• Finie la Foire Saint-Romain, les quais de la rive gauche de Rouen ont retrouvé leur allure interlope et comme je ne vois pas grand-chose la nuit j’y marche prudemment ce jeudi soir en direction du Cent Six où se donne en concert Brigitte Fontaine.

    J’arrive tôt car on m’a fait espérer des places assises et me case dans la file. Il semble que certains soient venus de loin pour la dame chanteuse si j’en juge par les quatre devant moi. Issus du Pays de Caux ou du fond de l’Eure, ils racontent leurs sorties à vélo du dimanche jusqu’à ce qu’ils soient rejoints par un plus jeune, porteur de kebabs. Les voir manger ça est un spectacle en soi. Ces quinquagénaires découvrent le nom de Stromae sur l’affiche de la salle de musiques zactuelles. Ils n’ont pas de mots assez louangeurs pour parler de cette nouvelle coqueluche. Comment peut-on à la fois aimer Stromae et Brigitte Fontaine ?

    Au feu vert, je me dirige directement vers la grande salle où, c’est la première fois que je vois ça, une vaste structure en gradins a transformé l’espace de stabulation libre en confortable lieu de concert. J’y trouve place à ma convenance au milieu du troisième rang face au fauteuil qui bientôt sentira se poser sur son cuir le fessier de la majestueuse artiste.

    Au premier rang s’installent des isolés à gros appareil photo, dont la baroudeuse de Côté Rouen qui porte pour l’occasion une accréditation autour du cou. Je sens que Brigitte ne va pas aimer ça. La salle s’emplit régulièrement. Les derniers à se présenter arrivent du bar, un gros godet de bière à la main, tout déconvenus de découvrir que le concert est assis et qu’il n’y a plus de sièges qu’au fond tout en haut. Une jeune femme visiblement givrée peine à trouver place. Elle veut s’asseoir par terre devant tout le monde. Le vigile la fait circuler.

    Quand entrent les musiciens, outre Areski Belkacem je reconnais Yan Péchin que je suis content de retrouver. Les trois autres s’installent au fond, assez peu visibles. Brigitte Fontaine arrive à petits pas, vêtue en reine du désert ayant échappé à une embuscade, élégante et dépenaillée. Dès sa première chanson les photographes de devant se lèvent et font leur cinéma. Comme je l’avais prévu leur cible se rebiffe d’un vigoureux doigt d’honneur. L’un de ces trublions comprend le message et prend la fuite comme un péteux, ce que voyant l’échappée de l’asile s’assoit à sa place. « Brigitte, je t’aime », crie-t-elle. La baroudeuse du journal gratuit continue à mitrailler. Brigitte s’énerve : « Vous me déconcentrez, je vous conchie, tirez-vous ». L’importune finit par recevoir le message et rampe jusqu'à son siège, l’appareil photo entre les jambes. « Brigitte, je t’aime », crie l’agitée entre chaque chanson, gesticulant pendant. Le vigile vient la voir et lui intime l’ordre de se calmer et de la fermer. Une fois, deux fois, trois fois, à la quatrième, il l’embarque.

    La suite est sans incident, on échappe même à ce que je craignais pour l’avoir vécu dans les précédents concerts de la dame, le moment où Areski chanterait ses deux ou trois chansons. Là non, pendant que Brigitte souffle un peu en coulisses (« Elle est partie changer ses piles », dit un méchant du deuxième rang), il entame un solo de guitare sèche bientôt rejoint à l’électrique par Yan Péchin qui en fait des tonnes avec sa grande mèche mais avec talent. Cette version instrumentale des Filles d’aujourd’hui est délectable.

    Brigitte revient envoyer Dieu au Diable. Parfois, son damoiseau lui apporte un accessoire, ombrelle ou autre. Quand elle se lève de son fauteuil, c’est pour esquisser quelques pas d’une danse rituelle comme elle seule en sait. Elle enchaîne les chansons de J’ai l’honneur d’être qu’elle parsème d’anciennes connues. Je suis vieille, je suis conne, je fume et je vous encule, ah que la vie est belle, tel est son message, auquel j’adhère. Les musiciens sont tour à tour applaudis, dont Yan Péchin qui semble en espérer davantage et Areski qui en récolte une bonne dose bien que s’étant contenté de tambouriner mais beaucoup savent qui il est.

      Après une longue attente emplie d’applaudissements et de trépignements enthousiastes, une seule chanson est offerte en rappel le temps de dire Salam. La reine du désert quitte la scène lentement. Son damoiseau l’attend pour lui donner le bras.

