• Aucune exposition d’importance cette saison au Musée des Beaux-Arts de Rouen et j’ai raté la plupart de vernissages. Suis donc là mercredi soir pour le dernier, celui de l’exposition Alain Sicard, peintures 2003/2011. Deux vieilles femmes râlent contre la porte fermée qui s’ouvre à l’heure dite, plus qu’à attendre Laurence Tison, adjointe à la Culture. Vingt minutes plus tard elle parle dans le micro, d’abord pour annoncer une nouvelle Rouen Impressionnée en septembre, réservée (si je comprends bien) aux artistes rouennais, puis pour évoquer l’œuvre d’Alain Sicard qui s’inspire des maîtres anciens. Un homme puis une femme du Musée prennent la suite. Alain Sicard, présent, ne dit rien. Il est temps pour la plupart de visiter l’exposition qui tient en une salle mais se répand aussi dans les collections permanentes.

    Je choisis pour ma part de me concentrer d’abord sur le buffet, picorant les petits fours un verre de champagne en main. Un homme m’aborde me demandant si je suis bien moi. C’est un ancien copain d’école et de collège, jamais revu depuis l’enfance. Il me dit lire mon Journal et aimer ça.

    -Evidemment, je ne suis pas toujours d’accord avec toi, ajoute-t-il.

    Il me raconte que pour sa profession libérale il passait des annonces légales dans un journal contraire à ses opinions afin de soutenir la presse indépendante.

    Je lui demande s’il est encore admirateur de Napoléon. Que non, il considère même l’Empereur comme une erreur de l’Histoire.

    -Une erreur de jeunesse en ce qui te concerne.

    Il rit. Ce rire et sa façon de s’exprimer sont les seules choses qui lui sont restées de son enfance.

    -Je ne veux pas te retenir plus longtemps, me dit-il.

    Je vais visiter l’exposition. Je ne m’attarde pas dans la salle consacrée exclusivement aux peintures d’Alain Sicard (qu’une dame trouve gaies) et cherche ce que l’artiste a disséminé dans les autres salles. Je constate qu’on en a refait l’accrochage et du coup m’intéresse bien plus aux œuvres des maîtres anciens qu’aux petites interventions de l’artiste contemporain.

    Quand je redescends, il reste des petits fours sucrés. Je prends donc une nouvelle coupe de champagne. Un homme en qui je reconnais le lecteur avec qui j’échange quelques mots chaque année au vide grenier de la Rouge Mare s’approche :

    -Alors, elle a eu son diplôme, vous la féliciterez de ma part.

    Bientôt, il n’y a plus autour du buffet que des beauzarteux et beauzarteuses qui fêtent le leur en se saoulant au champagne, des ancien(ne)s aussi dont celui qui écrit IBIB partout sur les murs et les vitrines de la ville. Avoir trente ans passés et en être encore à taguer la nuit dans les rues de Rouen, me dis-je en quittant les lieux.

    *

    Jeudi, début d’après-midi, je lis en terrasse au Son du Cor Henry Miller grandeur nature de Brassaï (Gallimard). L’essence d’un homme est contenue tout autant dans une ligne, une phrase ou un paragraphe que dans un livre écrit Miller à Hornus le seize mai mil neuf cent cinquante et un (j’ai exactement trois mois).

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  • Autre lecture, faite la nuit, que j’achève : la Correspondance Gustave Flaubert Maxime Du Camp publiée chez Flammarion : beaucoup de lettres de Maxime et peu de Gustave, ce dernier en ayant détruit pas mal après avoir demandé à son correspondant d’en faire autant sans être totalement entendu (Flaubert ne voulait pas que ses turpitudes juvéniles soient connues de la postérité).

