• Le quinze août, c’est Le Vaudreuil. J’y arrive sans avoir croisé quiconque sur la route et me gare à mon habitude, après avoir contourné la ville par la route qui passe devant l’usine de parfum Hermès, près de l’église entourée du cimetière où sont enterrés le grand-oncle Fernand et la grand-tante Suzanne. Le vide grenier est vaste, occupant plusieurs rues et quelques bouts de terrains. Le monde est au rendez-vous. Je furète, songeant qu’autrefois cet évènement était pour moi le début du compte à rebours vers la fâcheuse rentrée des classes. Aujourd’hui, s’il me rend mélancolique, c’est en songeant aux bons moments passés là avec celle qui ne me tient plus la main.

    On trouve des livres ici mais aucun de ceux qui me manquent. Après avoir croisé sœur et beau-frère, je fais un dernier tour puis regagne ma voiture par le chemin piétonnier le long de la rivière d’Eure, revoyant un lointain pique-nique.

    A l’arrivée à Rouen, je trouve le même emplacement pour me garer dans l’île Lacroix et sur le pont Corneille vois venir vers moi le pope en habit cheminant vers l’église orthodoxe.

    *

    Rouen, un matin de début de semaine, une voiture de la Police Nationale me dépasse vitres baissées dans la rue piétonnière de la Croix de Fer. Elle s’arrête une vingtaine de mètres plus loin. L’un des feux stop ne fonctionne pas. Vais-je le signaler à la policière au volant ou à celui assis sur le siège du passager ? Non, un outrage est vite arrivé. La conductrice passe la marche arrière. La voiture s’arrête devant le magasin Implicite, où l’on vend des dessous chics. Quand j’arrive à sa hauteur, la jeune policière s’adresse à son voisin, à qui elle montre un modèle dans la vitrine :

    -Qu’est-ce que tu en penses ? Tu trouves ça joli ?

    *

    Des fliquettes, il en est d’attirantes. Dussé-je un jour faire l’amour à l’une d’elles, hypothèse qui a peu de chance de se concrétiser, ce n’est pas en dessous chics que je la désirerais, mais dans son uniforme.

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  • C’est au rayon Littérature de chez Book-Off que j’ai trouvé Tarnac, Magasin Général de David Dufresne (Calmann-Lévy). L’employé(e) l’ayant mis en rayon a dû se fier au mot « Récit » figurant sur la couverture noire, en quoi elle ou lui n’a pas eu tort. Comme on disait autrefois, cela se lit comme un roman.

    Je l’ouvre dimanche dernier et ne peux le lâcher avant la fin, le sujet d’abord et puis le talent d’écriture de David Dufresne, son habileté à décortiquer les faits et à dresser les portraits de celles et ceux qu’il rencontre, agrémentant son texte de documents policiers ou judiciaires tirés du dossier d’instruction, sans prendre parti certains parmi les dix inculpés ont peut-être fait ce que les flics leur reprochent, d’autres auraient voulu le faire, et d’autres n’ont rien fait. Dans tous les cas, je me foutais de savoir qui avait fait quoi, on non. Dans tous les cas, tous étaient défendables., mais soucieux de montrer comment l’Etat en ce vingt et unième siècle se comporte avec son opposition la plus radicale ainsi que l’avait prévu Philip K. Dick dans Minority Report :

    Nous arrêtons des individus qui n’ont nullement enfreint la loi.

    -Mais qui s’y apprêtent, affirma Witwer avec conviction.

    -Justement, non, par bonheur… puisque nous les arrêtons avant qu’ils puissent commettre un quelconque acte de violence. Donc, l’acte criminel proprement dit ne relève strictement que de la métaphysique. C’est nous qui proclamons ces gens coupables. Eux se prétendent éternellement innocents. Et, en un sens, ils sont innocents.

    et l’avait compris Guy Debord, écrivant dans Commentaires sur la société du spectacle (mil neuf cent quatre-vingt-huit) :

    Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats.

