• Vendredi soir, je rejoins le Rive Gauche de Saint-Etienne-du-Rouvray par le boulevard Industriel pour assister à la représentation de (Self) Service, pièce d’Anne-Cécile Vandalem jouée par la troupe Das Fraülein Asbl dont fait partie l’auteure.

     La jauge est réduite à deux cents spectateurs centrés pour que l’on puisse faire face à la baie vitrée d’un appartement. Pour l’instant, son rideau est tiré. S’y reflète, déformé, le public qui s’installe. Je suis au quatrième rang, très bien placé, et je me regarde.

    Un couple arrive, qui s’assoit à ma gauche. La femme se penche vers moi et me dit :

    -On va parler tout bas sinon vous allez tout raconter dans votre blog.

    Je l’assure de ma discrétion. Le rideau coulisse côté jardin.

    Une vieille femme pleure bruyamment. Il y a de quoi. L’une de ses filles jumelles gît, écrasée par son banc solaire. L’autre semble au bord de la crise de nerfs. La farce est macabre et policière, avec intermèdes musicaux chantés et dansés, cela dû à une voisine artiste, perturbée elle aussi, moins cependant que la tante handicapée, quatrième femme enfermée dans cet appartement maléfique qui se déglingue au fur de l’histoire. C’est complètement belge et j’aime ça.

    Une ultime scène traitée en ombre chinoise donne le fin mot (comme on dit), tout cela n’est que dans la tête ravagée d’une enfermée psychique. Je la regrette, n’aimant pas tout comprendre.

    L’auteure comédienne et ses trois comparses saluent. Les applaudissements ne sont pas aussi vigoureux qu’ils pourraient l’être. C’est que chacun(e) est un peu secoué(e). Il faut se réadapter au monde.

    Je me lève, salue mes voisins lecteurs et fais le chemin dans l’autre sens.

    Voiture garée, je croise six clones de la French Cup qui rentrent d’un entraînement tardif de patinage synchronisé. Je les suis sur le pont Corneille. Ignorant les plaisirs nocturnes de Rouen, ces filles à chignon bien tiré bifurquent sagement vers leur hôtel et je fais de même vers mon calme logis.

    *

    Après la découverte de l’Impressionnisme par Laurent Fabius, chef de la Crea (c’est comme l’Agglo d’avant, en plus gros), voici celle du Land Art par Valérie Fourneyron (maire de Rouen). Elle a des projets dans ce domaine, en quoi elle voit un « art contemporain valorisant notre patrimoine environnemental » (Rouen Magazine) ce qui dénote une belle hauteur de vue et un penchant pour le charabia.

    *

    Un vieux Panorama de France Culture rediffusé à quatre heures du matin : des prises de bec, des avis tranchés, des voix qui se chevauchent et un peu de mauvaise foi. Rien de semblable avec le Tout arrive de maintenant : policé, réfléchi, sans un mot plus haut et un brin lèche-bottes. De quoi regretter encore une fois le passé, chose que je n’aime pas faire.

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  • Dilemme jeudi soir : Thomas Fersen chante au Théâtre Charles-Dullin du Petit-Quevilly et Alexandre Tharaud joue à l’Opéra de Rouen. J’opte, après moult hésitations, pour le piano.

    Le moment venu, je découvre que j’ai une très mauvaise place au fond du deuxième balcon. La renommée d’Alexandre Tharaud est croissante, le public de plus en plus nombreux. Je me glisse clandestinement dans une loge, d’où je suis bientôt délogé. Un placeur me dit d’attendre à la porte de la corbeille. L’espoir est mince, d’autres sont aussi sur le coup mais, de découragement en découragement, nous ne sommes plus que deux quand les portes vont se fermer. Avec l’accord du placeur, je peux occuper un siège dans une autre loge, côté jardin, avec vue sur le clavier, parfait.

    Alexandre Tharaud et sa tourneuse de pages entrent en scène. Ce sont d’abord six sonates de Domenico Scarlatti. Je me laisse emporter par la musique et le jeu des doigts sur le clavier, lesquels sont doublés sur le bois verni de l’instrument. Je suis hélas ramené à la réalité entre deux sonates par des toux de plus en plus insistantes.

    L’une de mes voisines fulmine :

    -C’est incroyable, on se croirait dans un sanatorium.