    Le mardi vingt et un octobre mil huit cent cinquante et un, Gustave Flaubert, comme souvent, pleurniche :

    Si tu savais tous les invisibles filets d’inaction qui entourent mon corps et tous les brouillards qui me flottent dans la cervelle. J’éprouve souvent une fatigue à périr d’ennui lorsqu’il faut faire n’importe quoi, et c’est à travers de grands efforts que je saisis l’idée la plus nette. Ma jeunesse, dont tu n’as vu que la fin, m’a trempé dans je ne sais quel opium d’embêtement pour le reste de mes jours. J’ai la vie en haine le mot est parti qu’il reste oui la vie et tout ce qui me rappelle qu’il faut la subir. Je suis emmerdé de manger, de m’habiller, d’être debout, etc. –J’ai traîné cela partout, en tout, à travers tout, au collège, à Rouen, à Paris, sur le Nil.

    Il se fait remonter les bretelles huit jours plus tard par Maxime Du Camp :

    Cette vie a eu deux très grands inconvénients pour toi.

    -1° Elle t’a remis pieds et poings liés entre les mains de ta mère ; elle t’a donné la terrible habitude de vivre par les autres et de ne pouvoir t’occuper que de ton toi subjectif et jamais de ton moi objectif.

    -2° Elle t’a enfermé uniquement dans ta personnalité : tu sais comment tu vis, mais tu ne sais pas comment vivent les autres : tu as beau regarder autour de toi ; tu ne vois que toi et dans toutes tes œuvres tu n’as jamais fait que toi.

    Voilà les deux grands défauts de cette existence qui, au fond, te pèse, t’ennuie et te fait croire que tu as la vie en haine tandis que c’est simplement ta vie que tu détestes.

    Prends ça dans les dents, Gustave.

    *

    Pas content l’Irish Pub O’Kallaghan’s, comme je le constate en me ravitaillant en roquefort chez U. Une affiche en vitrine explique un peu maladroitement pourquoi. « La Mairie veut nous faire passer pour les voyous, les rebelles, ou encore les hors la loi de la ville. » y lis-je.

    L’établissement rouennais est dans le collimateur, plus d’autorisations pour les soirées étudiantes, pour le barnum installé dehors, pour la Saint-Patrick et pas de concerts pour les Terrasses du Jeudi, cela depuis que les locaux du quotidien régional ont été remplacés par un immeuble de standigne. « Nous avons un voisinage chic qui peut s'offrir des appartements allant jusqu'à cinq mille euros le mètre carré et qui a beaucoup d'exigences » continue l’affiche. La première, c’est pas de bruit près de chez moi.

    « La Mairie a choisi son camp » conclut le O’Kallaghan’s.

    Qu’une Mairie socialiste ne choisisse pas celui des riches aurait été étonnant.

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  • Je termine la lecture du court Journal de Rutka publié au format de poche chez Robert Laffont. Rutka, jeune juive polonaise vivant dans le ghetto de Bedzin, commence à écrire en janvier mil neuf cent quarante-trois. Elle n’ira pas plus loin qu’avril de la même année. De cette éducation sentimentale sur fond d’atrocités nazies, quelques extraits :

    Mon Dieu, oh mon Dieu, que va-t-il nous arriver ? Rutka, tu as dû devenir folle : tu en appelles à Dieu comme s’il existait ! La parcelle de foi que j’avais jadis s’est complètement brisée. Si Dieu existait, il ne permettrait pas que l’on jette les gens vivants dans les fours. Ou que l’on fasse exploser la tête des petits enfants avec des carabines. Ou qu’on les mette dans des sacs pour les gazer… (cinq février)

    Il me semble qu’en moi la femme s’éveille, je veux dire qu’hier, tandis que j’étais allongée dans ma baignoire et que l’eau clapotait contre ma chair, j’ai eu envie que des mains me caressent. (six février)

    Je vais essayer de décrire ce qui est arrivé pour m’en souvenir dans quelques années. Evidemment, à condition de ne pas me faire déporter en camp de la mort. (six février)

