• Georges Hyvernaud, professeur d’Ecole Normale, n’était pas tendre avec les instituteurs, comme le montre son texte intitulé Le beau métier « La noble mission de l’éducateur » (Chœur des professeurs), que je lis dans ce Plein Chant à lui consacré trouvé samedi dernier au vide grenier Augustins Molière. Il y décrit l’un des faubourgs de Rouen avant la guerre (la plus récente) :

    Un instituteur me montrait un jour des devoirs de ses élèves. Sujet : décrivez une soirée en famille. On trouvait dans toutes les copies la maman qui coud sous la lampe, le père qui lit le journal, des jeux de petites sœurs et le sourire des grands-mères. C’était à Martainville, faubourg de Rouen, un quartier où pousse dans les rues, parmi les bicots et les filles, une marmaille sauvage et malade. Les soirées de famille… il aurait fallu dire le fourneau puant, la tambouille, le litre de rhum, la paillasse où l’on dort à six, les loques, les claques. Dire les murs pourris, les odeurs. L’escalier noir où un type saoul bat sa femme. Dire tout ça. Mais ce ne sont pas des choses à dire. Ces petits connaissent la règle du jeu.

    Pierre Mac Orlan a fait lui aussi en ce temps-là de telles descriptions et Hyvernaud ajoute ailleurs : J’ai vu quelques-uns des lieux misérables d’Europe – l’East End londonien, le Jodenbuurt d’Amsterdam ; mais je ne sais rien qui dépasse en tragique désolation certains quartiers populeux de Rouen.

    Je ne suis pas ravi de lui voir employer le mot bicot, qui m’amène à m’interroger sur son besoin, quand il habille André Maurois pour l’hiver, de préciser qu’il est né Herzog et ailleurs de le décrire comme Un homme à long nez.

    Il est vrai que c’était avant la guerre, celle que beaucoup appellent fautivement la seconde.

    *

    Des instituteurs qui donnaient à leurs élèves des sujets de rédaction humiliants j’en ai connu plusieurs après cette même guerre à Louviers (Ecole Anatole France). Chaque année, en septembre, c’était « Racontez vos vacances ». Je ne sais plus ce que j’inventais pour ne pas parler des deux mois et demi enfermé entre les quatre murs.

    *

    Hyvernaud, lui, donnait pour sujet à ses élèves maîtres (comme on disait) des sujets comme celui-ci, raconte sa fille dans ce Plein Chant : Le mot « chic » écrit à l’Académie française pour la remercier de l’avoir admis dans son dictionnaire.

    *

    Jamais je n’ai à ce point fréquenté la Cathédrale de Rouen. Je la traverse au moins une fois par jour, cause qu’on démolit le Palais des Congrès et que ça me gêne dans mes déplacements. Ce n’est pas sans désagrément. Il me faut à chaque passage supporter d’horribles toiles peintes par je ne sais quel artiste catholique. En revanche, ce mardi matin, j’ai droit à un petit plaisir : orgue et trompette répètent dans le chœur.

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  • Samedi en début d’après-midi, je tourne la clé de ma voiture dont le moteur démarre puis s’arrête. Je recommence en vain. Elle ne veut rien savoir.

    Commet faire pour aller à Val-de-Reuil où se tient la vente annuelle du groupe local d’Amnesty International ? J’opte pour le stop.

    Devant l’église Saint-Paul, je lève le pouce et regarde passer les voitures. L’une finit par s’arrêter mais son conducteur ne va qu’à Amfreville-la-Mivoie. Je lui dis non merci. Un peu plus tard, un autre me propose de m’emmener jusqu’au rond-point de Carrefour où il va, comme il dit, faire de l’essence. J’accepte. La voiture est un peu déglinguée. On y écoute de la musique contestataire.

    -Si vous êtes encore là dans une demi-heure, me dit mon aimable chauffeur, je pourrai vous reprendre jusqu’à Pont-de-l’Arche, je repasse par là tout à l’heure.

    Je le remercie et vais me poster en bas de la côte avant l’abribus. Au bout d’un moment, une jeune femme s’arrête mais elle doit tourner à gauche dans peu de kilomètres. J’attends encore puis monte dans une voiture fatiguée dont le conducteur va jusqu’aux Damps. On y écoute de la country.

    C’est un retraité de la marine fluviale. Il a fait pas mal de stop autrefois pour revenir chez lui quand il convoyait des bateaux sur la Seine. Il s’ennuie un peu maintenant mais heureusement il y a la country music. Ce soir, il va à une soirée, avec ses bottes, son chapeau et son harmonica. Il fait partie de l’association Normandy Country.