    *

    Ce vendredi matin, j’évoque cette soirée avec Michaël, le bouquiniste du Rêve de l’Escalier, qui découvrait la dame et en est revenu content. Il a, me dit-il, été choqué par l’expulsion musclée de l’échappée de l’asile. Placé assez haut dans la salle, il a pu voir le vigile plaquer au sol la perturbatrice. Il me fait remarquer que si le concert avait été debout, cette allumée serait passée inaperçue. J’en conviens mais ne regrette pas d’avoir été à peu près aussi bien assis que Brigitte.

    *

    Deux des photos de la baroudeuse de Côté Rouen sont sur le site 76actu, accompagnées d’un article indigent non signé. La photographe conchiée par dame Fontaine a en revanche mis son nom sous ses images moches et volées. Elle s’appelle Catherine Dente.

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  • Une connaissance me faisait part un jour de sa difficulté à trouver ses repères dans la musique d’aujourd’hui : que faut-il écouter et comment s’y prendre pour être tenu au courant? Même si je lui ai à l’époque soutenu l’inverse, j’ai fini par comprendre son désarroi quand, passé l’âge de 40 ans, j’ai commencé à m’intéresser à la littérature. Le retard à rattraper était vertigineux aussi je décidais de laisser la méthode de côté pour n’obéir qu’à l’instinct. Perdu devant les rayonnages, j’ai souvent regretté qu’une voix familière ne soit pas là pour me conseiller. Aussi j’ai décidé de provoquer le hasard, puisqu’il n’existe pas. Le principe des Book-Off Sessions est simple : je lâche un cobaye dans un magasin d’occasion avec 10 euros en poche et à lui d’optimiser son budget en fonction de ce qu’il a envie de me faire découvrir.  écrit Philippe Dumez, écrivain, photographe, journaliste, etc. sur son Tumblr dénommé I love you, Georgia Hubley. Après une certaine Lisa, je suis le deuxième cobaye, un privilège que je dois à sa découverte de mon Journal chez l’ami de Stockholm. Je n’ai pas hésité un instant quand il m’a proposé cette rencontre pour la raison principale que j’aime jouer avec le hasard qui n’existe pas.

    Le rendez-vous est fixé dans le Book-Off de la Bastille ce mercredi à treize heures. Dans son dernier mail, le meneur de jeu m’a proposé d’être sur place avant lui afin que mon choix soit avancé à son arrivée. Cela m’arrange bien car je devine la tâche difficile, ma sélection dépendant de l’arrivage du moment. « Ton budget est de 10 euros, à toi de voir si tu veux me faire découvrir 10 livres à 1 euro, 5 livres à 1 et 1 livre à 5... comme tu veux. On ira manger un morceau après. »

    Je suis donc sur place à onze heures trente, recense les livres de grand format à un euro puis les poches au même prix, constate que je ne pourrai pas en trouver dix à mon goût (et j’espère au sien), vais donc voir ceux à cinq, que j’ignore habituellement. Curieusement, la qualité n’y est pas meilleure et je n’arrive pas à en dénicher un qui vaille absolument d’être lu. Il est déjà midi et quart. En désespoir, j’opte pour Je m’en vais de Jean Echenoz. Je repasse par les grands formats à un euro, choisis Les trois roses jaunes de Raymond Carver puis j’inventorie attentivement les livres de poche du même prix. Peu à peu, avec moult hésitations, la tête en ébullition, j’emplis mon panier et suis pratiquement prêt quand arrive le sieur Dumez à qui j’apprends que je ne lis plus de romans depuis des années et que j’ai grandement oublié ceux que j’ai lus auparavant. J’ai néanmoins tenté de faire au mieux. Outre les deux livres susnommés, mon choix s’est porté sur Lust d’Elfriede Jelinek, Rapport sur moi de Grégoire Bouillier, Comment supporter sa liberté de Chantal Thomas, Septentrion de Louis Calaferte, tiens ça en fait un de trop. Ce n’est pas grave, me dit-il, on le garde. Il fait quelques photos, surtout de mes mains et du panier.

    -Je profite d’être là pour voir si je ne trouve pas d’autres livres, me dit-il.

    En quelques minutes, en voici quatre ou cinq dans ses mains, ce garçon est encore plus fou que moi. Il en prend un dernier.

    -Tu connais ça, La Colo de Kneller d’Etgar Keret, non, je te l’offre.

    Tandis qu’il paie, je récupère mon sac à dos derrière le comptoir et nous quittons Book-Off.

    -C’est la première fois que je sors d’ici sans avoir acheté un livre, lui dis-je.