    Ma lecture s’enrichit du fait que j’ai côtoyé certains des désignés terroristes et leur entourage à Tarnac, Lyon ou Rouen. Si j’en apprends à leur sujet, c’est surtout par ce qui concerne la Police, ses méthodes et ses moyens techniques, que je suis surpris, comment placer une balise sous la voiture de suspects, comment les filmer avec des caméras cachées dans les arbres ou les suivre la nuit avec des voitures capables de circuler les phares éteints, comment enregistrer une conversation en terrasse avec un micro canon situé à une centaine de mètres, etc.

    En revanche, je reste sur ma faim s’agissant des deux principaux désignés terroristes : Yildune Lévy, qui a sans doute refusé la rencontre, et Julien Coupat, qui entendait contrôler collectivement l’écriture du livre en chantier ce que n’accepta évidemment pas David Dufresne (On ne s’est jamais revus), tous deux surveillés par la Police depuis un passage clandestin de la frontière entre le Canada et les Etats-Unis, bien avant la nuit des fers à béton sur les caténaires de novembre deux mille huit.

    Dans cette galerie de portraits, les deux plus surprenants, de mon point de vue, sont ceux des parents Coupat, Gérard, ancien médecin parti de rien ayant fait fortune en travaillant pour les laboratoires pharmaceutiques, bavard, trop bavard (avec la Police notamment) et Jocelyne, proposant à l’auteur de parler de l’affaire dans laquelle est englué son fils autour d’un thé chez Ladurée (c’est Maman qui fera sortir de prison son désigné terroriste de fils, le cachant dans le coffre de sa petite voiture afin qu’il échappe aux journalistes).

    Le récit de David Dufresne, et cela ajoute au plaisir de la lecture, c’est aussi son histoire, celle d’un homme en train de quitter le journalisme et qui se pose des questions sur l’écriture : on n’écrit pas pour celui sur lequel on écrit, mais pour celui qui lit, et, accessoirement, pour soi, pour savoir si l’on tient encore debout.

    *

    « A titre personnel, je ne trouvais pas ça nul, L’Insurrection qui vient. Je trouvais même ça très bien écrit. » (Alain Bauer, ancien conseiller en sécurité de Nicolas Sarkozy)

    *

    « Bon, c’est comme ça, écoute, tant que ça va bien… mais ils ont des modes de vie qui sont… hmm… Julien, il croit en la Révolution. Que veux-tu que je te dise ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? On a chacun notre petite croix. » (Jocelyne Coupat, retranscription d’une conversation téléphonique enregistrée par la Police entre le dix-huit août et le seize septembre deux mille huit)

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  • Samedi en fin d’après-midi, chargé de livres dont les derniers écrits de Drieu La Rochelle, Récit Secret suivi de Journal ( 1944-1945 ) et d’Exorde (Gallimard), rapidement lu A La Ville d’Argentan en buvant un café, je prends place à l’étage dans le train du retour qui, encore une fois, n’est pas celui pour lequel j’ai un billet (devenu fantôme pour cause de travaux) et suis bientôt noyé par la conversation de trois filles de banlieue désargentées installées à ma droite qui balisent à l’idée de voir apparaître les contrôleurs.

    Au bout d’un quart d’heure, je connais les grandes lignes de leur histoire qu’elles mettent bruyamment à la disposition de toutes les oreilles de la voiture. Venues de Oissel et Cléon, elles sont allées à Paris avec pour l’une trente euros extorqués à sa mère, une somme destinée à se faire percer sans que la génitrice le sache. D’ailleurs, aucune des trois mères ne sait que sa fille est allée à Paris. Pas de chance, elles se sont fait choper par les contrôleurs à l’aller. Les trente euros ont disparu dans l’amende à payer, les deux autres vont recevoir la facture à la maison. Errant sans but dans la capitale, elles ont eu des ennuis avec des policiers pour une raison qu’elles n’expliquent pas. La plus bavarde n’ose pas aller toute seule aux toilettes. L’une des deux autres l’accompagne. Elles reviennent en disant que ce serait une bonne idée de s’y cacher si les contrôleurs arrivent.

    -T’as eu quoi à ton oreille ? demande brusquement la plus bavarde.