    Je lui demande où il s’arrête aux Damps, à l’entrée ou à la sortie du village. Il me répond qu’il va m’emmener jusqu’au lycée de Val-de-Reuil. Il faut bien s’entraider dans la vie. Je lui dis qu’il y a peu de personnes qui agissent comme lui. A quatorze heures précises, je suis arrivé. Il me souhaite de bons achats de livres et je lui souhaite une bonne soirée country.

    Les portes viennent de s’ouvrir mais c’est plutôt calme. On ne trouve pas ici les malades que l’on croise à Rouen, prêts à se battre pour un livre. Malheureusement, l’offre n’est pas extraordinaire cette année et les prix un peu élevés (je sais bien que c’est pour une bonne cause, mais je m’en fiche). Je trouve quand même mon bonheur sous la forme des Nouvelles de Katherine Mansfield publiées en un seul volume bien épais par les Editions Stock (avec dix histoires inédites).

    Pour rentrer je choisis le train, rejoignant la gare excentrée à pied. Le train de Rouen a vingt minutes de retard. Je l’attends en compagnie de plusieurs groupes de ouaiches. L’un d’entre eux est rejoint par sa mère. A sa grande honte, elle le supplie de ne pas faire de bêtises à Rouen. « Rentre à la maison, maman, s’il te plaît », la supplie-t-il.

    *

    En haut de la rue de la Jeanne, le local de campagne du Modem pour les Elections Régionales est désormais vide. Enlevés les affiches des candidat(e)s, le mobilier, les téléphones, ne reste qu’une affiche sur le mur du fond avec dessus Bayrou tout seul.

    *

    Longtemps que je n’avais pas fait de stop. Une constante, ce sont toujours des voitures de pauvres qui s’arrêtent. Le type qui fait signe qu’il t’aurait bien pris mais qu’il tourne à gauche à la prochaine est toujours sur la route.

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  • Le vide grenier du quartier Augustins Molière fête ses trente ans. J’y suis ce samedi d’autant plus tôt que c’est à trois rues de chez moi. Il n’est pas encore sept heures. Les acheteurs et acheteuses sont là, les vendeurs et vendeuses pas encore. Celles et ceux qui déballent ici viennent pour la plupart d’ailleurs, dont pas mal de professionnel(le)s.

    La pluie est annoncée. Je ne me souviens pas d’un ouiquennede de Rameaux sans qu’elle tombe. Pour l’instant ça va, les nuages se tiennent coi.

    Parmi les bien réveillés, je note les policiers municipaux et les employés de la fourrière. Le nombre de voitures à évacuer est conséquent. Les Français n’avaient qu’à lire les écriteaux et les étrangers qu’à savoir le français.

    A l’issue de cet enlevage massif de voitures, de nombreuses places d’exposant(e)s restent inoccupées. Ce trentième anniversaire est un demi bide.

    Je vais et je viens à la recherche de la bonne affaire, trouve un porte-monnaie pour celle qui s’est fait voler le sien en Lettonie, croise celles et ceux que j’ai vus se battre hier matin à la vente de livres du Secours Populaire et commence à désespérer.

    Le sourire me revient lorsque j’aperçois chez une professionnelle, à la surface d’un tas de livres sans intérêt, le nom de Georges Hyvernaud, écrivain mal connu (à Rouen notamment où il fit le professeur à l’Ecole Normale de Garçons avant la deuxième Guerre Mondiale), l’un de ceux que j’aime bien.

    Je m’approche. C’est un numéro spécial de la revue Plein Chant entièrement consacré à l’écrivain. Il date de mil neuf cent quatre-vingt-seize. Une légère trace de salissure en couverture m’aide à en faire baisser le prix. Pour deux euros, il est à moi et je peux rentrer content à la maison où je feuillette mon acquisition.

    Ce numéro de Plein Chant est dû à la veuve de l’écrivain. Elle y a rassemblé témoignages, critiques, textes inédits et correspondances, le tout agrémenté d’une belle iconographie.

