• Jeudi matin, revenant du marché aux livres et à la brocante du boulevard Clemenceau (autrefois place des Emmurées), j’avise une camionnette jaune siglée La Poste, roulant hardiment sur les voies réservées aux bus Teor. Elle tourne à droite, rue de la République, enfilant la voie réservée aux bus et aux taxis. Une femme est au volant, sans doute pas employée de La Poste mais d’une entreprise sous-traitante, pour qui livrer un colis à l’heure est question de vie ou de mort.

    A peine suis-je chez moi que l’on frappe à la porte. Prudent, j’ouvre la fenêtre à l’étage. Un homme est là, dans les quarante ans, lunettes et sac à dos.

    -Bonjour, me dit-il, je viens d’emménager au numéro Quatre. Je suis kiné. Je suis bien embêté. Ce matin, ma femme est partie avec mon portefeuille. Est-ce que vous pourriez me dépanner de cinq ou dix euros jusqu’à ce soir ?

    -Ça, ça s’appelle une tentative d’escroquerie, lui dis-je.

    Il file vers la rue Saint-Romain. Sorti cinq minutes plus tard, je l’aperçois en discussion avec le propriétaire d’une des boutiques de fringues de luxe du bout de la rue. Celui-ci lui donne quelque chose.

    L’escroc ne s’attarde pas dans le coin, traverse en diagonale le parvis de la Cathédrale. Je demande au commerçant ce qu’il lui a raconté. La même histoire qu’à moi, sauf qu’il n’était plus kiné mais médecin.

    -Un médecin qui sent l’alcool à dix heures du matin, mais je lui ai quand même donné deux euros.

    *

    Que faisait l’agent numéro Zéro Zéro Quatre Sept Neuf Deux Cinquante le quinze juin aux aurores, précisément à six heures dix ? Il était rue Stendhal, penché sur le pare-brise de ma petite voiture. Une lettre de la République Française me l’apprend, reçue ce vendredi midi avec un « avis de contravention » à l’intérieur, une amende de trente-cinq euros pour « apposition sur le véhicule de certificat d’assurance non valide ».

    J’ignorais qu’une voiture garée pouvait être contrôlée sur ce point. Le plus rageant, c’est que, prévenu par de mystérieuses ondes avant l’arrivée de cette prune, j’ai apposé le certificat deux mille treize ce mercredi en attendant l’ouverture de la bouquinerie de Quévreville-la-Poterie (ce que j’aurais dû faire début janvier).

    *

    Il est des amendes que je peux comprendre (pour excès de vitesse par exemple). Celle-là non. L’Etat me doit trente-cinq euros. Il me les rendra d’une manière ou d’une autre.

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  • Mercredi, premier jour des soldes, il y a foule dans les rues de Rouen à espérer une meilleure image de soi de la société de consolation puis à rentrer à la maison pour constater qu’on est toujours même. Pas envie de ça, je prends la route direction de la campagne, Quévreville-la-Poterie et son plus grand dépôt de livres d’occasion de la région.

    J’y furète presque seul, à peine gêné par la radio Chérie qui y diffuse sa pop love entre deux publicités consacrées aux soldes « Voir conditions en magasin ». Jean-Jacques Goldman chante -bas dont le texte était le sujet de français au bac pro cette année, histoire de montrer à certain(e)s que la bonne littérature, c’est pour qui fait de bonnes études.

    Déjà en mil neuf cent quatre-vingt-six, ai-je lu sur le site de Libération, les élèves du Céhapé de coiffure de Reims avait dû analyser Envole-moi du même, pas de quoi faire naître l’espoir que surgisse dans cette profession un nouveau Fabrice Luchini. Fils de pauvre, élève d’un Collège d’Enseignement Général, j’ai heureusement eu la chance de vivre à une autre époque, exigeante.

    Dans mon sac, quand je repars, l’édition originale publiée par Julliard d’Et c’est ainsi qu’Allah est grand d’Alexandre Vialatte, livre trouvé au rayon « religion et spiritualité ».

    *

    Quarante pour cent des Français(e)s ont une bonne opinion de la fille Le Pen, disent les sondages et confirment les élections partielles. Comment pourrait-il en être autrement. Valls (après Guéant) persécute les Roms et les Sans Papiers. Elle avait donc raison, se disent les ploucs. Montebourg (après certains sarkozistes) accuse l’Europe de tous les maux. Elle avait donc raison, se disent les mêmes. Et de voter pour son Parti la prochaine fois, de plus en plus nombreux (xénophobes et anti-européens comme des Socialistes).