    Mon voisin de gauche me dérange aussi, qui se recoiffe de la main, plie et déplie son programme, le glisse dans sa poche, le ressort, un comportement de branlotin d’autant plus pénible qu’il est plus vieux que moi.

    Je me réfugie dans ma bulle pour la seconde partie du concert consacrée à Frédéric Chopin : nocturne, fantaisie, nocturne, fantaisie, mazurka et ballade. Chopin a deux cents ans en deux mille dix. C’est son année, disent les commerçants.

    Le talentueux pianiste est rappelé quatre fois, puis il temps de rentrer.

    Traversant en diagonale le parvis de la Cathédrale, je constate que, pendant mon escapade parisienne, l’immense photo cachant les ruines du Palais des Congrès a disparu.

    *

    Publicité Esse Effe Erre pour sa clé Internet : « Loin du bureau, je suis encore au bureau ». Elle est loin l’époque du Ministère du Temps Libre.

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  • Jeudi matin, nous nous séparons à la station Montparnasse-Bienvenüe, elle en route vers ses études et moi vers mon temps libre. Il me ramène d’abord chez les libraires où je trouve dans les bacs du trottoir L’effondrement de Zoltàn Szabo (Editions Exils), texte paru initialement en Hongrie en décembre mil neuf cent quarante (l’auteur alors chercheur en ethnographie à Paris y raconte la débâcle française et l’exode tels qu’il les a vécus) et Ombre des jours, recueil d’aphorismes et de nouvelles d’Umberto Saba (Editions Rivages). J’achète aussi, pour le revendre avec bénéfice, le pavé qu’a consacré François Beauvy à un collaborateur oublié du Mercure de France sous le titre Philéas Lebesgue et ses correspondants en France et dans le monde.

    Ce livre, paru en auto édition chez Awen, est dédicacé par l’auteur en ces termes : « A Claude Duneton, pour redécouvrir une époque littéraire, artistique et politique riche d’évènements. Avec toute ma sympathie. François Beauvy ». L’auteur de Je suis comme une truie qui doute n’en a pas eu. Trouvant l’ouvrage à coup sûr inintéressant, il l’a fourgué chez Gibert Jeunes.

    Après cela, je me rends au Grand Palais où, pour Monumenta deux mille dix, Christian Boltanski présente Personnes. Au vigile qui me demande d’ouvrir mon sac à dos, j’explique qu’il ne contient que des livres. Il me répond que c’est l’alcool qui pose problème.

    Ça fait longtemps que je ne suis entré ici, pas depuis les premiers Salons du Livre. La verrière est aussi impressionnante que dans mon souvenir et l’installation de Boltanski ne l’est pas moins.

    Elle est composée de centaines de vêtements usagés répandus en carrés parfaits entre lesquels il est loisible de déambuler, d’un mur d’urnes numérotées, d’un immense cône de vêtements également usagés dont une grue automatisée va piocher avec sa pince une poignée au sommet, les élevant puis les libérant (ils retombent sur le tas, planant comme feuilles mortes) et du son très amplifié de battements de cœur.

    J’aime me promener dans ce cimetière où je croise des jeunes filles d’écoles d’art qui montrent leurs jambes quand elles s’accroupissent pour dessiner ou faire des photos pendant que des classes, installées à des tables sur le côté, subissent le discours professoral. Des jeunes gens en noir portant au dos l’inscription Médiateur Culturel sont à disposition. Je les esquive.

    Certain(e)s préfèrent voir là l’évocation des charniers des temps totalitaires, évitant de penser à leur propre avenir. Ce n’est pas mon cas. Je me demande quand et où mes vêtements et songe à Pessoa (dont le nom signifie personne, c’est-à-dire quelqu’un), à son poème Bureau de tabac qui commence ainsi Je ne suis rien/ Jamais je ne serai rien/ Je ne puis vouloir être rien/ Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

    Dehors, la journée est plus que jamais printanière. Je décide d’aller à pied vers l’Opéra pour un ultime passage chez Book.Off. Devant L’Olympia, je pense à ma grand-mère Jeanne qui, à plus de quatre-vingts ans, passa ici la nuit sur un banc en compagnie d’un clochard. Le concert de Michel Sardou s’était prolongé, plus de transport en commun pour rentrer à Bondy (Seine-Saint-Denis). Elle est morte depuis longtemps.