    J’ai vu de mes propres yeux un soldat arracher un bébé des bras de sa mère pour lui éclater la tête contre un lampadaire de toutes ses forces. La cervelle a giclé sur le poteau, la mère a eu une attaque. J’écris tout cela comme si de rien n’était, comme si j’étais un militaire aguerri aux cruautés alors que je suis jeune. J’ai quatorze ans et je ne connais pas grand-chose à la vie et pourtant je suis déjà tellement indifférente. (six février)

    Après, papa m’a envoyée faire une course, j’ai dû descendre, Janek m’a accompagnée. Dans l’escalier, je lui ai demandé si s’embrasser est vraiment une chose tellement agréable. Ensuite, j’ai dit que je serais curieuse de savoir quel goût cela avait (ce qui est vrai de vrai). Il s’est mis à rire (il a un très beau rire, je dois le reconnaître) et il a dit que lui aussi était curieux de le savoir. Peut-être. Mais je ne me laisserai pas embrasser. (six février)

    Une chose encore, j’ai l’intention de me laisser embrasser par Janek. Quelqu’un doit bien m’embrasser un jour le premier, alors que ce soit Janek. Après tout, je l’aime bien tout de même. (quinze février)

    C’est très bête, je veux parler du mariage. Les gens sont bloqués. Tout est chargé de volupté. L’amour n’est pas platonique ou alors cela correspond à de l’amitié. J’estime que les gens qui s’aiment vraiment ne devraient jamais se marier. (dix-sept mars)

    Jumek a été envoyé en camp. Mietek est allé chez lui, il s’est fait le messager de ses adieux. J’ai beaucoup de peine. C’était un garçon courageux. Je n’ai pas envie d’en écrire plus. (cinq avril)

    L’été est déjà là. J’ai du mal à rester travailler au shop maintenant. Le soleil brille avec tant de beauté ! Derrière la fenêtre, le pommier fleurit. Les lilas aussi sont en fleur, et moi je dois rester dans une pièce puante à coudre. (vingt-quatre avril)

    Pour l’instant, je m’ennuie terriblement, je tourne en rond toute la journée, je n’ai rien à faire. (vingt-quatre avril)

    Ce sont les derniers mots du carnet de Rutka. Les pages suivantes sont arrachées, et en août elle est déportée avec sa famille. Elle mourra à Auschwitz un mois plus tard. Seul son père survivra parce qu’employé dans une usine de faux dollars. Il se remariera en Israël et aura une fille prénommée Zahava, laquelle raconte :

    J’avais quatorze ans lorsque je tombai sur un album photo rouge caché derrière une pile de draps amidonnés, dans la maison de mes parents à Gitataym. Les photos étaient celles de « là-bas », d’avant le temps de l’Holocauste. C’étaient les photographies de la famille de mon père qui avait été exterminée. Je savais qu’il avait perdu ses parents, ses quatre frères et ses quatre sœurs. Je ne savais rien de plus.

    Ce n’est qu’en deux mille six que sera connu le Journal, lequel avait été récupéré par Stanislawa, une amie polonaise de Rutka, et gardé par celle-ci dans un tiroir :

    En janvier 2006, un vendredi matin, je rentrais d’un voyage professionnel en Angleterre lorsque je reçus l’appel d’un inconnu. Menachem Lior se présenta en disant qu’il était originaire de Bedzin et me demanda si j’étais la fille de Yaacov Laskier. Il me dit avec émotion qu’à Bedzin venait d’être retrouvé le journal tenu par une jeune fille pendant l’Holocauste. Le Journal de Rutka Laskier était resté caché pendant soixante-deux ans. A partir de ce matin-là, j’allais faire la connaissance de ma sœur –une jeune fille belle, intelligente et talentueuse…

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  • Après avoir sérieusement fêté le diplôme de celle qui me rejoint le ouiquennede et une courte nuit agitée (orages récurrents et claquesons d’abrutis ayant gagné je ne sais quoi), nous partons mal réveillés sous le ciel menaçant pour le département de l’Eure. L’intention est de visiter gratuitement (premier dimanche du mois) l’exposition Bonnard en Normandie à Giverny. En chemin, nous nous arrêtons à Léry où se tient un vide grenier perturbé par les averses (j’y trouve une cocotte-minute pour remplacer celle qui m’a été fidèle pendant quarante ans jusqu’au grippage de son vissage et deux cédés des Clash) et à Ailly pour la même raison et sous le même ciel (j’y trouve un téléphone filaire et un cédé de Paco Ibanez).