    Pour déjeuner, il me propose un bar à soupes, rue de Charonne, jamais encore mis le pied dans ce genre d’endroit. « On y mange de la nourriture saine », me dit Philippe Dumez. On y boit aussi de l’eau, servis par des jeunes femmes souriantes. Nous discutons des circonstances qui nous valent d’être en face l’un de l’autre, son séjour chez l’ami de Stockholm, notre goût commun pour les livres d’occasion, parlons également de nos vies et de nos intérêts respectifs. Après un thé pour lui et un café pour moi, il sort de son sac les six livres de mon choix et m’interroge sur mes raisons afin de bâtir un texte avec tout ça pour I love you, Georgia Hubley. J’essaie de dire des choses intéressantes et pas trop de bêtises.

    Il est quasiment quinze heures, Philippe Dumez tient absolument à payer. Nous revenons jusqu’à la station de métro qui jouxte Book-Off où je désire retourner pour mon compte, contents l’un et l’autre de cette expérience. Je ne sais si nous nous reverrons, du moins l’ai-je invité à venir à Rouen.

    *

    Je passe aussi par le Mona Lisait survivant, n’y trouvant pas de livres mais m’attardant un peu dans l’escalier devant l’exposition des dessins gentiment pornographiques d’Elise Collet-Soravito créés pour le Kartoon Kama Sutra Postcard Book.

    *

    Dans le métro vers le Book-Off de l’Opéra, une femme élégante à chapeau et lunettes rectangulaires lit la Revue Française des Cichlidophiles (ce n’est pas une perversion sexuelle). Arrivé sur place, j’y trouve le même Je m’en vais de Jean Echenoz à un euro.

    *

    La nuit tombée, en chemin vers la gare, je me sens un peu faible, direction le café Saint-Lazare où je commande un faux-filet frites salade accompagné d’un verre de côtes-du-rhône. Ce n’est peut-être sain mais ça fait du bien.

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  • Mardi soir je suis au centre du premier rang des chaises du devant de la scène à l’Opéra, étudiant le programme du concert de musique de chambre, quand arrive l’homme au chapeau.

    -C’est comme tu voudras, lui dis-je, à ma droite ou ma gauche.

    Il s’assied à ma droite et nous évoquons ensemble le retour de Jane Peters qui avait disparu de sa chaise de chef d’attaque des premiers violons depuis plusieurs concerts. Je m’en inquiétais un peu et bizarrement l’homme au chapeau qui connaît tout sur tout le monde ne savait pas la cause de cette absence. En revanche, il m’apprend pourquoi Miss Beaumont n’était pas présente à l’Agora du Cinéma Coréen, étant en Corée, qui sait si elle reviendra. J’en suis le premier désolé.

    Je lui parle de mon rendez-vous du lendemain à Paris avec Philippe Dumez pour une Book-Off Session. Il connaît ce personnage sans l’avoir jamais rencontré, ayant échangé avec lui via Internet, et me charge de le saluer.

    Jane Peters est accompagnée de Patrick Dussart à l’alto, de Florent Audibert au violoncelle, de Baptiste Andrieu à la contrebasse et de l’inhabituel Daniel Isoir au pianoforte, celui-ci aidé par une tourneuse de page à l’allure sage.

    C’est d’abord le Quintette pour piano en mi bémol de Johann Nepomuk Himmel, élève de Mozart, qui fut célèbre de son vivant et oublié ensuite. A l’issue, je suis plutôt de l’avis de la postérité. Heureusement, après l’entracte, c’est le Quintette en la majeur La Truite de Franz Schubert, composé à vingt et un an par le trop tôt décédé, un régal.

    Les cinq musiciens sont à leur affaire, même quand la tourneuse, perturbée par les retours en arrière de l’agile poisson, s'égare dans la partition en rougissant seulement des oreilles. Après le quatrième mouvement qu’il est difficile de dissocier de la sauce Blanche, c’est le frétillant final repris en bis après les copieux applaudissements du nombreux public.

    Avec mon voisin, je tente de sortir par la voie latérale qui s’avère bouchée. « Un accrochage de déambulateurs », suppute-t-il. Nous nous replions sur la sortie principale où ça ne bouge pas vite pour cause d’âge avancé.

    -On devrait pourtant être tous frais comme des gardons, s’étonne l’homme au chapeau.

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  • Plus que cinq jours et je pourrai dire que j’ai survécu encore une fois à novembre, ce mois qui ne me réussit guère. Pas un jour sans que je me trouve gros, vieux et bientôt malade. Qu’y faire ? Je connais la réponse : rien. Néanmoins, ce mardi midi, je suis chez le dentiste pour une petite rénovation, plombage et détartrage.

    Je continue donc à avancer, en essayant de ralentir le pas, ne voulant point courir à ma perte.