    Après avoir acheté Libération, je prends le train de quatorze heures cinquante pour Rouen, partageant le voyage avec un rabbin qui organise une bar-mitsva au téléphone et une dizaine d’Américain(e)s obèses. Ils s’amusent des Français qui dès qu’ils savent avoir affaire à des Américains s’écrient Obama ! Obama ! et sachant qu’ils viennent de Chicago ajoutent Bang ! Bang !

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  • Mardi, veille de jour de grève à la Société Nationale des Chemins de fer Français, j’apprends que mon train habituel doit s’arrêter partout (ce qui augmentera de quarante minutes la durée du voyage), lui qui file ordinairement droit jusqu’à la capitale.

    En conséquence, mercredi j’anticipe mon départ et prends celui de six heures vingt-six où je cohabite avec des endormi(e)s d’autant plus endormi(e)s que le wagon (ou la voiture comme disent les cheminots) est dans l’obscurité suite à une panne quelconque. Seule la loupiote au-dessus de ma tête est allumée, je lis Une canne à pêche pour mon grand-père, recueil de nouvelles de Gao Xingjian (la deuxième, intitulée L’accident, a ma préférence, qui narre la rencontre mortelle d’un cycliste avec un bus). Pas un téléphone ne sonne pour demander téou.

    A Paris, la ligne quatorze est en panne. J’arrive quand même au Quartier Latin avant l’ouverture de Boulinier. En attendant que, je prends un café mini viennoiseries chez Ma queue Donald (comme dirait Brigitte Fontaine).

    Je passe la matinée à faire moisson de livres chez Boulinier et ses concurrents, engrangeant notamment Des histoires pour rien, nouvelles de Lorrie Moore publiées chez Rivages parmi lesquelles Comment devenir écrivain qui commence ainsi : Essayez d’abord de devenir autre chose, n’importe quoi d’autre., Le cul de Judas, deuxième roman d’Antonio Lobo Antunes dans son édition originale chez A.M. Métailié, Curriculum vitae, l’autobiographie de Muriel Spark chez Fayard (d’elle je lisais Memento Mori quand mon frère Jacques mourut), Autobiographie d’une travailleuse du sexe de Nalini Jameela chez Actes Sud et le très pornographique beau livre (comme on dit dans la librairie) consacré aux photos de Vlastimil Kula chez Taschen.

    Un kebab et je passe à la Galerie des Arts Graphiques, rue Dante (une rue dédiée aux mangas et à la bédé), pour y voir les originaux de certains des dessins faits par Gérard DuBois pour Les  aventures de Minette Accentiévitch, roman érotique de Vladan Matijevic paru aux Allusifs. Je suis déçu par la sélection, n’y trouvant d’excitant que celui qui figure sur le carton d’invitation, très balthusien et déjà vendu. Dans une boutique à côté, j’achète, bradés à un euro, deux calendriers avec photos noir et blanc de scènes de café, l’un pour elle, l’autre pour moi. L’aimable commerçante me souhaite une bonne année, parce qu’il n’est jamais trop tard, et je fais de même.

    Il est temps de traverser la Seine. Chez Templon, impasse Beaubourg, je visite l’exposition consacrée aux dessins de Valerio Adami (« célèbre pour ses toiles aux couleurs acidulées » dit le communiqué, mais je ne le connais pas). Deux me plaisent plus que les autres, il y est question de sexe. Il faut croire que je suis vraiment obsédé. En face, rue Beaubourg, toujours chez Templon, Jean-Michel Alberola montre un ensemble inédit de tableaux, œuvres sur papier, murs peints et un néon. Je retiens La pensée de Beckett, installation avec néon (toi-même), L’homme invisible, huile sur toile jouxtée d’un nez de clown noir dans un petit cube en verre, Reprendre la conversation, mur peint qui donne son nom à l’exposition et, autre mur peint, La sortie est à l’intérieur. Je sais où est la sortie. Je le sais où que je sois, toujours prêt à fuir en cas de problème soudain, d’ennui profond ou de lubie subite. Trouver l’entrée me pose davantage de problèmes.