    Elle s’adresse au garçon assis derrière moi qui voyage avec une fille teigneuse au regard dur. Ils ne se connaissent pas mais il leur raconte sa vie. C’est un pitbull qui l’a attaqué et en a mangé un bout. Ça s’est passé à la cité des Francs-Moisins dans le Quatre-Vingt-Treize. Là, il va à Mantes avec sa copine qui n’est pas sa copine. Lui non plus n’a pas de billet et lui aussi s’est fait choper à l’aller. Il dit qu’il est chef de chantier et qu’il a vingt-deux ans. Il a commencé à travailler à quinze ans, c’est comme ça chez les Portugais. Il ne connaît pas Oissel, pas même Rouen, il n’a jamais quitté l’Ile-de-France.

    La fille qui devait se faire percer ouvre la bouche pour dire que son beau-père la tapait tous les jours puis les trois racontent à nouveau leur histoire de trente euros, de policiers et de contrôleurs qui vont arriver. Le train s’arrête à Mantes-la-Jolie où descendent le garçon sans billet et la fille teigneuse. Les trois filles restent seules avec leur peur. Si les contrôleurs arrivent elles diront qu’elles sont montées à Mantes, imaginent l’engueulade à la maison, se demandent comment payer les amendes, vendre de la drogue peut-être. L’une connaît quelqu’un du réseau du Puchot à Elbeuf.

    Vernon, Gaillon Aubevoye, Val-de-Reuil, on arrive à Oissel sans contrôle et le calme s’installe dans la voiture pour les derniers kilomètres. A l’aller, l’ambiance était différente, je voyageais près d’une troupe de scout(e)s à chemises rouges, dont certaines fort jolies, qui espéraient avoir le temps de se balader dans la galerie marchande de Saint-Lazare pour y dépenser quelque argent.

    *

    Le journal, c’est la lâcheté de l’écrivain, c’est le comble de la superstition littéraire, du calcul pour la postérité. Pour d’autres, c’est de l’avarice, ne rien perdre. Pierre Drieu La Rochelle Journal (onze octobre mil neuf cent quarante-quatre)

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  • Ce samedi, vers neuf heures et demie, après avoir marché dans un Paris semi désert, je bois un café au comptoir du Petit Marcel, rue Rambuteau, en parcourant Libération dont la lecture est aimablement offerte par l’établissement (à mon côté, une femme dans les cinquante ans lit Le Parisien en tenant le rôle de la Parisienne à la langue bien pendue) puis, un quart d’heure trop tôt, je me présente devant l’entrée réservée aux possesseurs d’un laissez-passer au Centre Pompidou. Par privilège, il donne le droit de visiter l’exposition Roy Lichtenstein un heure avant l’ouverture officielle, ce que j’explique comme je peux à une sympathique famille italienne, père mère et deux grands fils, qui devra patienter plus que moi. Il fait frais sur la plazza où un clochard replie sa tente Quechua installée pour la nuit sur le socle du mobile géant de Calder.

    S’il est une expression adaptée à ma situation et à celle des quelques-un(e)s qui m’ont rejoint, c’est « Tout vient à point, qui sait attendre » à condition de mettre point au pluriel, me dis-je, songeant à la marque de fabrique de Roy Lichtenstein, celui qui est souvent cité en deuxième quand il est question du Pop Art américain.

    A l’heure dite, les portes s’ouvrent et la chenille nous emmène au sixième étage. Ayant laissé les autres dans les premières salles, j’ai le plaisir d’être seul devant la plupart des œuvres dont trois Rouen Cathedrals venues du San Francisco Museum of Modern Art. « C’est un moyen industriel de faire de l’impressionnisme –ou quelque chose d’assez semblable– par l’intermédiaire d’une technique mécanique. Et pourtant je prends probablement dix fois plus de temps à faire mes Cathédrales ou mes Meules de foin que Monet à les peindre. (…) Ils sont différents de Monet bien sûr, mais ils reprennent quand même le cliché impressionniste de ne pas pouvoir voir l’image de près –plus on s’éloigne mieux on la voit. »  explique Roy Lichtenstein via le cartel qui les jouxte. Dans cette salle figurent également ses relectures de Picasso, Mondrian, Léger, etc. Les dix salles du parcours chronologique et thématique sont disposées de chaque côté d’un double couloir à ouvertures multiples où sont montrées les œuvres en volume de l’artiste. Il est agréable d’y sinuer et de revenir sur ses pas jusqu’au Look Mickey des débuts, réalisé d’après une image de livre pour enfants. Je ne sais pas dire si j’aime les peintures de Roy Lichtenstein, elles m’intéressent, ces explosions inoffensives, ces filles blondes qui pleurent, ces miroirs reflétant le vide, ces nus dénués d’érotisme, ces paysages zen de la fin où il est facile de trouver Charlie.