    On y trouve notamment un texte consacré à André Maurois, fabricant de biographies grand public et de romans faciles, bien connu de son vivant, oublié depuis sa mort, texte publié dans Le Prolétaire normand en mil neuf cent trente-six sous le titre Un écrivain bourgeois de notre région : M. Maurois. Il commence ainsi :

    Il existait autrefois des poètes de cour, attachés à la personne des rois, et leur payant en rimes et en éloges ce qu’ils en recevaient en sourires et en pensions. La bourgeoisie de notre temps a, elle aussi, ses poètes de cour. Elle a ses écrivains qui la flattent et qu’elle nourrit. Monsieur Maurois est de ceux-là, et des plus honorés.

    André Maurois est fils d’un industriel d’Elbeuf, maison Herzog. Il a lâché la laine pour la littérature, l’industrie pour le commerce. Il a choisi de plaire à un public de demoiselles bien élevées, de dames bien vêtues, de messieurs bien rentés et de vieillards bien décorés. Il a pour cela le ton qui convient : discret, modéré et de bonne compagnie. L’intelligence qui convient : une intelligence qui simplifie et reste à la surface des choses.

    La bourgeoisie demande surtout à la culture de lui fournir des sujets de conversation. La bourgeoisie est d’esprit paresseux, parce qu’elle échappe aux nécessités de la vie. Le bourgeois est un homme qu’on sert, et qui compte sur les autres. Il compte sur les chauffeurs, les cuisiniers, les valets de chambre, les pédicures et les écrivains. Il ne se donne pas la peine de lire, de penser et de chercher : il y a des Maurois pour le faire à sa place.

    Monsieur Maurois a une spécialité : la conférence. En cinquante minutes il explique aux gens du monde : Valéry, Proust, Lawrence, G. B. Shaw, Aldous Huxley – des auteurs difficiles, hardis et souvent obscurs. Mais grâce à lui tout devient clair, aisé, inoffensif, agréable. Ainsi les gens du monde sont satisfaits. Ils se croient initiés à la littérature à la mode, et ils ont de quoi tenir des propos brillants entre le caviar et la langouste.

    Georges Hyvernaud habitait rue d’Elbeuf, au numéro cent seize. Aucune rue ou bâtiment de Rouen ne porte son nom.

    André Maurois, pour sa part, a droit à un square et je ne saurais compter les collèges et les lycées du coin et d’ailleurs portant son nom.

    *

    A la frontière du quartier Augustins Molière, rue Alsace-Lorraine, l’ancien lieu de campagne de l’ancien maire Albert (tiny), battu et devenu organisateur de conférences, est toujours à louer. Sur la vitrine, le slogan « Rouen bouge » montre que non.

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  • Le Secours Populaire n’a pas peur des mots, donnant cette année le nom de Salon à sa vente rouennaise de livres d’occasion. Celle-ci se tient pour trois jours à la Halle au Toiles et j’y suis dans les premiers arrivés ce vendredi matin.

    Autour de moi des bouquinistes et des collectionneurs discutent entre eux. Les premiers disent du mal d’un confrère que je ne parviens pas à identifier : « un guignol ». Les seconds en veulent aux organisatrices de ne pas ouvrir les portes avant l’heure : « elles sont prêtes mais elles préfèrent discuter ». Une affichette enjoint aux visiteurs munis de moutard(e)s de veiller sur leur descendance, l’endroit n’étant pas « une salle de jeu ».

    Quelques minutes avant dix heures, une courageuse ouvre la porte. C’est la ruée à l’intérieur. Le désordre s’installe du côté des livres d’art et d’histoire, les plus recherchés et les plus rentables à la revente. J’en vois qui se montent dessus pour attraper un livre. Il en est même qui courent de l’art à l’histoire ou de l’histoire à l’art, pire que des sales mômes.

    Parmi ces galopeurs ridicules, le bouquiniste de la rue Thouret devant qui je me gare de peur d’être renversé. Ce n’est guère le moment de se dire bonjour. D’ailleurs, nous ne nous saluons plus. Notre relation est refroidie depuis le jour où venu chez lui pour lui montrer un livre consacré à la bonne ville de Rouen, il m’a répondu d’un ton méprisant « montrez-le moi toujours, puisque vous l’avez apporté » regardant mon sac comme si j’allais en sortir un étron. Le plantant là sans lui montrer l’ouvrage, je suis allé le présenter à son confrère de Thé Majuscule, place de la Calende, bien content lui de me l’acheter. Depuis ce jour, je ne fréquente plus À Juste Titre, la bouquinerie de la rue Thouret.

    Je suis rancunier, c’est l’une de mes qualités.