    *

    Pas très clairs les derniers instants de la vie de Clément Méric, « en hommage » duquel je suis allé manifester. Pas impossible que celui-ci, jouant les petits roquets hargneux, ait attaqué le molosse qui d’un coup de poing l’a tué. Je ne dis pas qu’il l’a bien mérité, juste qu’il aurait pu réfléchir.

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  • Impossible de faire l’autruche plus longtemps, ma chasse d’eau se déclenche seule toutes les cinq minutes, signe que son mécanisme ne va pas bien. Avant de le signaler à l’agence Cegimmo qui gère ma location, je vais voir où en est la fuite du cumulus à l’étage, au fond de la petite chambre, que j’avais tenté d’endiguer avec une pile du journal gratuit Côté Rouen il y a plus d’un an. Elle s’est foutrement aggravée au point d’atteindre le carton où depuis mon arrivée à Rouen sont stockées mes cassettes audio.

    Les dégâts ne sont pas importants mais à quoi bon garder ces cassettes puisque je ne les écoute plus. J’en emplis plusieurs sacs et les jette, me souvenant du temps lointain où je n’imaginais pas qu’elle puissent disparaître. Pas plus que les vinyles que je croyais naïvement présents pour toujours dans ma vie. Le cédé est arrivé, que l’on prévoyait éternel. Aujourd’hui, ce ne sont plus que fichiers et de moins en moins l’envie d’écouter.

    Ce mardi matin, je passe à l’agence immobilière, explique à la secrétaire la nature de mes problèmes d’eau et demande en sus le passage d’un menuisier. Cela fait des années que les portes de la salle de bain et des toilettes ne ferment plus correctement et l’une des fenêtres de ma chambre a du mal à s’ouvrir. Elle prend note, me dit que les professionnels me téléphoneront pour prendre rendez-vous.

    En rentrant, je change le message de mon répondeur, expliquant qu’il dysfonctionne, ne captant qu’un message sur deux, et qu’il est préférable de rappeler.

    *

    Rêveur, promeneur, voyeur, voleur d’émotions ou d’idées, ce n’est pas mon portrait mais celui que fait de Robert Walser Catherine Sauvat sa biographe (livre publié chez Grasset, acheté chez Noz).

    *

    Sa lecture terminée, j’enchaîne avec La Ferme des Animaux de Georges Orwell (Folio, avec James Ensor en couverture)) que m’a prêté celle qui travaille à Paris. Jamais lu encore cette évocation des révolutions qui tournent forcément mal, traduite en langue classique par le poète Jean Quéval. Celui-ci se méprend sur le sens de l’adverbe derechef, l’employant pour aussitôt. Derechef on vota, c’est la première fois que les animaux votent, page quinze.

    *

    Rouen, place Saint-Marc : un mendiant distribue aux pigeons le pain qu’une femme vient de lui donner.

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  • Pourquoi avoir acheté (à Paris chez Mona Lisait, rue Pavée) Amoralités familières de Maurice Chapelan, publié chez Grasset en mil neuf cent soixante-quatre, c’est que l’ouvrant au hasard j’y ai lu ceci :

    Je ne préfère pas tous les jours ce que je préfère.

    Livre un peu abîmé, vendu un euro cinquante, quand j’en ôte l’étiquette du prix en quatrième de couverture, celle-ci arrache la couleur verte, mais grâce aux interventions successives de celle qui vient de Paris (y dessinant en rose de la main gauche un vrai faux portrait de moi-même pour cacher la déchirure) et du bouquiniste du Rêve de l’Escalier (en recollant le dos puis le couvrant d’un plastique translucide), le voilà rénové et bon à lire.

    Tout n’y est pas du niveau de l’aphorisme qui me l’a fait acheter, loin de là, mais quand même j’en trouve d’autres pour me contenter :

    On se défend contre l’humour par le rire.

    Qui me conteste m’atteste.

    Je voudrais bien savoir ce que j’en pense.

    Ce n’est pas tout, Chapelan évoque aussi les figures littéraires de son temps :

    Léautaud a les vertus d’un écrivain et les vices d’une concierge. Mais sans la concierge, pas d’écrivain.