    *

    Ce lundi chez Noz, solderie à Franqueville-Saint-Pierre. La plupart des livres ont été ôtés, place aux jouets et aux décorations de Noël. Se trouvent également déjà là les calendriers deux mille quatorze soldés avant la fin deux mille treize.

    *

    Le site d’information locale Grand Rouen annonce la prochaine distribution du colis de Noël aux plus de soixante-dix ans. La fin du court article, sans doute repris tel quel de la prose municipale, est une petite merveille d’humour noir :

    « Les résidents des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes bénéficieront, eux, d’un coffret de toilette, plus adapté à leurs besoins. »

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  • Passant ce vendredi sur le réseau social Effe Bé au moment où France Culture y propose des invitations pour House, la chorégraphie de Sharon Eyal & Gai Behar présentée au Hangar Vingt-Trois (Automne en Normandie), je tente ma chance et c’est gagné. « Vous aurez deux places à votre nom. Il suffira simplement de vous présenter. » m’écrit Christina du Service de la Communication. Dommage que je sois seul.

    Par le quai bas de la rive droite, tandis que sur l’autre rive la Foire Saint-Romain vit son avant-dernier jour, je vais donc ce samedi soir au Hangar Vingt-Trois où me sont remises les deux places. Je regarde autour de moi s’il n’y a pas quelqu’un(e) en mal d’une place, mais non. Tant pis, je mets le second billet dans ma poche.

    Je m'assois au centre du quatrième rang et vingt minutes plus tard le rideau s’ouvre sur les huit danseuses et danseurs de la compagnie israélienne vêtu(e)s d’une seconde peau couleur chair, ce qui rend les filles encore plus sexuées et les garçons eunuques. La musique est electro et la danse évoque comme toujours la rencontre, cela avec beaucoup d’énergie et de virtuosité. Au bout des cinquante-cinq minutes, tout le monde est content, Certain(e)s ont même des superlatifs à la bouche.

    Je repars par le même chemin. De-ci de-là, j’y trouve des photographes de manèges dans la nuit. J’arrive au pont de la Jeanne à vingt-deux heures. Sachant que les forains de la Saint-Romain offre un feu d’artifice aux Rouennais(e)s vers vingt-deux heures trente, je décide de l’attendre sur ce pont. Nous sommes un certain nombre bientôt à nous impatienter. A ma gauche est un couple de jeunes. Elle lui rappelle que le lendemain de leur dernier feu d’artifice, ils ont été cambriolés. « Non, c’était la semaine d’après », lui dit-il. « Je ne suis pas rassurée pour autant», lui répond-elle. Sur la Seine patrouille la Police Portuaire. Derrière nous passe le métro dont le conducteur sonne à tout va de peur d’écraser un quidam. Ce n’est qu’à vingt-trois heures que ça commence à claquer sur le pont Boeldieu. Dix minutes plus tard, tout le monde applaudit un feu d'artifice normalement réussi.

    En rentrant j’ai devant moi un gros jeune homme qui parle dans son téléphone : « J’étais devant la télé et d’un seul coup j’entends boum ! boum ! Qu’est ce que c’est que ça ? C’était un feu d’artifice. J’ai vite été voir. C’est pas tous les jours que ça arrive une histoire pareille ! ».

    *

    Auparavant, ce samedi vers seize heures, occupé à lire devant un café verre d’eau au Vascœuil, j’ai l’oreille intriguée par des roulements de tambour. Sorti de l’estaminet, je découvre sur la place Saint-Marc une joyeuse troupe de musicien(ne)s qui non seulement savent taper sur des tambours mais le font avec de gracieuses évolutions, joliment vêtu(e)s en mauve, noir et blanc. Il s’agit d’Agogô Percussions qui fête ce jour ses vingt-cinq ans, apprends-je.

    Vingt-cinq ans d’existence et je ne les ai jamais vu(e)s nulle part ! Plusieurs de ces musicien(ne)s ne sont pas plus âgé(e)s que le groupe, dont une jolie brune à long manteau, cravate et petit chapeau idéalement placée au centre de la première rangée. Je reste là un certain temps dans le carré du public. Des vendeurs du marché finissant en oublient de charger leur camion.

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  • « Venez avec une pièce d’identité » m’avait dit la jeune femme auprès de qui j’ai réservé une entrée pour la Maison Sublime cachée sous le Palais de Justice de Rouen afin d’assister à Mene Mene Tekel uPharsin (Tu as été compté, mesuré et tu as fait défaut, extrait du Livre de Daniel), une performance de Steven Cohen donnée en première mondiale pour Automne en Normandie dont le thème est cette année Masculin/Féminin mais à l’entrée la Police, qui exceptionnellement côtoie la Culture, ne me demande pas mes papiers. Elle a même débranché son portique de détection des métaux.