    Je connais heureusement celle de son école. Je prends le métro pour l’y rejoindre. Une voix descendue de nulle part annonce un « accident grave de voyageur » (comme on appelle ici les suicides). Cela se passe à l’une des stations de fin de ligne et ne me retarde pas. Je l’attends en terminant le livre de Gao. À cinq heures, elle apparaît. Nous nous préparons à une chaude nuit clandestine. J’ai l’autorisation de circuler jusqu’à jeudi minuit avec mon billet à tarif réduit. La grève n’a pas que des désavantages pour le voyageur.

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  • Mardi soir, j’arrive à l’Opéra de Rouen pour le concert annuel de l’orchestre Café Zimmermann. Au guichet Entrée Plus, je trouve une placeuse promue distributrice de billets. Avant même que je lui dise mon nom, elle en frappe les premières lettres sur le clavier et l’imprimante crache mon ticket.

    Si cette jeune personne me connaît, me dis-je, c’est qu’elle a lu au moins l’une des deux méchancetés que j’ai écrites sur elle. J’imagine qu’elle me déteste. C’est une bonne chose pour elle : cela aide à vivre que de détester quelqu’un. Je la remercie quand elle me tend mon billet.

    J’ai une bonne place en corbeille, d’où je considère Eduardo Eguez, seul sur scène, accordant son théorbe. Derrière moi s’installent deux couples qui font le point sur les spectacles à venir. Le concert à l’église Saint-Vivien les inquiète, il y fait froid, on y est mal assis.

    -Moi, sur mon agenda, j’ai écrit : Que s’il fait chaud, dit l’une.

    -On ne peut même pas venir avec un coussin comme à Roland-Garros, regrette un autre.

    « Café Zimmermann est nominé aux Victoires de la Musique deux mille dix » annonce fièrement le livret programme. L’orchestre est en formation large de quatorze musicien(ne)s dont les deux fondateurs : Pablo Valetti au violon (qui dirige) et Céline Frisch au clavecin. Un seul compositeur est au programme : Georg Friedrich Haendel.

    Le concert débute par l’ouverture d’Ottone, Re di Germania sur laquelle j’arrive à mentalement chantonner «  C’est Gugusse avec son violon qui fait danser les filles, qui fait danser les filles. C’est Gugusse avec son violon qui fait danser les filles et les garçons. », un vrai crime de lèse-Haendel. J’ai pour excuse que cette musique m’ennuie. On pourrait croire qu’elle ennuie aussi ceux qui la jouent tant ils ont l’air constipé.

    Heureusement arrive la soprane Roberta Invernizzi qui a enregistré plus de soixante disques pour Sony et tout change.

    Elle interprète les arias de Cleopatra (Giulio Cesare), de Teofane (Ottone, Re di Germania), de Rodelinda (Rodelinda), de la Bellezza (Il Trionfo del Tempo e del Disinganno), de Berenice (Scipione) et de Adelaide (Lotario), quelle merveille. Le contraste est flagrant entre son chant expressif et le visage fermé de son voisin le joueur de théorbe. A l’issue, elle déchaîne les applaudissements et revient pour deux ou trois rappels (je ne me souviens plus). Grâce à elle, j’ai passé une très bonne soirée.

    *

    L’homme qui marche de Giacometti vendu une somme astronomique, ce n’est pas ce chiffre que je retiens. C’est la taille de cette statue : un mètre quatre-vingt-trois car c’est aussi la mienne. Cela fait six pieds pour les Anglais. Et les pieds ça me connaît, je suis un homme qui marche.

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  • Je déserte L’Echiquier, je déserte Le Socrate, je déserte L’Espiguette, je déserte Le Marégraphe, estaminets de Rouen où par le passé on me voyait lire ou écrire devant un café verre d’eau en après-midi l’hiver, marre de la musique qu’on y entend et marre du peu de clientèle à l’intérieur. Cette saison, on me trouve assez souvent au Vascoeuil, place Saint Marc, où le café est bon, grillé sur place et pas trop cher. Dommage qu’on y écoute une mauvaise radio et que l’endroit soit peu fréquenté, en dehors de quelques piliers de bar encombrants.