    Nous sommes en avance sous nos parapluies devant les grilles du Musée des Impressionnismes, bientôt rejoints par un groupe de retraité(e)s cornaqué par deux bonnes sœurs. L’une d’elles indique à ses ouailles que c’est quarante-cinq minutes pour la visite avant d’aller voir les jardins de la maison de Monet.

    A dix heures, nous entrons et, pour fuir le nombre, commençons par les salles deux et trois. Nous n’y sommes qu’en compagnie d’une femme. À un moment, celle-ci s’approche et nous dit que c’est merveilleux d’être seul avec des tableaux qui semblent nous appartenir.

    L’exposition Bonnard en Normandie regroupe des tableaux et dessins de l’époque où l’artiste vivait à Vernonnet (à cinq kilomètres de Giverny, de mille neuf cent dix à mil neuf cent trente-huit) dans une modeste maison appelée par lui La Roulotte, période de transition entre l’époque Nabi et celle du Cannet. On y trouve aussi quelques photographies de la vie du peintre et de ses rencontres avec Monet. Elle est due à Marina Ferretti Bocquillon, conservatrice avisée, et bénéficie d’un lieu fait pour cela, vastes salles de belle architecture. Les paysages, intérieurs, nus (Marthe, Marthe et encore Marthe), autoportraits et natures mortes de Bonnard y sont à l’aise et nous plaisent. Celle qui me tient la main aime la façon modeste dont Pierre Bonnard se peint lui-même, en robe de chambre, dans la pénombre, et cætera.

    Nous sortons de là au bout de quarante-cinq minutes, contents, et je la reconduis dans sa famille, qu’elle se repose avant d’aborder lundi son premier emploi, deux semaines de travail, et puis après vacances.

    *

    Visite également, samedi, avec celle qui m’accompagne, de Marges, l’exposition de photographies de Patrizia Di Fiore à la galerie du Pôle Image, rue de la Chaîne à Rouen. Patrizia Di Fiore y montre les zones pavillonnaires qui défigurent les bords des villages de Haute-Normandie (c’est pareil dans presque toute la France et ailleurs), des maisons toutes semblables où s’ennuient, invisibles, celles et ceux dont le rêve entretenu fut l’accession à la propriété. On est heureux de ne pas habiter là.

    *

    Vu enfin la statue restaurée de Rollon. Un imposant socle met le chef viking en hauteur. Dommage : son gros doigt dirigé vers le bas aurait pu servir aux branlotines et branlotins qui glandent dans le jardin de l’Hôtel de Ville pour s’entraîner à l’usage du préservatif.

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  • Arrivé en retard à Paris par la faute de la Société Nationale des Chemins de Fer Français, je sors de terre place de la Bastille où il n’est plus question de French Revolution. Un Céhéresse protège les marches de l’Opéra barrées d’un cordon rouge et blanc, tandis que d’autres sont en appui dans une camionnette qui chauffe au soleil. Je fais un tour chez Book-Off où j’achète D’attaque d’Eric Chevillard, ouvrage illustré consacré à l’œuvre de Gaston Chaissac, publié chez Argol, puis je rejoins la place de la Nation. Au magasin Casino, je fais des emplettes. Chargé de victuailles, j’attends dans l’entrée de son école celle qui étudie dans la capitale.