    Je traverse le cour du Palais par la diagonale et entre dans la petite tente blanche installée pour l’occasion où une hôtesse déchire mon billet puis j’entre dans le bâtiment, attendant avec cinq ou six autres (et une dame pompier) le feu vert d’un homme chargé de nous faire descendre par l’escalier en colimaçon et en béton. Celui-ci nous conduira dans les vestiges de « la seule école rabbinique d’époque médiévale conservée au monde », un lieu qui n’est ouvert que pour les visites guidées des Journées du Patrimoine auxquelles je suis allergique. Je me réjouis donc de pouvoir le découvrir à cette occasion artistique ce vendredi et aussi de voir un peu qui est ce Steven Cohen qui a fait scandale, le mardi dix septembre de cette année, sur le parvis du Trocadéro avec son coq gaulois attaché à sa queue enrubannée.

    C’est Félix Phellion qui, dans sa Rouen Chronicle, a attiré mon attention sur cette soirée à faible tarif d’entrée : Dites, cinq euros, c’est moins qu’un tour de manège à la Saint-Romain. Je ne m’attends pas à le voir parmi celles et ceux de la séance précédente qui remontent de sous le Palais.

    Nous descendons et mettons le pied sur le sol en gravier de l’ « espace confiné et humide » (comme il est dit sur le programme), plus vaste que je ne l’imaginais, dont les murs de pierre restaurés sont éclairés par des bougies et des projecteurs. Y sont accrochées diverses œuvres de l’artiste évoquant le judaïsme et la Shoah. Notre guide s’arrête et nous est projeté le film de la performance du Trocadéro : une déambulation sur chaussures à talons hauts avec Marseillaise chantée jusqu’à l’intervention de la Police et le départ pour la garde à vue.

    Un peu plus loin un autre film sur écran circulaire nous montre l’artiste nu ployant sous une étoile de David. En fond sonore passe un régiment de soldats nazis. Le gravier crisse. De temps à autre, une goutte d’eau tombe sur mon crâne. Un nouvel escalier en pierres d’époque nous fait descendre au niveau moins deux dans une salle plus ou moins ovale au sol inégal en terre. Au plafond est accroché un assemblage de quatre phonographes à manivelle. C’est le tutuphone, une invention de Steven Cohen, lequel apparaît dans un coin de l’ovale (si je puis dire), très peu vêtu. Il met en marche les phonographes. Une chanson juive se fait entendre. L’artiste se glisse dans le tutuphone puis le décroche. En musique, harnaché, il improvise une danse puis raccroche, se désengage et disparaît. Nul n’applaudit, il s’est agi là davantage d’une cérémonie que d’une performance, se dit-on.

    *

    Steven Cohen se définit lui-même comme sud-africain, blanc, queer et juif : « Je suis Juif et je crois que je suis un bon Juif mais je ne suis pas un Juif typique. Je ne mange pas de porc mais je suce des bites. »

    *

    Sa prochaine performance en Palais de Justice aura lieu le seize décembre au Tribunal de Grande Instance de Paris. Il y sera jugé pour exhibitionnisme.

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  • Davantage de monde à chaque vernissage sous la verrière du Musée des Beaux-Arts de Rouen, en plus ce jeudi soir il y fait froid pour celui de deux expositions d’un coup : Le Temps des Collections et Les Trésors de l’Ombre, je songe un moment à me tirer de là mais la curiosité l’emporte et allons-y pour les discours.

    Emmanuelle Jeandet-Mengual, adjointe au Maire chargée des Finances et de la Culture, commence. Elle annonce qu’elle va essayer de faire court, que Robert, Maire, va arriver puis entame une litanie de remerciements. On ne saura donc pas si elle en a, de la Culture.

    Sylvain Amic, Directeur des Musées, en a, mais il préfère lui aussi remercier et encore remercier, au premier rang ses pompes à phynance : Monsieur du Crédit Agricole et Monsieur de la Matmut. S’agissant des expos, il dit qu’il a fait le pari de l’intelligence. C’est un modeste.

    Diederik Bakhuÿs, Commissaire de l’exposition Les Trésors de l’Ombre, vante les chefs-d’œuvre du dessin français du dix-huitième siècle tirés des collections de la ville de Rouen qu’on ne pourra voir que dans la pénombre.

    Olivia Putman, chargée de la scénographie des six mini expositions constituant la deuxième édition du Temps des Collections (dont l’une en hommage à sa mère Andrée Putman qui fut chargée de dépoussiérer ce Musée autrefois), indique qu’elle a travaillé en noir et blanc dans un esprit ludique et que ça devrait plaire aux enfants.