    Le Salon du Secours Pop attire le monde. Je fais comme chacun(e), je cherche mon bonheur en espérant qu’autrui n’ait pas les mêmes envies que moi, mais la chance n’est pas de mon côté cette fois. Je n’y trouve rien de notable, hormis le catalogue des dessins de Victor Hugo du Musée de Villequier que je destine à celle qui ne passera qu’un morceau du dimanche avec moi cette semaine.

    Je quitte les lieux sans m’être embrouillé avec les vendeuses du Secours Populaire, ce qui est une manière de petit exploit.

    *

    Légendes de dessins d’Hugo rédigées de sa main :

    « M. Fanfan Troussard devenu fachionnable se fait remarquer d’une jeune fille de bonne manière. »

    « M. Fanfan Troussard a décidément pris le parti le plus sage. Il a dit adieu à l’amour, a trouvé une tendre épouse qui lui a donné un poupard. »

    « Madame Fanfan Troussard donnant à téter à son petit. Son mari voit avec plaisir l’effroyable appétit du fruit de ses amours. »

    « M. Fanfan Troussard l’aperçoit avec un autre. Ciel et terre ! s’écrie-t-il. »

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  • Après les Russes, les Anglais(e)s sont les invité(e)s de l’Opéra venu(e)s de Londres et étudiant à la Guidhall School of Music and Drama, conservatoire haut de gamme, pour un concert qui promet, sous la direction de Leonardo Gasparini. Je m’installe en corbeille sans souci de mes genoux car en bout de rang. Sur scène, un accordeur est au travail sur l’un des doubles pianos Pleyel. Jamais vu ce genre d’instrument et pour cause, il n’y en a plus que huit dans le monde et ce jeudi soir deux à Rouen, l’un ayant appartenu à André Malraux et l’autre à m’sieur le baron Seillière. C’est que ça doit coûter cette machine de forme rectangulaire sans couvercle où deux pianistes se font face. En sus des deux instruments colossaux, de chaque côté est disposé un lot de percussions. Le chœur est au fond, les jeunes femmes devant les jeunes hommes.

    Pour l’occasion, en première partie, nous avons droit à deux créations françaises, celle de Cascabelada (tintement de grelots) d’Alastair Putt (vingt-sept ans) et de Domestic Scenes de Jonathan Pontier (trente-trois ans). Entre les deux, sont donnés les Chichester Psalms de Leonard Bernstein avec un jeune ténor doué. Ce programme en perturbe quelques-un(e)s derrière moi. J’entends un « Keskeuceksa » masculin suivi d’un « C’est horrible » féminin pendant la première œuvre, puis cela se calme. Leonardo Gasparini entre et sort côté cour.

    Après l’entracte, ce sont les deux doubles pianos seuls pour une visite de Paris par Darius Milhaud. On passe par Montmartre, l’île Saint-Louis, Montparnasse, les bateaux-mouches, Longchamp (et je pense à celle qui étudie à Paris, occupée précisément à améliorer cet hippodrome) et la Tour Eiffel (dont elle voit un petit morceau par sa fenêtre) et puis ce sont Les Noces d’Igor Stravinsky jouées et chantées dans la version originale pour la première fois depuis la création en mil neuf cent vingt-trois avec les deux doubles pianos Pleyel. Stravinsky a travaillé dix ans pour Les Noces. Il n’a pas perdu son temps et je suis d’accord avec Charles Dutoit quand il parle de « Feu d’artifice sonore ».

    Les musicien(ne)s, choristes et solistes de la Guidhall School of Music and Drama of London sont vraiment talentueux. On les applaudit bien fort. Dehors deux camions sont prêts à emporter les doubles pianos.

    *

    « La Journée mondiale de la Procrastination est repoussée à demain », m’écrit-elle. C’était fatal.

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  • Mercredi matin, je quitte Rouen sous un ciel gris et arrive à Paris sous un ciel bleu. Entre le Théâtre du Châtelet et celui de la Ville, un couple de policiers s’arrête devant un mendiant affalé. Ils le contrôlent à peine et s’attardent pour jouer avec son chiot. Le soleil met tout le monde de bonne humeur. Je fais le tour des librairies sans y trouver de quoi me plaire. Après un habituel kebab, rue Saint-Séverin, je prends un café verre d’eau au Malongo, rue Saint-André-des-Arts en lisant Metropolis (New York comme mythe, marché, et pays magique) de Jerome Charyn, en poche chez Biblio.

    J’ai mal au pied droit et raccourcis ma pérégrination d’après-midi pour rejoindre le Centre Pompidou. J’y ai rendez-vous en fin d’après-midi avec celle qui étudie tandis que je profite de la vie.