    Je lis, au Vassecoeuil (comme prononcent patron(ne) et serveuses qui ne connaissent sans doute pas le village éponyme), Fitzgerald père et fille, Lots of Love, la correspondance échangée par Scott et Scottie entre mil neuf cent trente-six et mil neuf cent quarante (année de la mort de l’écrivain) pendant que Zelda est internée en hôpital psychiatrique. Ces missives sont publiées par Bernard Pascuito dans une traduction de Romain Sardou (ben ouais).

    Lorsque cet échange de lettres commence, Scottie a quinze ans (elle suit sans motivation des études obligées) et Scott en a quarante (il végète quasi oublié, ruiné, alcoolique, exploité par Hollywood). C’est une branlotine énervante. Il est un père particulièrement chiant. D’où l’intérêt pour moi de cette lecture, qui montre aussi le souci qu’ils ont l’un de l’autre et combien Fitzgerald s’inquiète pour Zelda : Lorsque je suis loin de ta mère, je ressens toujours une profonde pitié pour elle. Elle comptait parmi les enfants de ce monde qui ne grandissent jamais, ces casse-pieds passés maîtres en l’art de s’en tirer avec un sourire, ceux que les gens tolèrent jusqu’à tant qu’on leur fasse réaliser à quel point ils sont pesants. (vingt-sept avril mil neuf cent trente-huit).

    Scottie cherche sa liberté : Il y a un autre sujet dont j’aimerais t’entretenir : à cette époque l’année passée, tu m’as dit de ne pas fumer pendant un an. Eh bien, cette année s’est écoulée et je te demande humblement la permission –après tout je vais bientôt avoir dix-sept ans, et c’était ta promesse-, (…/…). Alors s’il te plaît, autorise-le-moi. Et réponds-moi au plus vite. Mes poumons vont parfaitement bien, alors quelle raison ? Je t’en prie, réponds. Même si je sais foncièrement que tu me diras « non » jusqu’à mes quatre-vingt-dix ans. écrit-elle à son père (de France où elle est en voyage) le dimanche sept août mil neuf cent trente-huit.

    La partie n’est effectivement pas gagnée. Le même jour, Francis Scott écrit à sa fille : Plusieurs Américains m’ont fait des remarques à propos de tes cheveux. Tu es allée trop loin cette fois-ci, alors s’il te plaît laisse-les dorénavant repousser normalement. Et de la mettre en garde : tu auras l’air vulgaire et ressemblera à une grosse ménagère avant tes dix-neuf ans.

    C’est que, lui explique-t-il un mois plus tard, Porter mon nom te rend malheureusement plus voyante que tu ne l’imagines, ce pourquoi je te supplie de ne plus écrire de commentaires odieux sur les juifs au dos d’une carte postale sans enveloppe ! D’après moi, les nazis sont haïssables et, pour partager leurs préjugés, il faut être snob et immature. Prends ça dans les dents, ma fille.

    Frances Scott Fitzgerald signe sa reddition le seize septembre de la même année : J’accepte de ne jamais fumer avant l’anniversaire de mes dix-neuf ans. Par cet écrit, j’en fais le serment solennel et engage ma parole d’honneur.

    Quoi faire de cette fille, se demande Fitzgerald explorant les pistes les plus diverses : Tu pourrais peut-être devenir architecte-paysagiste comme Le Nôtre mais là aussi les dons personnels comptent pour beaucoup, en veillant à ce que la demoiselle ne déchoit pas :Une seule chose ne m’a pas plu dans ta lettre, c’est ta suggestion d’aller travailler cet été au rayon des fournitures scolaires de Lord and Taylor. Cela me paraît profondément assommant et improductif.

    En décembre mil neuf cent quarante, ça tourne mal pour Francis Scott : Par ailleurs, je suis alité ; cette fois c’est le résultat de vingt-cinq années de cigarettes. Tu as pour père et mère deux exemples à ne pas imiter. Il te suffira de faire tout ce qu’ils n’ont pas fait et tout ira à merveille. Le vingt et un, Scottie écrit à son « cher papa » Je te souhaite de passer un très bon Noël en dépit de tes problèmes de santé, ajoutant Jamais je n’ai été aussi heureuse de quitter l’université ; je m’amuse comme une folle. ( …/…) J’ai passé la nuit à Scarsdale parce qu’une très bonne amie organise ce soir un dîner avec les membres de l’assemblée de Westchester, ou quelque chose du genre, lettre qu’il ne lira pas car il meurt à ce moment-là d’une crise cardiaque, ce qu’elle apprendra au cours de sa soirée.