    Ce mercredi est le grand jour pour elle. Vers trois heures, elle présentera son projet à tout un aréopage dont elle espère recevoir le Diplôme Supérieur des Arts Appliqués en Architecture Intérieure. Avant cette épreuve, nous pique-niquons dans un jardin public proche. Vers une heure trente, je la raccompagne jusqu’au lieu où je ne reviendrai plus (ce qui m’attriste mais je me garde bien de le lui dire). Je sais qu’elle va réussir.

    Je passe cette après-midi particulière au Centre Pompidou. Au sixième étage, je visite l’exposition Paris-Dehli-Bombay dont je ne partage pas le parti pris pédagogique (un rond central submerge le visiteur d’informations sur l’Inde, pas du tout envie de lire ces textes sur fond orange). Autour du rond, des œuvres contemporaines françaises et indiennes sont présentées dont beaucoup décrites comme un message à faire passer (le sort des femmes, celui des homosexuels, le problème de la pollution, le poids des traditions, la violence politique, les questions d’identité et cætera), tout cela m’irritant fort. Je suis déçu, ne trouve pour vraiment me plaire que Les colliers de fleurs presque intouchables en lames de rasoir rouges de Sunil Gawde. D’autres œuvres m’indiffèrent. Deux me déplaisent : l’installation à la gloire du foute de Riyas Komu (non à cause de son sujet, c’est juste lourdingue) et la moto animal de Jitish Kallat (ridicule). Je redescends par la chenille où se font entendre les chants sacrés du chœur tantrique des moines Gyuto.

    Un café à la Mezzanine et je passe au niveau moins un où m’attire la machine à photographier de JR. L’artiste a gagné pas mal de dollars avec le TED Prize et les transforme en portraits noir et blanc format affiche à coller où on veut. Je me mets au bout de la file. Ça avance doucement. Il faut trois minutes par personne. Au bout d’une demi-heure, deux jolies filles étrangères viennent me voir et me proposent de faire comme si on était ensemble. Je leur dis non. Une employée du Centre Pompidou passe de l’un à l’autre, expliquant en diverses langues le projet Inside Out. Après une bonne heure d’attente, j’atteins la cabine, me place de façon à avoir le bindi sur le front et appuie sur le bouton. J’attends derrière le haut parallélépipède que ma photo sorte de la fente au niveau zéro. Elle descend telle une feuille d’arbre à l’automne. Je la récupère et la roule. Je ne sais pas où j’irai la coller, me faire photographier devant et envoyer tout ça à JR qui ne se considère « ni comme street artiste, ni comme photographe ».

    Un peu après dix-neuf heures, j’appelle celle qui passait son examen. C’est bon. Je la félicite. La voici diplômée de l’Ecole Boulle.

    *

    « Les affiches peuvent être collées n’importe où, d’une image isolée à la fenêtre de votre bureau jusqu’au mur rempli de portraits d’un bâtiment abandonné ou d’un stade. Ces expositions seront documentées, archivées et consultables en ligne. Je vous souhaite de défendre ce qui est important pour vous en participant à un projet d’art global, et ensemble, nous retournerons le monde…Inside Out. » (discours de JR, Long Beach, Californie, deux mars deux mille onze).

    *

    Mon exemplaire D’attaque est dédicacé mais pas à moi :

    « Pour Annie Dufour

    s’il faut être sage comme des images,

    sachons les choisir un peu folles !

               bien cordialement

                      Eric Chevillard »

    *

    Lecture d’une interviou de William Faulkner par la Paris Review en mil neuf cent cinquante-six reprise par Le Nouvel Observateur. Extrait : « On ne peut pas manger huit heures par jour ni boire huit heures par jour, ni faire l'amour huit heures par jour - tout ce que vous pouvez faire pendant huit heures, c'est travailler. Ce qui est la raison pour laquelle l'homme se rend et rend tout le monde misérable et malheureux. »

    *

    Vingt-cinq heures vingt et une minutes, c’est le temps qu’il a fallu pour que l’histoire de la jeune femme pendue dans les toilettes du Céhachu de Rouen dont le corps n’a été découvert qu’au bout de trois jours passe de mon Journal au site de Paris Normandie.