    Il est onze heure quand je redescends croisant en chemin la famille italienne qui m’interpelle d’un « C’est bon ! ». Le métro m’emmène au Péhemmu chinois de mes habitudes près de la Bastille où je déjeune d’un steak haché accompagné de pommes sautées à la place des frites proposées, autre privilège que m’a consenti l’aimable serveuse. Cette famille menant l’établissement comme des autochtones, gérant le bar, la restauration à la française, les jeux de hasard, la vente des cigarettes et la conversation avec Dédé ou Robert, m’étonne à chaque fois, impossible d’imaginer une famille française tenant une boutique traditionnelle à Beijing.

    *

    La plupart des œuvres de Roy Lichtenstein montrées à Paris proviennent de collections particulières et ne doivent pas être photographiées, ce qui se fait donc dans le dos des gardiens.

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  • Le rendez-vous est fixé ce jeudi à seize heures au Son du Cor et quand j’y arrive les deux amis venus de Stockholm (autrefois rouennais) et celui de Rouen (sans son chapeau et même sans ses lunettes, perdues chez lui, dit-il) sont déjà là. Je fais le quatrième. Il y a aussi un cinquième, l’enfançon né pour les deux cents ans de Wagner et sur la table des croissants.

    On fait quatre heures en parlant des diverses choses qui nous tiennent à cœur tandis que passent successivement à côté de la poussette, l’attelage promène touristes et le petit train de même usage, réduit à deux wagons au lieu des trois habituels. J’explique à mes trois amis, connus grâce à ce Journal, que le matin même, passant devant la Cathédrale, j’ai vu ce train coincé sur le dos d’âne de goudron protégeant les câbles du Son et Lumière, un accident dû à une erreur humaine, dont a fait les frais l'un des wagons, mais qui n’a pas fait la une (comme on dit).

    Nous en sommes à parler de nos lectures respectives quand arrive trop vite l’heure de se séparer. Ainsi en va-t-il des bonnes choses qu’elles ne durent pas assez longtemps.

    *

    Je tape Son et Lumière pour m’assurer que Lumière se met bien au singulier. Résultat de la recherche : en première page six liens vers celui de Rouen. Foutu Gougueule qui vous assigne à résidence.

    *

    Si Internet ne sert pas à élargir l’horizon, à quoi bon. Heureusement, cela arrive encore de temps à autre. Ce jeudi, je reçois une demande d’ « amitié » sur le réseau social Effe Bé et fais ainsi connaissance avec l’auteur de l’article que lisait la jolie fille à lunettes dans le métro parisien samedi dernier.

    *

    Se lever tous les matins à six heures et devoir subir sur France Culture le prêchi-prêcha du caricaturiste Michel Onfray, c’est commencer la journée par une punition, et sévère.

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  • Pas lu Maurice Leblanc depuis que j’ai quitté le collège, en ce temps où j’empruntais ses livres à la Bibliothèque Municipale de Louviers, cependant quand je tombe (comme on dit) au marché du Clos Saint-Marc sur sa biographie par Jacques Derouard chez Séguier vendue deux euros, je l’achète. Dans cette lecture, je m’intéresse surtout au début, autrement dit à l’époque rouennaise.