    Et est assez concierge pour être qualifié d’écrivain :

    Maurice Sachs faisait un petit trou dans le sol et l’amour avec la terre. J’ai connu, dans l’Aveyron, de jeunes paysans qui m’avouèrent cette pratique. Tout de même, ils préféraient leur chèvre.

    Quant à ses goûts sexuels, ils le conduisent vers les jeunes filles qui reviennent à plusieurs occasions sous sa plume:

    A la table voisine, une jeune fille, assise en face de sa mère, est en train de mordre dans une banane. Je la regarde fixement. Son visage s’empourpre. Elle a pensé la même chose que moi.

    Au moment des « ballets roses », la question me fut, parmi tant d’articles d’un écœurement exemplaire, qui de leurs auteurs eût pu jurer, l’encre à peine sèche, qu’une fille  de quinze ans dans son lit l’aurait fait vomir.

    Petites filles, qu’on a fait sauter sur ses genoux quand elles avaient quatre ou cinq ans, et qu’on retrouve à dix-huit –comme le temps passe, et qu’il serait agréable qu’elles y sautassent aujourd’hui !

    Jusqu’à sa fille qui ne le laisse pas insensible, émois qu’un auteur d’aujourd’hui se garderait bien d’avouer :

    Certains de mes amis jettent à ma fille des regards qui font rougir son père.

    Elle vient d’avoir quinze ans, et je la soupçonne de commencer à s’apercevoir qu’il n’est pas honteux, mais flatteur, d’être précédée dans la vie par une jolie paire de tétons qui pointent.

    J’avais rêvé qu’elle me servirait de modèle. Sa pudeur m’y a fait renoncer. J’ai pourtant des amis sculpteurs dont les enfants, garçon et fille, posent nus devant père et mère sans aucune gêne.

    Difficile, de faire entrer les petites amies de ma fille dans mon atelier, pour les peindre. Je me soupçonnerais d’être un satyre. Or, il n’est pas vrai que je le sois, mais seulement qu’il ne me déplairait pas de l’être.

    *

    On me reproche parfois d’évoquer des auteurs que personne ne connaît. Avec Maurice Chapelan, on est servi. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il est né en mil neuf cent six et mort en mil neuf cent quatre-vingt-douze, travaillait au Figaro Littéraire (où il tenait rubrique consacrée à la grammaire sous le nom d’Aristide) et pratiquait la peinture en amateur. Il avait cinquante-huit ans quand fut publié son recueil Amoralités familières.

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  • Effervescence au Son du Cor ce vendredi midi, Fourneyron, Ministre, déjeune à la crêperie d’en face, protégée par son garde du corps. Suspendant un instant ma lecture, je m’amuse à voir les consommateurs anarchisants du troquet fascinés par cette image du pouvoir. La semaine dernière, la même Ministre, protégé par le même garde du corps, déjeunait au P’tit Bec mais je fus le seul à la voir y entrer. Peut-être a-t-elle décidé d’évaluer chaque restaurant de la rue Eau-de-Robec dans le but d’élargir son domaine de compétence et un jour passer de Ministre des Sports à Ministre de la Gastronomie.

    Lorsqu’elle ressort, remontant la rue à pied, protégée par son garde du corps, on en revient au programme du jour : la préparation de la Fête de la Musique. Le nombre de fûts de bière rentrés ici est impressionnant. Le groupe musical retenu, la fanfare La Vashfol, est évidemment de ceux qui donnent soif. La Fête de la Musique est avant tout celle des cafetiers.

    Le soir venu, j’y goûte peu, n’ayant pas l’esprit à ça, quelques chansons irlandaises devant Le Central, rue du Bec, où sous un chapiteau nain a pris place un trio de musicien(ne)s puis Swingrass, autre trio, de bluegrass, au bout de ma ruelle, que j’entends aussi bien de chez moi les fenêtres ouvertes.

    Samedi, à dix heures vingt, arrive celle qui vient de Paris. La pluie nous empêchant de déjeuner au jardin, nous optons pour le restaurant. A midi, nous sommes à La Rose des Vents, rue Saint-Nicolas, où nous mangeons bien, plats composés, desserts élaborés, avec une bouteille de sancerre un peu chère, entourés de bobos entre deux âges, certains avec enfants sages, d’autres avec chiens en forme d’intestin.