    Allégé de mes sacs et de ma veste, je prends la chenille jusqu’au dernier étage où se tient L’Atelier, l’exposition consacrée à Lucian Freud. Le petit-fils de Sigmund a quatre-vingt-sept ans. La dernière exposition monographique à lui consacrée en France date de mil neuf cent quatre-vingt-sept (une bonne année). J’aime la peinture de Lucian Freud.

    Après une première toile montrant l’époque surréalisante de l’artiste, on entre dans le vif du sujet avec un portrait d’homme nu suivi de beaucoup d’autres des deux sexes. Rien d’érotique dans ces travaux, Lucian Freud y montre l’humain « naked » plutôt que « nude ». « Ce qui m’intéresse vraiment chez les gens, c’est le côté animal. C’est en partie pour cette raison que j’aime les peindre nus. Parce que je vois davantage de choses. » dit-il. Il ne peint qu’en atelier, et parfois son jardin depuis la fenêtre (là, j’aime beaucoup moins).

    Ses autoportraits, qu’il baptise Reflection, sont sans concession. Certaines de ses toiles ont une forme étrange. Ne faisant pas de dessin préparatoire, il ajoute un morceau en haut ou sur le côté quand il manque de place. La dernière salle montre essentiellement de gros corps nus, notamment ceux du performeur Leigh Bowery et de Big Sue. L’un des tableaux de grosse femme nue est intitulé Cadre commerciale d’une société de prévoyance sociale endormie. Lucian Freud est aussi doué pour peindre les parquets et les draps froissés que la chair humaine.

    J’aime particulièrement The Painter Surprised by a Naked Admirer, dans lequel figure déjà en miroir le tableau du peintre surpris par son admiratrice nue assise à ses pieds une main remontant sur la jambe du pantalon, et les deux versions de Jeune fille dans l’embrasure de la porte du grenier ; de cette jeune fille nue les pieds ne sont pas peints dans la première et extrêmement réalistes dans la seconde. Des jeunes gens d’école d’art se donnent beaucoup de mal à savoir pourquoi. Un homme trouve ça puissant.

    Je redescends, prends un café à La Mezzanine puis remonte au quatrième pour y voir les Cinquante ans de collages d’Erró, exposition présentée par le texte que Jiji Lebel écrivit en mil neuf cent quatre-vingt-trois dans le premier numéro de Métropolis : « Erró n’est ni illustrateur, ni historiographe, ni caricaturiste, ni pornographe, il constitue simplement des séries à partir des données contradictoires et incompréhensibles qu’il observe. »

    Les collages d’Erró sont ici divisés en quatre salles : « Politique » « Arts » « Conquêtes » et « Comics », des mondes qu’il regarde d’un œil ironique, critique ou humoristique. Il en a découpé des revues, catalogues et magazines en cinquante ans pour réaliser ces soixante-cinq collages dont certains extrêmement fouillés. Je me souviens de ses tableaux vus au Musée de Louviers avec celle qui doit me rejoindre et justement c’est bientôt l’heure. Je m’assois un moment sur un banc considérant celles et ceux qui visitent, spécialement un (vieux) qui photographie à son insu les jambes d’une (jeune) qui porte des collants vulgaires puis je retourne chez Lucian Freud. Elle arrive en retard, la faute aux études, et bien fatiguée. Je le suis moi-même.

    Nous visitons ensemble L’Atelier du peintre qu’elle aime autant que moi, puis dînons rue de la Verrerie au restaurant chinois à volonté où un demi pichet de vin blanc ne coûte que trois euros trente-cinq. Le temps est doux et c’est assis près de la fontaine des Innocents que nous passons le temps qui nous reste avant que les études (pour elle) et le train (pour moi) nous séparent.

    Arrivé à Rouen, le macadam mouillé m’apprend qu’en Normandie il a plu.

    *

    Johanne, l’adolescente de quinze ans et demi, disparue à Paris le jour de mon anniversaire, est retrouvée. Une fugue, m’apprend Yahou. C’est donc que ça existe encore ce genre de chose, malgré le fil à la patte nommé téléphone.

    *

    Ce jeudi, c’est la première Journée mondiale de la Procrastination, une notion qui intéresse fort celle que j’ai laissée à Paris. Je lui envoie un lien vers cette information. Elle l’ouvrira ce soir, à moins que ce soit demain.

    *

    Procrastination, selon moi l’un de mots les plus laids de la langue française. Un autre : fragrance.