    Monsieur du Crédit Agricole parle de sa généreuse entreprise.

    Monsieur de la Matmut file la métaphore avec sa fusée du mécénat à cinq étages, tutoyant le Directeur des Musées, l’appelant Sylvain et avouant son fantasme : qu’un jour Sylvain vienne le voir lui, Jean-Michel, pour lui demander d’être le Commissaire de la prochaine exposition. Incidemment, on apprend que la Matmut va se mêler de littérature en créant un prix sous les auspices de Philippe Labro (ne s’en vantera pas trop fort qui l’aura).

    Robert, Maire, arrivé entre-temps, annonce qu’une rue Andrée-Putman est pour bientôt dans un quartier périphérique.

    Monsieur de l’Etat, le dernier dans la hiérarchie, ne dit pas grand-chose.

    Il est enfin permis d’aller voir de quoi il retourne mais avec une telle foule je remets ma visite à une autre fois et m’approche de l’une des tables où j’arrive à saisir une coupe de champagne et à choper quelques petits fours, observant tous ces gens qui s’intéressent à l’art, parmi lesquels je repère le sale type qui lors de l’affaire Leonarda se plaignait au marché du Clos Saint-Marc d’avoir à lui payer l’avion du retour.

    *

    Etre tutoyé par les puissances politiques et financières locales et condamné à enchaîner les expositions patrimoniales, tel est le sort de Sylvain Amic.

    *

    Première trace d’une prochaine élection municipale : un journal nommé Rouen c’est vous glissé sous ma porte, du nommé Bures « candidat de la droite et du centre » (il y en a un autre nommé Chabert, il y en eut un troisième nommé Grenot qui dépité de ne pouvoir être à la place de Chabert a rallié Bures, il y en a même eu un quatrième si l’on compte Albert (tiny), l’ancien Maire battu par la gauche sportive, qui voulut faire don de sa personne pour résoudre le problème posé par les trois autres mais à qui ces gens de droite centrée ou de centre droitier ont dit « non merci, on est capable de perdre sans toi »).

    Bures donc, de la droite sportive, photographié en maillot pendant les dix kilomètres de Rouen. Il déclare en première page que « vos priorités seront les priorités de notre programme ». Quelles sont-elles ces priorités (établies par une « grande enquête citoyenne ») ? Dans l’ordre : Sécurité Propreté Emploi Circulation Fiscalité. Il veut donc se faire élire pour gérer les affaires courantes.

    En dernière page, la lettre de soutien que lui a envoyé Alain Juppé qui, à Bordeaux, a pourtant des ambitions un peu plus élevées.

    *

    Quelle découverte pour Bures : une majorité de vieilles et de vieux ont peur dans la rue. Comme l’évoquait je ne sais plus qui un jour sur France Culture, c’est pourtant dans un endroit où ils se sentent en sécurité qu’il arrivera malheur à pas mal d’entre eux, leur salle de bain (ils y feront une mauvaise chute).

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  • -On m’a fait comprendre hier qu’il n’y avait pas beaucoup d’espoir, dis-je à l’aimable guichetière de l’Opéra à qui je demande ce mercredi après-midi si ma très mauvaise place au fond du deuxième balcon a encore une chance de se transformer en une meilleure par le jeu des renoncements de dernière minute. Je suis prêt à abandonner et à faire éditer mon billet.

    -Pas beaucoup d’espoir, ça veut dire qu’il y en a encore un petit, me répond-elle en me disant d’attendre jusqu’au soir.

    Je suis son conseil et je fais bien car lorsque j’arrive à dix-neuf heures ma très mauvaise place a été transformée en l’une des meilleures.

    Pourquoi une telle difficulté ? C’est que ce soir au programme nous avons le célèbre Jordi Savall et que sa Jeanne la Pucelle est estampillée Automne en Normandie. Elle reprend la musique du film du même nom de Jacques Rivette, une compilation de La Messe de l'homme armé attribuée à Guillaume Dufay, d’œuvres anonymes du quinzième siècle et de compositions de Jordi Savall lui-même.

    De ma chaise au premier rang, j’observe celui-ci dirigeant son monde avec l’archet de la vielle dont il joue peu. La mise en scène est sommaire et la musique ne ménage pas les trompettes qui sonnent et les tambours qui cognent à chaque bataille du parcours de la Jeanne dont la vie semble être racontée par le rédacteur de sa page Ouiquipédia.

    -C’est très illustratif, commente-t-on près de moi à l’entracte.