    Maurice n’est pas né des mains de n’importe qui mais de celles d’Achille Flaubert, frère de Gustave, une nuit d’hiver au numéro deux de la rue de Fontenelle. Son grand-père était tailleur de pierres rue Martainville, que l’auteur des Arsène Lupin décrira ainsi ce quartier de Martainville où viennent s’échouer toutes les misères et toutes les hontes de Rouen. Neuf ans plus tard, le petit Maurice s’installe avec sa famille enrichie par le négoce rue du Bailliage dans la grande maison blanche sur laquelle figure aujourd’hui une plaque à sa mémoire. Sa sœur Georgette, devenue chanteuse lyrique, en parlera ainsi dans ses Souvenirs : Un jardin public s’étendait devant votre maison. De mon balcon, au printemps, j’arrangeais mes premiers échanges avec le monde. Je chantais. Les passants s’attroupaient.

    Le dimanche on va se promener à La Bouille en empruntant L’Union : Croisset ! Le Val de La Haye ! La Bouille ! Que de fois, tout enfant, j’ai navigué sur un étrange bateau qui faisait le service, et qui coula, près du Pont-Suspendu (le Pont-Suspendu, péage : un centime !). Ces souvenirs d’escapades dominicales serviront à Maurice Leblanc pour son roman Une femme dans lequel il évoque l’attraction du voyage : la maison de Flaubert à Croisset. Maupassant en parla aussi : Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à La Bouille, le dimanche, rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont du bateau à vapeur, cet original de Flaubert, debout dans sa haute fenêtre.

    Comme tout fils de bourgeois rouennais, le jeune Leblanc fréquente le Lycée Corneille dont il parle en ces termes dans son roman L’enthousiasme : Une prison, en vérité, n’est-ce point par là que l’homme commence ? Dès qu’il pourrait prendre goût à l’espace, à l’indépendance, à la beauté des choses, au spectacle du ciel et de l’horizon, on l’enferme. Il y a des murailles, des geôliers, des cachots, des punitions, peu d’air et de lumière. Ferait-on davantage si l’enfant avait commis quelque méfait ? (…) Bons ou mauvais, tous ceux que j’évoque, pions, professeurs, maîtres d’études, se présentent suivant une vision invariable, comme autant de personnages chargés spécialement de m’opprimer.

    Aussitôt libre, narre-t-il dans ce même roman, je me ruai vers le plaisir et vers les femmes. Cela se passe dans l’île Lacroix, au Château Baubet, les Folies Bergères locales, qu’il décrira dans Des couples : Il y avait là la foule bruyante des jours de bourse. Les messieurs, les industriels, des commerçants, des commis voyageurs, des agriculteurs de la région, encombraient le promenoir et accompagnaient de leurs cris et de leurs rires les refrains des chanteurs comiques. Au milieu grouillait le demi-monde rouennais, un ramassis de filles laides et disgracieuses, vêtues de robes et de chapeaux démodés.

    Bientôt, Maurice n’aura qu’une idée en tête, quitter Rouen pour Paris afin de fuir un milieu qu’il juge, écrit Jacques Derouard, « bête, mesquin et méchant », Georgette fera de même car à Rouen, écrira-t-elle dans ses Souvenirs, les préjugés étaient grands et les esprits étroits.

    Il y reviendra de temps à autre, notamment en mil huit cent quatre-vingt-dix, le jour de l’inauguration du monument dédié à Flaubert au Musée des Beaux-Arts, « une grande sculpture de Henri Chapu », raconte Jacques Derouard, « représentant, sous le portrait de Flaubert, la vérité sortant du puits. » (actuellement visible au Musée Flaubert de l’Histoire de la Médecine, semble-t-il). Goncourt, Zola, Mirbeau, Maupassant sont là et l’écrivain débutant Leblanc a envie de faire leur connaissance : tout m’étonne dans de tels personnages. Comment se peut-il qu’ils marchent comme les autres, qu‘ils ne s’expriment pas d’une façon différente, avec plus de recherches et de subtilité ? Eh oui.

    Il sera fort déçu quand, dans le train du retour à Paris, il osera pousser la porte de leur compartiment et les trouvera endormis.

    *

    Goncourt dans son Journal à propos du monument Flaubert : un joli bas-relief en sucre, où la Vérité a l’air de faire ses besoins dans un puits.