    Avant qu’elle ne reparte à Paris, profitant d’une vague éclaircie, nous prenons le thé dans le jardin dont plus personne ne semble s’occuper. Plates-bandes envahies par les herbes, pelouse non tondue, il a vraiment mauvaise mine. Elle l’égaie d’un lancer de bulles puis me raconte que cette semaine elle a échappé au pire, travaillant dans un magasin de luxe sous un échafaudage qui s’est effondré pendant qu’elle était partie s’acheter à manger.

    Le soir venu, je renonce au concert gratuit d’Arno aux Bakayades du Grand-Quevilly, pas envie d’y aller seul, et le dimanche matin point de vide grenier, l’été commençant comme a été le printemps, froid et pluvieux.

    *

    Mardi dernier, au Son du Cor, une fille raconte à sa copine qu’elle s’est réveillée nue dans son lit, des petites étoiles dans le cerveau, s’étant fait baiser par elle ne sait qui. La seule chose dont elle est sure, c’est qu’elle était bourrée à la fin d’un concert de l’Armada. Elle ne se souvient même pas d’avoir parlé à quelqu’un là-bas. Elle ne sait pas si elle été droguée, n’a pas voulu porter plainte pour viol, prend un traitement de précaution contre le sida, n’a rien dit à son copain, ne semble pas plus choquée que ça, sa copine non plus.

    *

    Jeudi dernier, au même endroit, un garçon raconte à son copain que, rentrant bourré d’une fête à quatre heures du matin, il s’est fait agresser par deux mecs au bout de la rue. Ils l’ont fait tomber et lui ont piqué son portefeuille. Il ne se souvient pas de leurs têtes, mais lui a passé une partie de son dimanche à porter plainte, bien qu’il ne trouve pas ça grave, il n’avait qu’un euro cinquante sur lui, sa carte bancaire arrivait à expiration, sa carte d’identité de même et son portefeuille était vieux et usé.

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  • Je retrouve Léon Bloy (toujours pauvre, de plus en plus seul, vivant de la charité de son entourage composé de curés mal vus par leur hiérarchie et de culs bénits, obsédé par Mélanie de la Salette, dans la soixantaine, se plaignant de plus en plus de sa fatigue, dépressif finalement, malade d’on ne sait quoi, mourant le trois novembre mil neuf cent dix-sept) en lisant le tome deux de son Journal publié chez Bouquins/Laffont, édition qui reprend, hélas, la version censurée à cause de la guerre puis par la volonté de sa veuve pour la partie posthume (il existe une édition intégrale chez L’Age d’Homme mais au prix de soixante-dix-huit euros le volume).

    Ce deuxième tome est moins intéressant que le premier car Bloy a perdu la plupart de ses « amis » du milieu littéraire et artistique (seuls quelques jeunes musiciens, dont Georges Auric, fréquentent sa maison car ils tournent autour de sa fille). Beaucoup de ses notations ne sont que des commentaires de ce qu’il a lu dans le journal.

    J’en tire quand même quelques pépites :

    Appris cette chose énorme. Le buste du crapuleux Zola, inauguré à Suresnes, dernièrement, avec fracas, aurait été fait du bronze des cloches de l’église désaffectée et dépouillée ! (vingt-sept mai mil neuf cent huit)

    Appris une curieuse monstruosité. Il y a des femmes qui se font endormir pour échapper aux douleurs de l’enfantement. Cela me rappelle la grande dame du XVIIIe siècle, qui se soûla pour mourir. Mais cette nouveauté est peut-être plus démoniaque. (vingt-sept juin mil neuf cent huit)

    Accident d’automobile. Une de ces affreuses voitures a fait la culbute dans la rue Lamarck. Le chauffeur et son patron ont été tués, d’autres personnes blessées. Les gens qui crèvent ainsi, comme des punaises, doivent avoir l’âme en un joli état. (cinq juillet mil neuf cent huit)

    Forcé d’accompagner les enfants qui avaient, depuis longtemps, le désir d’une promenade à dos d’ânes, je marche une heure, dans la boue, derrière les tristes bourriques, moins tristes que moi. (vingt-six septembre mil neuf cent huit)

    Je me débarrasse immédiatement d’un horrible album intitulé Gynécée, cadeau de Rouveyre qui a cru me ravir. C’est une série de dessins beaucoup plus qu’étranges, d’une impureté diabolique, et que je ne veux certes pas garder dans ma maison. (trente et un janvier mil neuf cent dix)

    Encore les Belges. Pétition à signer. Ces banlieusards de la littérature française ont eu l’étonnante pensée de donner le nom de Paul Verlaine à un square situé devant la prison de Mons où le poète a passé huit mois… C’est trop beau. Il y a des jours où je me demande si la Belgique existe réellement, si elle n’a pas été inventée. (deux février mil neuf cent dix)