    -Et en plus je connais la fin de l’histoire, dit l’un.

    -Ne ne la raconte surtout pas, dit un autre.

    La Jeanne est à Soissons quand commence la deuxième partie. Roulez tambours sonnez trompettes depuis les loges ou les coulisses, et sur scène sacqueboute, bombarde, vielle et viole. Cette musique n’est pas de mes préférées mais je ne m’ennuie pas grâce aux talentueux récitants Louise Moaty et René Zosso.

    Le vieux René Zosso fait un inquisiteur particulièrement réussi et la jeune Louise Moaty une Jeanne exaltée comme il faut (avec, qui plus est, de forts jolis yeux bleus que je n’aurais pu découvrir du deuxième balcon).

    « Nous te déclarons retombée dans tes anciennes erreurs, et … nous jugeons que tu es relapse et hérétique… »

    « Elle n’avait passé ses humbles dix-neuf ans

    Que de cinq à six mois et sa cendre charnelle fut dispersée au vent »

    Pour se remettre de telles émotions, les invités de l’organisation Automne en Normandie (politiciens and co) ont des petits fours qui les attendent dans l’un des nouveaux salons de la maison.

    *

    René Zosso, soixante-dix-huit ans, un nom qui me disait quelque chose et que je situe à nouveau grâce à Ouiquipédia, chanteur et joueur de vielle à roue depuis mil neuf cent soixante-huit. Sûr que j’ai écouté son disque René Zosso chante et vielle dans ces années-là, quand je m’intéressais aux musiques rurales et médiévales (comment est-ce possible ?).

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  • La seconde fois, notre lutte fut différente. Chez lui aussi l’érotisme s’est réveillé. A un moment donné, comme il était sur moi, gémissant faiblement et en proie au spasme le plus vieux du monde, j’ai senti monter en moi des pensées très basses, comme des vapeurs délétères exhalées par un marais : « Belle façon de soigner ses malades, tu t’arranges pour en tirer du plaisir et en plus tu te fais payer, même si c’est peu de chose ! » mais pendant cette lutte, la façon de me saisir qu’avaient ses mains, sa façon de me mordiller l’oreille et d’enserrer mon visage entre ses grandes mains dans le feu du combat, tout cela m’affolait complètement, je pressentais l’amant expert et captivant qui se trahissait dans ses gestes. note Etty Hillesum le lundi vingt-quatre mars mil neuf cent quarante et un, dont je viens de lire les Les Ecrits (Journaux et lettres 1941-1943) dans l’édition intégrale publiée au Seuil.

    Elle vient de faire la connaissance de Julius Spier, chirologue plus ou moins mystique ayant fui l’Allemagne nazie, dont elle espère le secours, ayant des problèmes psychologiques liés à des difficultés avec ses parents. Ce praticien a des méthodes particulières qu’il ne réserve pas à Etty et qui lui vaudrait aujourd’hui des ennuis avec la justice, du moins en France. Grâce à lui, elle va mieux et ils vont devenir amants. Il a cinquante-cinq ans et elle vingt-sept (elle est déjà l’amante de son logeur Han Wegerif qui en a soixante-deux et qu’elle appelle son petit père).

    Vraiment, tu ferais mieux d’être carrément une prostituée de bas étage ou une vraie sainte. Dans les deux cas, tu aurais la paix et tu saurais à quoi t’en tenir sur toi-même. L’ambivalence, chez moi, est une calamité. Il y a des années, j’ai noté dans un journal encore enfantin : D’un côté, je voudrais faire de ma vie un tout fort, pur et parfait, et de l’autre, je voudrais coucher avec le premier homme venu que je rencontre dans la rue. Et c’est encore vrai aujourd’hui. Je sais que, demain, je vais me peinturlurer et m’habiller de la façon la plus séduisante possible pour aller lui dire que je veux une pure et bonne amitié. (vingt-cinq mars mil neuf cent quarante et un)

    Mais il y a eu par exemple ce dimanche soir, le 21 avril je crois ; pour la première fois je passais toute la soirée chez lui. Nous avons parlé (c’est-à-dire qu’il a parlé, lui) de la Bible, puis il m’a lu des pages de Thomas a Kempis en me tenant sur ses genoux : rien à dire encore, l’érotisme ne s’en mêlait pas, il n’y avait que chaleur humaine et amitié. Mais plus tard, soudain, son corps fut sur moi et il m’a tenue longtemps dans ses bras : alors sont revenues tristesse et solitude, il embrassait mes cuisses nues et je me sentais de plus en plus seule. (vendredi huit mai mil neuf cent quarante et un)