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  • Mardi après avoir longé les gravas odorants du défunt Palais des Congrès, je me rapproche par la diagonale de l’Opéra. Une place en corbeille m’y attend, pas bonne pour les genoux. Je les cale en biais n’ayant pas de voisinage à ma gauche. D’autres sont bien plus mal placé(e)s que moi. La musique russe attire du monde.

    La Capella de Saint Pétersbourg est l’invitée, dirigée par le vieux chef Vladislav Tchernouchenko. Le concert est en deux temps, musique religieuse, musique populaire.

    La soixantaine de choristes entre en scène. Les hommes sont en costumes noirs identiques, mêmes chaussures noires,  mêmes chemises blanches et mêmes nœuds papillon. Les femmes portent des robes semblables qui semblent sortir d’un magasin d’accessoires pour péplum. Le chef, lui, a une chasuble noire. Il est très prolétarien d’allure et était déjà à la tête de la Capella (le plus célèbre chœur russe, vieux de cinq cents ans) du temps de la glorieuse Union Soviétique, osant lui faire chanter de la musique religieuse « à une époque où l’interdiction absolue de jouer un tel répertoire régnait », m’apprend le livret-programme.

    C’est d’abord la Liturgie selon Saint Jean Chrysostome de Piotr Illich Tchaïkovski, puis des œuvres de compositeurs bien moins connus : Alexandre Andreievitch Arkhangelsky, César Cui et Pavel Grigorievitch Tchesnokov (ce dernier ayant composé plus de cinq cents œuvres chorales avant de se taire définitivement après la destruction de sa chapelle sur ordre du Parti Communiste).

    Chaque soliste salue raidement, et leur chef modestement. A l’entracte, tout le monde est content dans le public bavardant. L’un s’étonne que dans ce chœur les femmes soient placées derrière les hommes et j’en entends un autre dire :

    -Ils sont pas beaux mais qu’est-ce qu’ils chantent bien.

    A la reprise, le chef revient comme précédemment du côté cour (il me semble que c’est la première fois que je vois ça, ses collègues surgissant du côté jardin) et relance la machine bien huilée pour une dizaine de chants populaires. Le succès est là qui enclenche les rappels. Avant le troisième, Vladislav Tchernouchenko se tourne vers le public et lance le seul mot anglo-français qu’il doit connaître « Final ».

    Je déplie prudemment mes jambes et remet ma veste alors que disparaissent les dernières chanteuses aux robes fâcheuses. Dans l’escalier, je croise l’une de mes connaissances qui me conseille de ne pas l’embrasser. Elle est aphone ayant « attrapé le virus ».

    -Ça ne t’empêche pas d’entendre, j’espère ?

    Heureusement non, et elle a beaucoup aimé, ce concert ayant caressé son âme russe.

    -On a tous l’âme russe, lui dis-je alors qu’elle part de son côté et moi du mien. 

    Je ne sais si c’est une conséquence des travaux de démolition du Palais des Congrès mais à sa proximité l’éclairage public est en panne. La rue Saint-Romain est comme on dit plongée dans l’obscurité, et ma ruelle également.

    Par chance, je connais les lieux comme mes pieds et trouve sans difficulté le trou de la serrure.

    *

    Je regarde nos photos de Venise. Elle m’y a photographié devant une maison portant comme numéro de rue mon année de naissance et je l’ai photographiée devant une autre, plus loin, portant comme numéro la sienne. Devant le numéro deux mille cinq cent douze, nous avons songé à celui ou celle dont ce sera l’année de naissance et qui s’y fera photographier, si le monde existe encore.

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  • Je reçois un courrier signé du Directeur des Services Bancaires du Crédit Agricole Normandie-Seine. Il me demande de justifier de mon identité suite à de « nouvelles contraintes réglementaires ».

    Je réponds à ce monsieur :

    « Cela fait quarante ans que je suis client du Crédit Agricole et aujourd’hui vous me demandez de prouver mon identité au moyen de photocopies d’une pièce d’identité et d’un justificatif de domicile valides.

    C’est inutile. Vous possédez déjà ces renseignements, qui vous permettent de m’écrire à mon nom et à mon adresse pour me demander mon nom et mon adresse.

    Je note qu’il y a pour vous des situations particulières, notamment celle des résidents de nationalité étrangère, hors Union Européenne, pour lesquels vous demandez en plus la photocopie de la carte de séjour.