    Dimanche, messe paroissiale. Incommodés par d’ignobles jeunes filles d’un château voisin qui ne cessent de rire et de grimacer, ayant apporté un journal de caricatures qu’elles lisent pendant la messe. Qu’est-ce que ces petites salopes viennent faire à l’église ? (seize juillet mil neuf cent onze)

    L’après-midi, au moment où j’allais me reposer, arrive Georges Auric, le jeune musicien ami de Viñes, qui m’écrivait en juillet et en août. C’est un très jeune homme de 17 ans mais qui apparaît en avoir 20. Son ton est excellent, sa timidité à peu près nulle et il semble avoir une bonne culture littéraire. Nous le gardons sans ennui autant qu’il lui plaît de rester. (dix-neuf novembre mil neuf cent quinze)

    Après-midi, Léautaud nous amène son chien, dont il peine à se séparer. Celui-là est d’ailleurs aimable. Tout de suite, il se familiarise et, dès ce premier jour, devient notre ami. (vingt-neuf janvier mil neuf cent seize)

    Le tsar Michel proclame la souveraineté du peuple.

    La souveraineté du peuple en Russie ! En 1789, la Terreur s’est fait attendre trois ans. Les Russes iront plus vite. (dix-huit mars mil neuf cent dix-sept)

    *

    Mention est faite, le vingt-neuf novembre mil neuf cent seize, de la mort d’Emile Verhaeren à Rouen :

    Mort tragique du poète Verhaeren, annoncée par les journaux.

    « Venu à Rouen, dimanche, pour y faire une conférence, il fut broyé lundi soir, à la gare de la rue Verte, par le train de 6 heures 41, [etc.] »

    mention complétée dans cette édition Bouquins/Laffont par une note en fin de volume :

    Coupure de presse collée dans le journal inédit : « [Verhaeren] fut broyé, lundi soir […] par le train qu’il voulait prendre pour rentrer à Paris ; il s’empressait pour retenir une place, avant que l’arrêt ait eu lieu. Bousculé, il glissa sous les roues du wagon et fut horriblement déchiqueté, comme il y a quelques années, un autre poète, Catulle Mendès, à proximité de la gare à Saint-Germain. ». Cet article étant suivi d’un commentaire inédit : « Cette mort atroce qui ressemble, comme celle de Mendès, à un châtiment, me rappelle notre dernière entrevue au café de la Régence, il y a bien 28 ans. La veille, il m’avait invité à venir vers 11 heures à ce café. J’habitais alors Vaugirard et j’étais très pauvre. Je vins espérant de cet homme riche un bon déjeuner ; il m’offrit seulement une consommation quelconque et parla de lui-même, m’informant avec un rare cynisme de son égoïsme parfait. Me montrant un garçon du café : « Voyez-vous cet homme, dit-il. Si tout à coup il tombait foudroyé devant nous, cela me serait tout à fait indifférent et je ne ferais pas un geste. » Je voulais croire à une fanfaronnade imbécile, mais je sentais qu’il devait y avoir autre chose. J’ai su depuis que c’était un cri du cœur. » Ce passage fut censuré par Vallette du Mercure de France, éditeur de Bloy mais également de Verhaeren, avec le consentement de Jeanne Léon Bloy, la veuve.

    *

    C’est Léon Bloy qu’a choisi de citer l’inquiétant pape François lors de sa première messe, précisément ceci : Qui ne prie pas Dieu prie le Diable.

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  • Ce jeudi soir, j’arrive tôt au Théâtre de la Chapelle Saint-Louis pour la troisième soirée de travaux publics des élèves du Conservatoire de Rouen, au programme des extraits de Cromwell, l’injouable pièce de jeunesse de Victor Hugo. Plus qu’à attendre l’ouverture des portes, ce que je fais en observant l’arrivée des uns et des autres, les discrets et les je me fais remarquer parce que tu sais moi aussi j’en fais du théâtre. L’une à lunettes rouges porte un sac de pique-nique isotherme ouvert dans laquelle elle a rangé son ordinateur et son sac à main, c’est pratique. Une autre entend passer avant tout le monde quand est donnée la permission d’entrer, elle me marche presque sur le pied « allez en avant ! » mais ne retrouve pas son ticket.