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  • Dimanche tôt, le soleil pas encore levé, je suis sur la route qui mène à Neufchâtel-en-Bray. Arrivé là, je demande à un vieil autochtone promenant ses bras derrière son dos la route de Saint-Saire. C’est à droite au feu. Je me gare à l’entrée du village près d’un ruisseau et d’une ancienne voie de chemin de fer reconvertie en piste cyclable.

    Jamais venu à Saint-Saire, je découvre un joli endroit. Après être passé devant l’ancienne gare devenue restaurant à l’air attrayant, j’entre dans le pré où est installée une partie des exposant(e)s du vide grenier puis remonte les rues bordées de maisons assez cossues où sont la plupart des vendeurs et vendeuses, nombreux, plus de trois cents dit-on, dommage qu’il y ait si peu de livres.

    Tandis qu’une montgolfière traverse paisiblement le ciel bleu, je refais le circuit de ce vide grenier des mieux organisés. Des toilettes sont ouvertes en divers endroits, même au bout de la route, plus loin que le cimetière, comme le constate avec surprise une dame du coin « y’a des cabinets là-haut, y zont mis un cabanon ». Une autre dame se désole de ne pas trouver ce qu’elle cherche dans toute cette marchandise « j’aurais dû venir plus tôt, je savais pas que ça ouvrait si tôt. »

    Arrivé au bout de l’autre route, je fais demi-tour et passe devant une voiture contre laquelle sont appuyés deux hommes juste au moment où son toit ouvrant explose à la stupéfaction générale. Le verre en petits débris choit sur les sièges. Les deux hommes regardent le ciel comme si Dieu venait de jeter un caillou. On finit par accuser le soleil « pourtant il fait pas encore chaud ». J’enlève néanmoins ma veste un peu plus loin et rejoins ma voiture sans avoir trouvé le livre de mes rêves.

    Direction Dieppe où se tient un autre vide grenier sur la vaste pelouse bordant la plage. La route est belle et tranquille, que je ne connais pas. Je passe devant le château de Ménières-en-Bray où se cache un Lycée Agricole puis devant une très belle ferme à vendre, atteins Dieppe par une entrée de ville salie de panneaux publicitaires. Je me gare sur le port devant le restaurant L’Espérance, demande à l’aimable serveuse que j’y aperçois si c’est gratuit le dimanche, le stationnement. Ça l’est. Je rejoins le bord de mer. Le vide grenier est emprisonné derrière des barrières métalliques. Quand j’en ai trouvé l’entrée, je parcours ses allées encombrées de baguenaudeuses et de baguenaudeurs. On lit ici mais pas les livres de mon goût.

    N’ayant pas envie de revoir Rouen trop vite, je choisis L’Espérance pour déjeuner, où l’on m’installe dans une deuxième salle située à l’arrière. Ici le personnel est cordial et les moules marinières avec frites de la maison sont à six euros quatre-vingts, le quart de sauvignon à deux euros quatre-vingts. La clientèle est nombreuse et semble droit venue de la Somme ou du Pas-de-Calais.

    -Tu vas prendre un dessert ? demande une dame à mise en pli à son mari à trop grande chemise à carreaux façon torchon.

    Il lui dit que non.

    -Quand on mange des moules frites, on n’a plus faim, ajoute-t-il.

    Elle se le tient pour dit. Pour ma part, je commande une coupe normande (quatre euros quatre-vingt-dix). Le café, je le prends un peu plus tard au Pollet, après avoir passé le pont basculant et le pont tournant, à la terrasse du Mieux ici qu’en face, qui mérite son nom, où il ne coûte qu’un euro vingt. Le patron est cordial, la vue sur le port, il ne manque que celle avec qui j’étais ici la dernière fois que j’y suis venu.

