ans. Un jour, Balthus, n’en pouvant plus de ses atermoiements, tente de se suicider au laudanum. C’est Antonin Artaud qui, le découvrant inanimé dans son grenier de la rue de Fürstenberg, lui sauve la vie.

    Un grand plaisir que cette lecture offerte par celle qui me tient la main … le seul être auquel je confie mes pensées les plus intimes, auquel je dis tout ce que je sens, tout ce que je veux, tout ce qui me touche et m’émeut, auquel enfin je dois de ne pas me sentir complètement seul, comme l’écrit Balthus à Antoinette le six septembre mil neuf cent trente-quatre.

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  • Lhasa est morte d’un cancer à l’âge de trente-sept ans chez elle à Montréal, m’apprend France Culture ce matin, une nouvelle qui évidemment rend triste.

    Je ne sais plus à quelle date j’ai vu et ouï Lhasa à Rouen au Hangar Vingt-Trois. Je n’en trouve pas trace dans ce Journal de bord, donc ce doit être avant le onze novembre deux mille six. J’ai dû garder le billet, rangé (si je puis dire) dans le tiroir du bureau qui ne me sert à rien d’autre qu’à entreposer mon désordre, trop long de le rechercher. Une rapide enquête sur Internet me laisse finalement à penser que c’était le vingt-sept mars deux mille quatre.

    Je me souviens d’un excellent concert pendant lequel il fut impossible de frapper tous ensemble dans les mains, un effet bénéfique du rythme subtil de ses chansons.

    Je me souviens aussi qu’elle nous raconta comment son grand-père avait débarqué seul à Marseille, immigré clandestin âgé de treize ou quatorze ans, ayant quitté une famille ne pouvant plus le nourrir, et comment il était devenu ouvrier sur le port.

    Je sais qu’elle-même eut une enfance de rêve, vivant dans un bus avec ses parents et ses sœurs, nomadisant à travers les Etats-Unis de sa mère et le Mexique de son père.

    C’est à Marseille que Lhasa de Sela (nommée meilleure artiste des Amériques en deux mille cinq par la Bibici), vint vivre durant deux ans après le succès de son premier cédé, chanteuse métisse dans une ville métissée.

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  • L’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques l’affirme sans rire : en deux mille sept, la France comptait soixante-trois millions six cent un mille deux habitant(e)s. Evidemment, les deux qui empêchent le compte rond, c'est elle et moi. Il faut bien que l’on serve à quelque chose.

    Pour Rouen, où je vis (sans en être), cela fait cent dix mille neuf cent vingt-sept (pas terrible) dont deux mille trois cent cinquante-huit compté(e)s à part. Pour Bihorel (où elle a ses parents), huit mille six cent cinquante-six dont cent quatre-vingt-quinze compté(e)s à part.

    Qui sont ces compté(e)s à part ? Eh bien, en gros des étudiant(e)s et des nomades (parmi ces derniers : celles et ceux qualifiés en novlangue de « sans domicile fixe » alors qu’il n’en ont pas du tout).

    Je me souviens comme Bernard Amsalem, alors maire de Val-de-Reuil, s’y entendait pour gonfler un peu la population de sa ville nouvelle (comme on disait encore) en invitant à chaque recensement un cirque à s’installer sur son territoire. Je ne sais si cette pratique perdure.

    Ce que je sais, c’est que celle qui me tient la main même de loin est une vraie sans domicile fixe, allant d’hébergement en hébergement avec plus ou moins de chance. La voici aujourd’hui en route pour un nouvel arrondissement de Paris. Dans le coffre de la voiture de son père, tout ce qui fait sa vie et qu’elle est obligée de trimbaler sans cesse. Il n’y a pas que des riches à Bihorel. Pour l’Insée, c’est vraiment une comptée à part.

    Pour moi aussi.

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  • Dans la nuit du trente au trente et un décembre deux mille neuf, l’ongle noirci de mon pouce d’orteil droit choisit de me quitter. Il me laisse comme un escargot sans coquille pour affronter la nouvelle année.

    Celle qui m’accompagne est là pour le passage et nous nous disons : point de regret pour l’an zéro neuf, nous en avons eu trop de soucis.

    Elle fait réchauffer la zarzuela tout à fait personnelle avec laquelle elle est arrivée, un nouvel exemple de son talent culinaire, zarzuela complétée d’entrées, de fromages, de vins délicats et d’un dessert offerts par sa mère. A minuit, sans la moindre originalité, nous nous embrassons sous le gui en priant pour que l’année deux mille dix nous soit favorable.

    Le premier janvier vers dix heures, sous un ciel bleu, nous prenons la route de Dieppe. Je me gare tout en haut au-dessus du château.

    Dieppe bouge en ce jour férié, des commerces y sont ouverts, des promeneurs s’y croisent, des restaurants y espèrent le client. L’édition locale de Paris Normandie titre sur le fiasco du Marché de Noël.

    Nous prenons une boisson chaude au Tout va bien puis partons pour une longue marche ensoleillée, débutant par le tour du port de pêche dont les bateaux nous font rêver, poursuivant par le quartier du Pollet où les bars sont fermés, contournant le port de plaisance, remontant la longue promenade du bord de mer jusqu’à la falaise près de laquelle je fais pipi, enfin remontant jusqu’à la voiture.

    Nous rentrons par Pourville avec vue sur la mer houleuse et grise. Il est seize heures à l’arrivée à Rouen. C’est le moment d’un deuxième repas bien arrosé. La nouvelle année commence bien.

    Je connais les mots de passe pour début janvier « Meilleurs vœux » ou bien « Bonne année, bonne santé ». Une fois sur deux, j’oublie de les formuler quand je croise qui je connais, mais chacun(e) sait que je suis ourseux de nature et peut mettre ça sur mon fichu caractère.

    Le dernier à en faire les frais, un bourgeois à chapeau qui ce matin pissait contre le mur de la maison d’en face. Il a commencé l’année en filant doux tandis que je le traitais de sarkoziste sans lui présenter mes vœux.

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