    Je m’installe vers le milieu du quatrième rang. Dans mes parages, d’ancien(ne)s élèves du Conservatoire font des minauderies. Les deux filles devant moi s’embrassent (un truc qui s’appelle l’amour). Maurice Attias, professeur, dit quelques mots avant le spectacle, avertissant notamment des deux heures cinq de la première partie, trente-cinq minutes pour la seconde.

    Cromwell, pièce de la conspiration politique doublée d’une conspiration amoureuse, a été choisie pour ses résonances avec l’actualité des révoltes. Le décor tient en un trône parfois renversé et en six chaises pliables. Les extraits retenus sont souvent de l’ordre de la comédie et c’est tant mieux. Des interludes écrits par les élèves aèrent l’ensemble. Côté jeu, certain(e)s s’en tirent très bien, d’autres moins, mais je ne m’occupe pas de ça, il y a un jury de la profession au fond de la salle dont c’est le boulot.

    La scène qui remporte le plus grand succès est celle jouée par quatre démones facétieuses masquées. L’orage envoie quelques coups de tonnerre bienvenus et le jus d’orange l’est aussi à l’entracte pour se rafraîchir. La seconde partie passe vite, elle se conclut par une chorégraphie évoquant une révolte à capuches.

    *

    Hugo aurait dû davantage dessiner et moins écrire.

    *

    L’après-midi de ce jeudi, lisant en terrasse au Son du Cor la biographie de Robert Walser par Catherine Sauvat (Editions du Rocher), un livre pêché dans le foutoir de la solderie Noz, j’y trouve ceci d’Oliver Cromwell : « Celui-là ira le plus loin qui ne sait où il va » (cité par l’éditeur Morgenstein à propos de Walser).

    *

    Robert Walser est allé jusqu’à l’hôpital psychiatrique où, enfermé volontaire, il est mort dans la neige un jour de Noël.

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  • Longtemps un homme à bonnet, sac à dos et blouson de cuir gonflé par une bedaine m’a servi de balise sur le quai Deux pour le train de sept heures vingt-six vers Paris. Il a dû prendre sa retraite, mais est efficacement remplacé par un jeune homme maigrelet qui se rend dans la capitale sans le moindre bagage. Placé derrière lui, je suis assuré d’être en face d’une porte quand le convoi s’arrête. Ce mercredi matin, il est là comme d’habitude lisant le même journal gratuit que la plupart. Près de nous, deux hommes à lunettes sont plongés dans leur téléphone. Une jeune femme blonde les rejoint qui embrasse chacun d’eux sur la bouche puis sort, elle aussi, son téléphone (une nouvelle façon de se dire bonjour entre collègues, je suppose). Le train est à l’heure et je suis en face d’une porte, trouvant place facilement. Parmi les derniers à s’asseoir, un grand garçon a du mal à caser ses jambes et sa vieille caisse à outils. Il lit. Je préfère regarder par la vitre la pluie d’orage qui tombe sur la Normandie.

    D’orage, on parle à Paris au café Le Faubourg où j’attends l’ouverture du Book-Off de la Bastille. Il a bien claqué ce matin vers sept heures, semble-t-il. « J’aimais bien ça quand j’étais petite, explique une dame au serveur, mais maintenant j’ai peur. ».

    Vers midi, je rejoins Beaubourg à pied par un temps lourd afin de visiter la rétrospective que consacre le Centre Pompidou à Simon Hantaï, vaste exposition avec peu de public, où je ne reste guère, pour la raison que chez Hantaï je n’aime (je m’en rends compte) que ce que je connaissais déjà : les Tabulas de la fin, vastes quadrillages monochromes réalisés par pliages et nouages.

    Vaincu par la chaleur, je renonce au Quartier Latin et d’un coup de métro me rapproche du Book-Off de l’Opéra. Je passe un long moment au Fontenoy, rue Saint Augustin, à la seule table donnant sur la rue et l’air poisseux.

    Quand je ressors de chez Book-Off le ciel est noir, l’orage menace. Je ne traîne pas les rues et entre à temps Chez Léon près la gare Saint-Lazare. A peine suis-je assis que l’orage éclate. Il fait bientôt noir dans la rue. Deux facétieux au comptoir tente d’embrouiller l’un des piliers du bar : « Il fait nuit, c’est l’heure de rentrer chez vous ». Je lis l’un des livres achetés, Thomas Bernhard et les siens de Gemma Salem (La Table Ronde), ouvrage fait de témoignages des personnes ayant connu l’écrivain de son vivant (j’y découvre sa vie commune, jusqu’à la mort de celle-ci, avec « La Tante », Hedwig Stavianicek, de trente-cinq ans son aînée, rencontrée quand il avait dix-huit ans).