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  • Ecoutant Claude Perdriel, patron du Nouvel Observateur, raconter sa vie sur France Culture dans l’émission A voix nue, j’apprends qu’il est né au Havre, ville où l’on trouve deux fois le nom de Perdrial sur le monument aux morts, m’a-t-on dit.

    Les Perdriel sont assez nombreux en France, les Perdrial beaucoup moins. J’ai longtemps cru qu’il n’y avait que les membres de ma petite famille pour porter ce patronyme.

    Jusqu’au jour où, à Val-de-Reuil, deux dames Perdrial m’ont fait la surprise d’une visite, ayant trouvé mon adresse dans l’annuaire du téléphone. Venues de la région parisienne, elles souhaitaient regrouper, lors d’une fête, tous les Perdrial autour de leur père vieillissant. J’appris ce jour-là que des Perdrial, il y en avait deux ou trois dizaines, habitant en Haute-Normandie, en région parisienne et du côté de Nantes.

    Mon peu de goût pour les réunions de famille et la circonstance aggravante que l’ancêtre soit un militaire à la retraite font que je n’ai jamais revu ces deux dames, mais j’ai pu vérifier leurs dires quelques années plus tard grâce à Internet, me réjouissant que ces Perdrial visibles n’aient rien pour me faire honte (on y trouve notamment une scénographe, un animateur du mouvement pédagogique Freinet et une directrice adjointe au cinéma au Ministère de la Culture).

    J’ai une hypothèse pour ce peu de Perdrial et ce davantage de Perdriel, vivant dans les mêmes régions. Les premiers ne seraient-ils pas nés d’une erreur lors des déclarations en mairie (un e qui devient a) ?

    Dans le Dictionnaire étymologique des noms et prénoms de France (Larousse), pas plus de Perdriel que de Perdrial, je ne trouve que des Perdrix (avec comme variante lyonnaise Perdriat). Ce patronyme est qualifié de sobriquet (chasseur de perdrix ou peureux comme une perdrix) ce qui me rappelle mon passage par l’Ecole Normale de Garçons d’Evreux où mes bons camarades m’appelaient Perdreau.

    Je me souviens aussi qu’un jour au Bec-Hellouin, les musiciens du groupe Enfantillage, pour qui mes élèves faisaient les chœurs dans deux chansons de leur premier disque, allèrent visiter l’Abbaye Notre-Dame du Bec. Croisant l’un des moines, ils lui parlèrent de moi et celui-ci, mal comprenant, leur répondit :

    -Le père Drial, non il n’y a pas de père Drial au Bec-Hellouin.

    *

    Sur un mur de la rue Malpalu : « Sans espoir, tout devient possible »

    *

    Lisant, la nuit dernière, Vision du cloître, l’ouvrage consacré aux dessins de Mère Geneviève Gallois paru à la Réunion des musées nationaux, je découvre qu’une exposition de ses œuvres a eu lieu au Musée des Beaux-Arts de Rouen en deux mille quatre. Sans doute accaparé par mes obligations professionnelles, je n’y ai pas pris garde. Henri Jeanson ne le disait pas sans raison Travailler, c’est bon pour ceux qui n’ont rien à faire.

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  • Je recherche dans ma bibliothèque les livres de J.D. Salinger, mort la semaine dernière après avoir disparu depuis longtemps (parce que, comme le chante Gérard Manset, « ça fait mal à l’homme la célébrité »). Je croyais les avoir tous, parus alors au Livre de Poche. Je m’aperçois qu’il me manque celui sobrement intitulé Nouvelles.

    Je feuillette les trois autres L’attrape-cœurs, Franny & Zooey et Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers/ Seymour, une introduction, les deux premiers lus à vingt ans (en mil neuf cent soixante et onze), le troisième deux ans plus tard.

    Je suis en peine de me souvenir du contenu de ces livres. J’oublie tout ce que je lis et ça ne date pas d’aujourd’hui. Je peux donc prendre pour moi la dédicace du dernier : S’il reste au monde un seul amateur de lecture –ou même un homme qui lit et oublie aussitôt- je le prie, avec une affection et une reconnaissance indicibles, de bien vouloir partager en quatre la dédicace de ce livre avec ma femme et mes enfants.