    *

    Saint-Saire a son inconnu célèbre (ou son célèbre inconnu). Il est au cimetière. Une plaque à l’entrée chante sa gloire : « Le Docteur François Merry Delabost né en 1836 à Saint-Saire, il fut médecin-chef des prisons de Rouen. C’est en 1872 qu’il inventa la douche afin que les prisonniers aient une meilleure hygiène. Il mourut en 1918, après une carrière exceptionnelle et fut inhumé dans le cimetière de Saint-Saire. »

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  • Après furetage dans les librairies du Quartier Latin, je suis ce samedi à onze heures place Sainte-Opportune où j’ai rendez-vous avec celle qui sort d’une rude semaine de travail et de la bouche du métro. Nous mettons le cap sur Vincennes par la Une.

    Arrivés dans cette ville qui sent la province, nous parlons un moment sur un banc devant le Château puis allons déjeuner chez K’Soya, restaurant coréen de la rue Robert-Giraudineau. On y mange bien, menu à quatorze euros, soupe, entrée, plat, dessert, vin rosé au pichet un peu cher, servis par une jeune femme mi-discrète mi-distante (en cuisine, ce ne sont pas gens du pays).

    Son intention était de me faire découvrir le Parc Floral qu’elle fréquentait autrefois, élève de l’Ecole Boulle, mais durant les vacances d’été le voilà payant et nous choisissons de ne pas, trouvant refuge sur la pelouse ombragée près du Château où nul uniforme ne viendra nous déranger.

    Au milieu de l’après-midi, comme elle n’est pas au mieux de sa forme, elle décide de rentrer aux Amiraux et je prends le chemin qui mène chez Book-Off, près de l’Opéra. J’y trouve pour un euro le récit de David Dufresne Tarnac, Magasin Général (Calmann-Lévy).

    Le train de dix-neuf heures vingt pour lequel j’ai un billet n’existant pas, c’est par celui de dix-huit heures dix que je rejoins Rouen.

    *

    Dans le métro parisien, une jolie jeune femme à lunettes lisant la revue Ethnologie française, numéro consacré aux Sexualités négociées, précisément un article intitulé Quand une femme aime plusieurs hommes, le dire ou le taire?

    *

    Oubliée dans le train, la vieille petite bouteille en plastique épais, avec dedans son eau à boire, qui en avait fait des kilomètres avec moi depuis le jour de son achat à Tarascon une année de vacances en solitaire, la faute à un mouflet braillard qui me fit changer de voiture en la laissant sur place.

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  • La chaleur épaisse qu’il me faut fendre pour rejoindre la Brasserie Paul ce dernier jeudi de Terrasses est identique à celle de New York où j’étais il y a bientôt un an, autant dire pénible. Je trouve place à l’ombre et écoute Lili Cros & Thierry Chazelle, duo gai chantant en français, tandis que les garçons de café sortent les tables d’intérieur pour agrandir la terrasse. Les affaires marchent, comme le dit Monsieur Paul au Directeur de l’Office de Tourisme venu s’en assurer. Une jolie chanson sur Le Havre, ville natale du chanteur, puis les deux reviennent à leur registre fantaisiste. Une dame du public trouve que c’est frais, ce qui est un beau compliment au regard de la température.

    Par la rue aux Ours je rejoins la place de la Pucelle pour ouïr Dallas et me case loin de la scène sous un arbre en pot qui me fait ombrelle. Dallas fait dans le blouze avec un son venu d’hier, le type de musique qu’écoute le monde en continuant à parler. Ainsi font mes voisins rockeurs que l’âge commence à décatir, cheveux clairsemés en bataille, tatouages qui se déforment. L’un raconte qu’il vient de « faire » quatre jours au Marquenterre dans un bingalaud et que c’était vachement bien.

    -On a fait la fêêête.

    Quand l’arbre en pot ne me protège plus de l’ardent soleil descendant, je rebrousse, retrouve la Cathédrale, place de la Calende. Là, Magic Hawaï assourdit celles et ceux qui ont eu l’imprudence de s’asseoir à la terrasse du Café de la Flèche. Cette musique de bourrins m’invite à rentrer à la maison, d’où je ne ressors pas à vingt-deux heures trente pour la consensuelle musique africaine de Fatoumata Diawara.