    Cela est tout à fait dans l’air du temps et semble tout droit inspiré de la politique gouvernementale hostile aux étrangers. Il est dommage que le Crédit Agricole mette tant de zèle à appliquer les nouvelles directives du code monétaire et financier. »

    Je termine par la formule de politesse d’usage et j’envoie ma missive dans l’enveloppe Té de validité permanente en lieu et place des photocopies demandées.

    *

    L’autre après-midi, assis au bar de ma cuisine américaine, je lis Montevideo, Henri Calet et moi, le récit de Christophe Fournel illustré de cinq photographies couleur de Lin Delpierre et enrichi de trois lettres inédites d’Henri Calet, publié aux Editions La Dragonne, livre acheté à Paris en solde chez Mona Lisait. L’auteur y narre un épisode de la vie de l’écrivain avant la littérature, quand, travaillant dans une entreprise française, une veille de vacances il en vida le coffre et s’enfuit en Uruguay où il dilapida l’argent dans les quartiers louches. Henri Calet fut le nom de cavale de Raymond Théodore Barthelmess avant d’être celui d’un écrivain. Réjouissant.

    *

    L’autre nuit, dans mon lit, je lis Ombres et reflets, le récit des souvenirs de Saul Steinberg mis en forme par Aldo Buzzi, livre publié chez Christian Bourgois, acheté d’occasion à Rouen au Rêve de l’Escalier. Saul Steinberg, dont j’ai découvert les dessins en décembre dernier au Musée Ungerer à Strasbourg, y narre son enfance roumaine, ses études d’architecture à Milan, son internement en camp de concentration en Italie, son exil aux Etats-Unis. Dommage qu’il émette des opinions du genre de celle-ci : La jeunesse américaine d’aujourd’hui ne s’est pas débarrassée des comportements, des habitudes de la nursery, du jardin d’enfants, de la maternelle. Par une application des théories mal assimilées de Freud sur les complexes, ces enfants n’ont jamais été réprimandés. Décevant.

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  • Encore une manisfestation, comme dirait mon ex-boulangère, j’ai manqué quelques-unes des précédentes, cependant je suis ce mardi sur le cours Clemenceau à dix heures pour protester contre la politique du gouvernement aux ordres du Tout Puissant de la République, ce fat sot de Sarkozy qui vient de se faire abandonner par son propre électorat mais a encore deux ans pour nuire.

    Il y a du monde, pourtant on a vu bien mieux à Rouen autrefois. Où me mettre dans ce défilé ? Surtout pas parmi les gros bataillons de la Cégété, ni avec la Céheffedété « Vous avez à votre disposition les slogans dans l’camion ». Pas davantage avec les enseignant(e)s de la Haie Fessue aux chansons ridicules « Pour transformer l’école, faut pas de la bricole, faut de la concertation et puis de l’ambition ».

     Tiens, quelques drapeaux de la Céhenneté, le syndicat anarchiste (quel horreur le nom de ce syndicat : Confédération Nationale du Travail), je les laisse passer. Je laisse aussi passer les excité(e)s de lycéen(ne)s, personne de Flaubert, personne de Jeanne d’Arc, mais un noyau de « Saint-Saëns Résistance » et des venu(e)s de je ne sais où agrippé(e)s à « On est pas des fénéants Laissez nos enseignants ».

    Une sono l’affirme en chanson « C’est dans la rue qu’ça s’passe quand y s’passe quekchose ». Je glisse dans ma poche sans les lire les tracts du Hennepéha et du Pécé. Je me trouve enfin une place avec les travailleuses des crèches, elles en veulent à leur ministre qui souhaite entasser les bébés comme sardines et scandent « Morano, au cachot ».

    En bas de la rue de la République, un jeune homme très Comité Invisible me tend un tract anonyme qui commence ainsi « Qu’est-ce qui vous fait tenir au quotidien ? Une bonne dose de nicotine, une pute, une beuverie ? » et s’achève par « Rien de plus que la misère de travailler les trois quarts de sa vie pour de l’argent, rien de plus que d’apprendre à baisser la tête toute la journée, rien de plus que de s’emmerder entre les magasins, le cinéma et le boulot. ».

    Ce papier sans signature conseille de ne pas attendre deux mille douze pour tout faire péter.

    En deux mille douze, il peut aussi se passer ceci : Sarkozy, condamné par son propre camp, ne se représentera pas, Fillon (ou un autre du même genre) sera élu et poursuivra la même politique. C’est sur cette supposition qu’au carrefour de la rue du Canuet et de la rue Beauvoisine, je m’arrête, regarde passer la fin du cortége et rentre chez moi.