    Je me souviens quand même des grandes lignes de L’attrape-cœurs, ce roman du rebelle sans cause (comme on a pu dire). Je connais aussi son titre original The Catcher in the Rye grâce à  Rue Simon Bolivar, la chanson de David Mac Neil:

    Mon père a voulu que j'aille/ Attendre dix-huit ans/ Dans un collège à Versailles/ Mais, papa, c'était déjà trop tard./ J'avais chapardé ma guitare/ Et j'avais lu le"catcher in the rye".

    *

    Bar Le Grand Saint-Marc, lui muet, elle vitupérant : « T’as pas essayé de me faire un p’tit dans l’dos avec Catherine ? Moi aussi j’ai eu des occasions mais est-ce que j’l’ai fait avec un de tes potes ou même avec ton frère ? »

    *

    La même, un quart d’heure plus tard : « Quand est-ce que tu vas te calmer ? Le jour où ça marchera plus ? Eh bien, ce jour-là, ne viens pas m’voir parce que je te la coupe. »

    *

    La même, une bière et une demi-heure plus tard : « Tu sais c’que j’vais faire ? J’vais coucher avec un mec ce soir. Comme ça, on sera à égalité et on pourra repartir sur de bonnes bases. »

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  • Sur la feuille programme de la semaine, Jean-Michel Mongrédien, directeur du Melville, s’adresse aux « Chers spectateurs » en ces termes : «Le Melville ne participe pas à l’opération de communication du Département de Seine-Maritime “Tous au Cinéma” dont la finalité se traduit par l’enrichissement des multiplexes qui encaissent chaque année soixante-dix pour cent de la somme allouée à l’ensemble des salles du Département soit cent soixante mille euros. On appelle cela une subvention déguisée. Pour mémoire, le Département participait à hauteur de trente mille euros pour le maintien du Melville... ».

    Les années passées, JM Mongrédien ne refusait pas la subvention déguisée. Aujourd’hui, il est fâché. Il a de quoi. Le socialiste Marie, président du Conseil Général, lui a coupé les vivres. « À la semaine prochaine si tout va bien... » conclue-t-il. J’espère. J’ai envie d’aller au Melville un midi voir Mother, le film de Bong Joon-Ho.

    Cette semaine « Tous au Cinéma », j’opte pour A Serious Man des frères Coen à l’Ugécé de Saint-Sever, vers lequel je me dirige lundi matin, mes trois euros dans la poche, prudemment. La neige vient de cesser, le dégel est rapide mais ça glisse encore, surtout sur le pont.

    Un peu avant onze heures, j’entre dans le centre commercial où niche l’Ugécé, cinéma que j’aime bien, où je ne vais presque jamais.

    Devant moi, deux dames viennent voir Invictus de Clint Eastwood, à qui le caissier annonce, avant l’achat du billet, que cent cinquante scolaires leur tiendront compagnie mais que cela devrait bien se passer. Elles prennent le risque. Je n’ai pas ce souci, nous sommes trois dans la salle numéro quatre quand commence A Serious Man.

    Peu à dire du film des frères Coen, c’est parfait, presque trop, avec une fin comme j’aime.

    Je rentre sous le soleil sur le sol sec, croisant de jolies filles manteau ouvert, passé le temps d’un film de l’hiver au printemps.

    Demain s’achève l’opération « Tous au Cinéma » dont je n’aurai profité que pour un film. Bientôt, ce sera « Tous au Basket » puis  « Tous au Musée ». Les Conseillers Généraux aiment bien que les Seinomarins (comme ils nous appellent) fassent tous la même chose.

    J’attends impatiemment l’opération « Tous au Bordel ».

    *

    J’ouvre sans craindre le virus le document pédéheffe où sont inscrits les noms des candidats Europe Ecologie Haute-Normandie pour la future élection régionale. Le slogan est sans surprise dans le genre piteux « une nouvelle énergie pour une éco-région avec Claude Taleb tête de liste ». Bizarre cette façon de se traiter soi-même de tête de liste.