    L’orage est fini quand il est l’heure de mon train mais ses conséquences sont visibles dans la gare. Tous les trains sont bloqués par des branches tombées sur les voies. Je demande à un contrôleur si malgré mon billet à tarif réduit je peux monter « vues les circonstances » dans le premier qui doit partir. Il me l’accorde. Je trouve place près d’une vieille femme et cinq minutes plus tard nous partons

    -Ah, tout de même, toutes les semaines y se passe kekchose, s’exclame ma voisine.

    Je fais remarquer à la grincheuse qu’il s ‘agit de l’orage, pas d’un sabotage.

    -L’orage a bon dos, me répond-elle. Quand on travaille, on doit pouvoir rentrer chez soi à l’heure.

    Je laisse tomber, songeant que cette vieille devrait être à la retraite. Il est dix-neuf heures vingt-cinq, mon train était celui de dix-neuf heures cinquante, j’ai donc vingt-cinq minutes d’avance dans un train en retard mais je les perds bientôt car il se traîne dans une zone boisée du côté de Villennes-sur-Seine. On a le temps de bien voir le paysage. La vieille pousse des soupirs. Elle téléphone que c’est vitesse d’escargot.

    Après plusieurs arrêts et de nouveaux ralentissements, nous arrivons à Vernon où descend ma voisine, « Je sens que la semaine prochaine y vont trouver aut’chose », dit-elle dans son téléphone à celui qui vient la chercher.

    Je suis à Rouen à vingt et une heure quinze, un quart d’heure après l’heure où serait arrivé le train que j’aurais dû prendre, s’il avait été à l’heure, plus détendu que celles et ceux qui à l’arrivée de ce train ont un retard d’une heure et demie.

    *

    Le midi chez Délices Traiteur où je déjeune d’une formule vapeur, un groupe de touristes indiens ou pakistanais. Femmes et enfants s’asseyant à table. Hommes passant commande.

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  • Bien longtemps que je ne suis allé à l’un des évènements culturels du Centre Hospitalier Universitaire de Rouen (Charles-Nicolle). Je ne m’approche pas facilement de ce lieu inquiétant. Ce en quoi j’ai peut-être tort, me dis-je mardi matin vers neuf heures, constatant le nombre important de jolies filles qu’y en prennent le chemin (infirmières, étudiantes en médecine, etc.). Une exposition Roman Opalka m’amène là, bien que je craigne qu’on n’y montre que ses autoportraits.

    Il en est effectivement ainsi. Un alignement de portraits photographiques prenant de l’âge fait le tour de la salle, témoignage d’une vie qui va vers sa fin, mais amputé de l’essentiel : les tableaux sur lesquels Opalka traçait la suite de nombres d’une écriture de plus en plus pâle (dont on peut voir certains au Centre Pompidou).

    Les photos, de même que l’énoncé à voix haute en polonais des nombres écrits, n’étaient d’adjuvants rituels scandant chaque étape de l’avancée numérotée vers la mort. Les isoler n’a aucun sens et nuit à la compréhension de la démarche de l’artiste. La plupart des visiteuses et visiteurs de cette exposition rouennaise n’en prennent sans doute pas conscience, ne sachant rien ou pas grand chose de Roman Opalka, mais il en est au moins un autre à ne pas trouver ça recevable. Sur le livre d’or ouvert à l’entrée, il pose la bonne question : « Mais où sont les peintures ? ».

    *

    Un dépliant de huit pages est à la disposition du public. C’est une resucée de la page Ouiquipédia de l’artiste sans que cette source ne soit citée.

    *

    A l’entrée du bâtiment où se tient ce moignon d’exposition, une inscription : « Espaces culturel et éthique ». Ethique et toc.

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  • Ce samedi, aux aurores, craignant une fois encore les problèmes de circulation et de stationnement liés à l’Armada, je délaisse ma voiture et attends le bus Dix à l’extrémité du pont Corneille. Il est six heures quand il s’arrête devant moi. Je demande au chauffeur peu aimable où descendre pour le vide grenier de Oissel. Au terminus, me répond-il.