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  • Dimanche matin, nous faisons un rapide tour du marché où les livres sont recouverts d’un plastique pour cause de crachin normand, puis je propose à celle qui m’accompagne de longer la Seine jusqu’au Musée Maritime afin d’y visiter l’Esperanza, le bateau de Greenpeace en escale à Rouen après avoir été jeté dehors par les pêcheurs de Dieppe, la ville du nucléo communiste Sébastien Jumel.

    Le bateau ne s’ouvrant à la visite qu’à dix heures, nous nous arrêtons à la cafeterie (comme il est écrit au-dessus de la porte) du scouache dans lequel de jeunes hommes s’emploient à frapper un mur avec une balle. Nous y buvons un café et un thé qui nous réchauffent un peu.

    A l’heure dite, nous sommes devant la passerelle de l’Espéranza en compagnie d’une dizaine d’autres intéressé(e)s et bientôt sur le bateau où nous accueille la jeune femme chargée de la visite guidée.

    Celle-ci nous rappelle la raison de la présence de l’Esperanza dans la région. Il s’agit de dénoncer les transports de déchets radioactifs venus du Tricastin à destination de la Russie, où, au lieu d’être retraités comme le prévoit le marché passé avec les Russes, ils sont abandonnés à l’air libre répandant leur radioactivité alentour. Ces déchets voyagent d’abord en trains de nuit, dont certains passent par Rouen, puis ils partent sur le bateau russe Kapitan Kuroptev. Greenpeace s’emploie à gêner et à retarder ce transport sur terre et sur mer.

    La jeune femme nous indique que l’Esperanza est le plus gros bateau de la flotte de l’organisation internationale (heureusement sans lien avec les partis politiques et refusant les subventions d’institutions publiques ou de groupes privés). Greenpeace en possède deux autres : l’Artic Sunrise et le Rainbow Warrior Deux, le premier Rainbow Warrior ayant été coulé avec mort d’homme par les services secrets français pendant le règne du Mythe Errant (premier ministre : Laurent Fabius). Elle nous raconte ensuite l’histoire de cet Esperanza, ancien navire russe de lutte contre les incendies qui a été transformé par Greenpeace en porte-hélicoptère (l’hélicoptère étant loué quand il en est besoin) et porte zodiacs (lesquels servent aussi à courir après les baleiniers).

    Nous allons dans le poste de pilotage. Le matelot Francisco nous parle de la navigation et de l’organisation à bord où l’emploi du temps est quasiment militaire pour les trente marins bénévoles ou professionnels, filles et garçons de dix-sept nationalités, trois mois à bord, trois mois à terre.

    Avant de quitter le navire, je demande à la responsable si elle pense que le Maire de Dieppe est pour quelque chose dans l’accueil qui a été fait à l’Esperanza là-bas.

    -Je ne peux pas l’affirmer, me dit-elle, mais il est certain qu’il ne devait pas avoir envie de nous voir discuter du nucléaire et de la future centrale de Penly dans sa ville.

    -Vous en pensez quoi, vous ? me demande-t-elle à son tour.

    -La même chose que vous, lui dis-je.

    Nous la remercions et quittons le navire.

    Sur le chemin du retour, nous discutons de tout ça et celle qui me tient la main me dit qu’elle est admirative, que si elle avait de l’argent elle ferait sans doute partie des donatrices et donateurs. Ni elle ni moi ne votons pour le second tour des Régionales. Elle, parce qu’elle préfère rester avec moi et moi, parce que je n’aime pas le rassemblement des écolos du coin avec les pronucléaires du Péhesse et du Front de Gauche, écolos utilisés pour engranger des voix à gauche puis, comme l’a dit lui-même devant les caméras de télévision le futur réélu président Le Vern en s’adressant au Vert Taleb, occupés à avaler des couleuvres ; de ces adeptes de l’écologie assise, rien à espérer.

    *

    Ce lundi matin, au Fournil d’Isabelle, rue de la République.

    Une cliente, après s’être plainte de ses ennuis de santé : « Et en plus, demain, c’est la grève dans les écoles et dans les transports. »

    La boulangère : « Encore ! Y commencent à nous gonfler avec leurs grèves. »

    Moi : « Je suis très content qu’il y ait grève demain, madame, et je vais aller acheter mon pain ailleurs. »

    J’ai bien du mal à rester client d’une boulangerie.

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