    *

    Il y a de la place au soleil pour tout le monde, surtout quand tout le monde veut rester à l'ombre. écrivait Jules Renard et ce jeudi, c’est particulièrement vrai à la terrasse du Son du Cor où, avant la musique du soir, je lis Un été à Lesmona, recueil des lettres que Marga Berck, jeune fille qui avait dix-sept ans en mil huit cent quatre-vingt-treize, envoyait à sa meilleure amie lui racontant ses amours contrariés par la société bourgeoise, une correspondance publiée seulement en mil neuf cent cinquante et un en Allemagne et qu’aimait particulièrement Thomas Mann, la traduction est publiée chez Phébus, un livre trouvé dans les bacs à cinquante centimes du Rêve de l’Escalier.

    *

    L’Office de Tourisme de Rouen et son goût pour les animations qui rapportent. Ainsi, à propos du spectacle nocturne de projection d’images sur la Cathédrale : « Il sera pérennisé les années suivantes car il a l’avantage économique d’obliger les touristes à dormir à Rouen. » (C’était dans Paris Normandie il y a quelques mois.)

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  • Un véritable observatoire de la vie intime que ces maisons à pans de bois, la mienne est idéalement placée, autrefois réservée à la sœur tourière de la communauté religieuse qui occupait les lieux jusqu’aux années quatre-vingt, et donnant sur la venelle, c'est-à-dire chez les voisin(e)s d’en face. L’intéressant, ce n’est pas tant ce qu’on voit que ce qu’on entend. Ce mercredi matin, des éclats de voix m’attirent à la fenêtre. Au rez-de-chaussée de la maison d’en face, une vive discussion a lieu entre la propriétaire bourgeoise et ses deux locataires ouvriers. Ceux-ci sont là depuis le début juillet, un Noir et un Blanc, d’un âge avancé.

    L’appartement est meublé à moindre prix. Sa grande fenêtre qui ne voit jamais le soleil est munie de barreaux. S’y tiennent prisonniers pendant l’année scolaire des étudiant(e)s plus ou moins studieux. Pendant les vacances, la bourgeoise propriétaire loue ponctuellement à des visiteurs via l’Office du Tourisme. Faute de touristes intéressés cet été, elle a loué à ces deux ouvriers qui ne sont là qu’en semaine. Dorment-ils tous les deux dans le lit rudimentaire, je ne sais.

    Il semble que le conflit soit dû à un départ anticipé. Ils en avaient pris pour deux mois et ont changé d’avis, ou bien le chantier a duré moins longtemps que prévu. La femme ne veut pas leur rendre l’intégralité du dépôt de garantie. Encore est-elle bien gentille, l’entends-je dire, d'accepter d'en rendre une partie.

    L’ouvrier blanc ne dit pas un mot. C’est son collègue qui discute avec la logeuse. Il dit que ce n’est pas juste.

    -C’est marqué dans le contrat que vous avez signé, lui répond-elle. Vous savez lire non ?

    Il répète que ce n’est pas juste. Elle répète qu’elle est bien gentille, qu’elle pourrait garder tout, qu’elle en a le droit.

    Les deux hommes finissent par sortir, portant de lourds sacs en plastique où sont leurs affaires. L’homme noir dit « Au revoir Madame », la regardant avec les yeux d’un qui s’est fait posséder. Elle lui répond avec l’assurance des possédants, pour qui la loi est faite. Je referme ma fenêtre.

    *

    Un peu plus tard, j’entre à l’agence immobilière Cegimmo. Personne à l’accueil, j’entends au loin quelqu’un bouger du papier. J’appelle, en vain. J’appelle plus fort. Arrive le patron. Je me présente, donne mon adresse.

    -Ah oui, la petite impasse qui passe sous les maisons, me dit-il.

    Je lui dis que c’est une rue, pas une impasse. Il a du mal à l’admettre. Je lui résume mes problèmes, le menuisier qui a appelé un jour où j’étais absent et que je n’ai pu recontacter, la fuite d’eau qui se poursuit du côté du cumulus.

    Il note ça sur un petit papier, la secrétaire est en vacances, il ne sait quoi me dire. Peut-être a-t-il raison quand il prétend que j’habite dans une impasse.

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