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  • Un concert pour Haïti, je me demande un temps si j’y vais ou pas, puis me décide pour oui, pas pour les raisons que l’on pense. J’ai envie d’accélérer ce ouiquennede sans elle et je suis curieux de voir à quoi ressemble un concert de bienfaisance à l’Opéra de Rouen.

    Vendredi dernier, je tente d’acheter mon billet via Internet. Je renonce quand je constate que la charitable maison va me taxer de deux euros au prétexte de frais de dossier. Je me rends à son guichet, y offre mes vingt euros à la Fondation de France.

    Pour soutenir la généreuse initiative de certains musiciens de l’Orchestre (selon la formule de Frédéric Roels, directeur), on trouve sur le flayeure les noms du Cabinet Mazars (audit, expertise comptable, fiscalité et services aux entreprises), du Rotary International, du Lions International, du Kiwanis International, de Zonta International, de Soroptimist International (cinq organisations caritatives de dessus du panier), de la banque Céhicé et de l’Ordre des Avocats du barreau de Rouen, tout cela très chic.

    Le placement est libre. Fort de ma connaissance des lieux, je me poste en un endroit stratégique et, à l’ouverture des portes, m’installe en corbeille étudiant le programme. Il s’agit de musique de chambre. Une dame bourgeoise dit qu’elle croyait entendre tout l’orchestre et que si elle avait su. Un vieil homme se réjouit :

    -On a trois raisons d’être content, d’abord ça nous fait un concert supplémentaire, ensuite on commet une bonne action et enfin on n’est pas mal placé.

    La salle est a demi occupée quand entre en scène le comédien Patrick Verschueren. Il cite le Révérend Père Aragon qui disait « Ce serait vivre pour bien peu que de ne vivre que pour soi » et lit un poème de René Depestre Non assistance à poète en danger, puis place à la musique avec Frédéric Chopin Nocturne en do dièse mineur et Maurice Ravel Trio avec piano en la mineur.

    A l’entracte, on se plaint :

    -C’est ennuyeux, c’est ennuyeux, heureusement qu’on fait une béha.

    Un homme furieux explique qu’une placeuse l’a obligé à laisser son fauteuil à Frédéric Roels. C’est que l’excellent rang de corbeille où le directeur de la maison a place habituelle ainsi que le rang suivant sont aujourd’hui réservés aux dames de charité (et à leurs quelques messieurs) du Rotary, du Lions, du Kiwanis, de Zonta et de Soroptimist. Elles tiennent boutique durant cette interruption de musique, cherchant à recruter d’autres permanent(e)s de la compassion friquée, laquelle mène tout droit au Paradis.

    A la reprise, c’est le deuxième mouvement du Quintette à cordes en la mineur d’Antonin Dvorak puis le Quatuor pour deux violons, alto et violoncelle de Ludwig van Beethoven. Arrive ensuite Kouchyar Shahroudi pour l’une de ses compositions Niâyesh (prière) pour flûte seule. Il provoque des murmures. Je le trouve courageux d’oser présenter devant ce public passéiste une œuvre difficile débutant par un poème en persan. Les récalcitrant(e)s finissent par écouter et à l’issue, il est bien applaudi. Le concert s’achève, retour aux valeurs sûres, avec le Divertimento en ré majeur de Wolfgang Amadeus Mozart dont le dernier mouvement est bissé.

    Chacun(e) quitte l’Opéra avec le sentiment du devoir accompli.

    J’entends qu’il est question de reconstruire là-bas, à Haïti, où le principe de précaution n’a pas cours (c’est pareil en Guadeloupe, en Martinique, à la Jamaïque, à Saint-Domingue, à Porto Rico, tous sur la faille). Remettre ces miséreux dans des bâtiments qui ne seront pas antisismiques, c’est ce qu’on appellerait ici mise en danger de la vie d’autrui. Cela donnera lieu à d’autres beaux concerts. Comme disait Paul-Jean Toulet La charité n'est jamais perdue, pour ceux qui la font.

    *

    M’énervent ces journalistes, y compris à France Culture où l’on a pourtant connaissance du sens des mots, parlant, à propos d’un homme, d’une femme, ou d’un enfant retrouvé(e) vivant(e) sous les décombres dix ou douze jours après le tremblement de terre, de miracle et de miraculé(e), alors qu’il ne s’agit que d’une illustration de la mathématique loi des grands nombres.

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