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  • Mercredi matin, un peu avant sept heures, j’arrive à la gare de Rouen où sont déployés force contrôleurs. Par couple, ils se tiennent en haut des marches menant aux quais. Des policiers ferroviaires sont en retrait et en soutien. Avant de descendre sur le quai numéro deux, je composte mon billet et le montre au duo qui me concerne.

    -Vous ne pouvez pas descendre, me dit le plus âgé, lunettes et cheveux ras sous la casquette, le train n’est pas encore affiché.

    -C’est toujours la voie numéro deux, lui dis-je.

    -On ne sait pas, me répond-il, et puis de toute façon, vous avez un billet à tarif spécial et donc je dois m’assurer que vous prenez bien ce train et pas un autre

    -Ah bon, il y a un autre train pour Paris ? Vous pouvez me dire lequel ?

    Le ton monte. Je lui dis qu’il outrepasse ses droits en m’interdisant de descendre. Je n’ai pas envie d’attendre dans la chaleur de la gare. Il refuse absolument de me laisser passer. Les policiers se rapprochent légèrement mais ne s’en mêlent pas. Un autre voyageur arrive, celui qui me sert de balise chaque fois que je vais à Paris. Il montre sa carte d’abonné et on le laisse passer.

    -Je vois qu’il y a des privilégiés, dis-je au contrôleur borné.

    -Je vous répète que vous avez un billet à tarif spécial et que je dois m’assurer que vous ne prenez pas un autre train.

    -Montrez-moi quel autre train je pourrais prendre pour aller à Paris, il n’y en a pas.

    -Ah zut, s’écrie-t-il, allez-y, passez.

    Je commence à descendre. Il me rappelle :

    -Je peux vous demander dans quel secteur vous travaillez ?

    -Je suis retraité.

    -Ah oui, et avant vous étiez dans quel domaine ?

    -Education Nationale.

    Il se met à hurler :

    -Ah oui, l’Education Nationale, le sixième plus grand employeur du monde. Du monde. Du monde.

    Je suppose que ça signifie que des profs il y en a beaucoup trop (cet individu doit être sarkoziste).

    Il m’a énervé mais j’ai réussi à le rendre fou, me dis-je en attendant le train au frais sur le quai.

    Une fois dedans, je lis la Correspondance de Stéphane Mallarmé. A Vernon, nous faisons un arrêt imprévu de dix minutes, en raison, nous dit-on, d’un problème d’aiguille en gare de Mantes. A Mantes-la-Jolie, nouvel arrêt de même durée, puis encore à Mantes Station. Nous finissons cependant par arriver. Le contrôleur, que l’on n’a pas vu dans le train, présente ses plates excuses, excuses renouvelées dans les haut-parleurs de la gare, auxquelles s’ajoutent celles faites aux voyageurs en provenance de Cherbourg dont le train est en retard pour la même raison. Au bout du quai, des hommes à casquette nous distribuent les enveloppes qui permettront le remboursement des billets.

    *

    Mallarmé toujours pas content d’être prof à Tournon : Sans les tribunaux, je mettrais le feu aux ignobles maisons que je vois irrévocablement de ma fenêtre, à chaque heure du jour, bêtes et niaises : et comme je logerais une balle par instants dans le crâne abêti de ces misérables voisins qui font tous les jours la même chose et dont les vies fastidieuses combinent pour mes yeux larmoyants l’épouvantable spectacle de l’immobilité, qui verse l’ennui. (lettre à Henri Cazalis, mercredi vingt-trois mars mil huit cent soixante-quatre)

    *

    A ce Cazalis et à d’autres, son excellent conseil d’écriture : Il faut toujours couper le commencement et la fin de ce qu’on écrit. Pas d’introduction, pas de finale.