    Je suis le seul Gaulois. Quelques isolé(e)s semblent aller travailler. Cinq ou six barbus bourrés gémissent sur leur âge qui approche trente ans. Ce bus ne va pas droit, Il bifurque vers la clinique Mathilde, traverse le quartier Grammont où descendent les imbibés, fait de nouveaux détours dans Sotteville-lès-Rouen, zigzague dans Saint-Etienne-du-Rouvray où montent deux femmes voilées, arrive enfin au rond-point des Vaches, erre encore dans Oissel.

    Peu après un cimetière, il s’arrête au coin d’un miteux Palais des Congrès, terminus inhabituel (pour quelle raison ? aucune explication). Il est six heures trente-cinq (plus d’une demi-heure pour faire seize kilomètres) et je ne suis pas où je voudrais être. N’ayant pas la moindre idée de l’endroit où je me trouve, je demande au chauffeur peu aimable de quel côté me diriger. « Suivez ces deux femmes, me dit-il, elles y vont ».

    Me voici suivant les deux femmes voilées au risque de passer pour un pervers d’un nouveau genre. Nous remontons une longue rue et arrivons à un carrefour où je me repère, pestant contre ce bus qui m’a laissé si loin du centre de la ville. Je dépasse le duo et il me faut marcher plus de vingt minutes pour être à l’une des extrémités du déballage. Parti à six heures pour être sur place à sept heures, je ne suis pas prêt de reprendre ce bus Dix.

    Je parcours plusieurs fois le vide grenier sans y trouver merveille mais y croise l’une de mes connaissances à qui je demande le service de me ramener à Rouen. Cet aimable garçon me propose de nous arrêter en chemin dans un autre vide grenier à Saint-Etienne-du Rouvray. Ce déballage est minuscule mais j’y trouve un cédé d’inédits de Georges Brassens incluant ses propres chansons en public à la Villa d’Este en mil neuf cent cinquante-trois, des duos avec Charles Trenet et des reprises inattendues (Brassens chantant Adieu Venise provençale, quelle surprise).

    Mon chauffeur habite près de la prison Bonne-Nouvelle, ce qui n’en est pas une pour moi. Je dois marcher longtemps pour rejoindre les quais où se pressent les Armadiens du jour, traverse la Seine par un pont encombré et arrive les pieds cuits à la maison.

    *

    Dimanche midi, adieu bateaux, adieux marins, pourtant certain(e)s dans les rues portent encore le polo à rayures (gare à la dépression post Armada). Je lis sous un ciel gris Bel et bien morts d’Anthony Cronin en terrasse au Son du Cor, un livre publié par Anatolia/ Le Rocher dans lequel l’auteur irlandais évoque ses amis disparus (comme on dit) du Dublin littéraire des années cinquante du vingtième siècle : Brendan Behan, Patrick Kavanagh et Brian O’Nolan. Avec le premier, il fit une virée hasardeuse en France et en Italie. Ayant dépensé en alcool l’argent du retour, les deux compères eurent l’idée de prendre clandestinement un bateau pour l’Irlande, ce qui les amena en stop jusqu’à Rouen :

    Le lendemain, nous étions à Rouen, passant la nuit dans la chaleur et le luxe d’un fenil, et nous gardâmes d’excellents souvenirs de la Normandie et des Normands. Quel que soit celui qui l’a dit, quoi que Flaubert ait pu insinuer, les habitants de ces champs vastes et plats, les propriétaires de ces gigantesques chevaux de traits n’étaient pas avares. A la porte des fermes, ils nous donnaient du cidre corsé et même du babeurre et, si nous avons bu quelques petits calvas le long des rues pavées des Andelys et de Sotteville, qui nous en tiendra rigueur ? Nous étions, pensions-nous, en route pour chez nous.

    A Rouen, nous retrouvâmes la pluie, mais là, amarré à la rive du large fleuve, prêt à servir de leçon au sceptique de service de notre tandem, se trouvait un navire de chez nous…

    Malheureusement pour les deux aventuriers, ils se font gauler, ce qui navre fort Anthony Cronin : Je n’avais aucune envie de passer à Rouen le reste de mon existence.

    L’idée de rentrer par l’Angleterre en se glissant subrepticement dans un ferry à Dieppe est alors retenue :

    Lorsque nous quittâmes Rouen, le soleil brillait sur les pavés mouillés et nous n’avions aux lèvres que des malédictions pour cette ville et tout ce qui la caractérisait.

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