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  • Lundi soir, je suis de retour en corbeille à l’Opéra de Rouen pour un concert de musique de chambre. Janacek et Ravel sont au programme. Dans la loge derrière moi, on papote :

    -J’ai croisé dans l’escalier le type qui joue du violoncelle qu’on avait reçu à déjeuner.

    -Ah oui, on reçoit les gens et après on n’en entend plus parler.

    Deux violoncellistes jouent ce soir, je ne sais donc pas de qui il s’agit.

    Parmi le public s’installent moult musicien(ne)s, certain(e)s de l’Orchestre, d’autres jouant ailleurs, venu(e)s soutenir leurs camarades et s’en moquer un peu.

    Jane Peters qui porte pour l’occasion une jupe plus ou moins morave et Frédéric Aguessy dont je ne vois pas les doigts sur le clavier jouent la Sonate pour violon et piano de Leos Janacek puis du même est présenté le Quatuor numéro un « Sonate à Kreutzer », une musique très personnelle qui emporte l’adhésion.

    Hélios Azoulay, croisé à l’entracte, parle de coups de cutter dans la partition.

    A la reprise, c’est encore Janacek avec le Conte pour violoncelle et piano puis, dans un autre style, le Quatuor à cordes en fa majeur de Maurice Ravel, cela satisfaisant tout le monde et je rentre content.

    *

    Mardi midi, en terrasse au Son du Cor, je lis la Correspondance de Mallarmé près de trois élèves infirmières qui mangent des sandouiches. L’une raconte comment aux urgences du Céhachu on a découvert, au bout de trois jours, une jeune femme venue consulter, morte suicidée dans les toilettes. Quelqu’un avait fini par s’étonner de la porte toujours fermée. On a ouvert et on y a trouvé cette personne pendue. Elle s’étonne que ça n’ait pas fait du bruit et se plaint de n’avoir pas assez de jambon entre ses deux tranches de pain.

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  • Une voiture est arrêtée au bout de la rue Saint-Romain quand je sors dimanche matin. Un jeune homme avachi sur le siège du conducteur, vitre ouverte, me dit bonjour et me demande si je peux lui allumer sa cigarette. J’ai un problème avec mon pouce, me dit-il, je n’arrive pas à me servir de mon briquet. Il me le tend, j’allume. Dans le coffre de la voiture, ouvert en grand, sont affalées deux filles qui, elles aussi, ont un problème avec leur pouce. Comme la voiture bloque l’accès à la rue, je suppose qu’ils vont repartir. Je prends la route de Montville, espérant ne pas croiser de leurs semblables.

    Je me gare devant la boulangerie et rejoins à pied le parc du manoir où les exposants du vide grenier organisé par l’Union Musicale ne sont pas encore tous installés. Un mauvais chanteur reprend Brel dans les haut-parleurs cependant que les habitant(e)s du village montrent aux urbains de passage ce qu’est l’accent paysan. On vend beaucoup ici de prises électriques, de boules de Noël et de livres sur Yves Montand. Je n’ai l’usage ni des uns ni des autres. Mon seul achat : un petit livre vertical Croc Croc à l’école des petits squelettes, une bande dessinée de Stéphane Levallois, publiée par les Editions Sarbacane, que je destine à celle qui n’est pas avec moi.

    Je demande à un autochtone comment aller à Barentin et me gare sur l’un des parquignes du centre commercial. Devant le magasin But, on a déballé. Je ne sais qui organise ce vide grenier. Des haut-parleurs sort la musique indistincte d’un cédé rayé. Le vent froid n’incite pas à s’attarder. Mon seul achat : Arnold Newman, l’énorme monographie consacrée au photographe américain par Philip Brookman chez Taschen, superbes photos en noir et blanc de George Grosz, Max Ernst, Igor Stravinsky, Frank Stella, Marcel Duchamp, Marylin Monroe, Brassaï, Henry Miller and so and so.

    *

    Une dame bourgeoise au serveur à L’Echiquier :

    -Eh bien, ça va vous étonner mais je vais prendre une tisane.

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