    Il était assis sous le couvert d’un arbre et j’avais la tête sur ses genoux ; soudain je lui ai dit, ou plutôt non, les mots sont sortis de moi tout à trac : « Et maintenant j’aimerais tant avoir un baiser non démoniaque. » Lui : « Alors, venez le chercher vous-même ! » Je me suis levée d’un bond, voulant faire comme si je n’avais rien dit, mais l’instant d’après nous étions allongés dans l’herbe, bouche contre bouche, j’étais là à chercher à pénétrer en lui, je ne sais combien de temps. Un baiser comme celui-là n’est pas seulement physique, ce n’est pas une pauvre bouche, c’est tout un être que vous essayez d’aspirer en vous. Et quand ce fut fini, il a dit : « Et c’est ce que vous appelez « non démoniaque » ? » (lundi quatre août mil neuf cent quarante et un)

    Mon souvenir le plus vivant de cette soirée-là ? La petite Dicky, entendant un froissement de tissu, dans le noir, que j’étais en train de retirer ma robe et disant alors, avec beaucoup de crânerie : « Oh, mais dans ce cas, je fais pareil ». C’était si naturel, d’une telle fraîcheur. Et voilà la robe ôtée, et nous voilà toutes deux blotties contre lui, épaules et bras nus. (…) Et la main de S. caressait le sein de Dicky tandis que je l’embrassais sur la bouche, mon bras l’enlaçait pour aller vers elle, c’était si étonnant, si dépourvu de perversité et si plein, cependant, de plaisir physique. (…) Et lorsqu’il passa un instant dans l’autre pièce, Dicky et moi nous sommes retrouvées dans les bras l’une de l’autre, et quand il nous a vues ainsi enlacées il a dit avec une sorte d’extase dans la voix : « Vous êtes des filles charmantes, ah, quelles filles charmantes vous êtes », et il s’est jeté sur nous deux. (jeudi vingt-cinq septembre mil neuf cent quarante et un)

    Je suis fidèle, au fond de moi. Comme je suis fidèle à Han. Je suis fidèle à tout le monde. Je marche dans les rues aux côtés d’un homme en tenant des fleurs blanches qui font comme un bouquet de mariée et je lui lance des regards radieux ; il y a douze heures, j’étais dans les bras d’un autre homme et je l’aimais –et je l’aime. (vendredi cinq décembre mil neuf cent quarante et un)

    Ils sont là, mes deux hommes, à deviser ensemble, celui de 55 ans et celui de 62 ans. (dimanche onze janvier mil neuf cent quarante-deux)

    « Espèce de petite folle ! » m’a-t-il dit cet après-midi, et une soudaine émotion est passée sur son visage, lui laissant les yeux humides. « Espèce de petite folle. » (jeudi trente avril mil neuf cent quarante-deux, elle parle de Julius)

    Et c’est vraiment d’une vulgarité, d’une mesquinerie et d’une médiocrité rares de ta part que de penser à tel moment, lorsque son visage te plait particulièrement : « Oui, j’aimerais bien l’épouser et rester toujours avec lui », et de te dire un peu plus tard, lorsqu’il te paraît vieux, très vieux, désespérément vieux (et surtout si tu vois un visage jeune et frais à côté du sien) : « Non, décidément mieux vaut s’abstenir. » (toujours à propos de Julius le jeudi quatre juin mil neuf cent quarante-deux)

    J’ai passé pour la première fois depuis longtemps une soirée agréable et intime avec Han. Sans trop de mots. Des cheveux gris ondulés au-dessus d’un visage délicat. Je le trouve beaucoup vieilli ces derniers temps. C’est ainsi que l’on fait l’expérience dans sa jeune vie d’un amant fougueux et amoureux qui se transforme lentement en un vieil homme. Si d’aventure, je parviens à me libérer intérieurement de toute exigence vis-à-vis de lui, je remarque que je l’aime beaucoup. (vendredi dix-neuf juin mil neuf cent quarante-deux)

    Tout cela lu en songeant à ma propre histoire.

    *

    Bien sûr, les Ecrits d’Etty Hillesum, c’est aussi un témoignage sur les persécutions quotidiennes subies par les Juifs d’Amsterdam et leur regroupement dans le camp de Westerbork avant la déportation et l’extermination. Elle-même mourut à Auschwitz le trente novembre mil neuf cent quarante-trois.

    *

    Ici les juifs se racontent des choses réjouissantes : en Allemagne, les juifs sont emmurés vivants ou exterminés aux gaz asphyxiants. Ce n’est pas très malin de colporter ce genre d’histoires… (samedi onze juillet mil neuf cent quarante-deux)

     

    Juive devenue chrétienne, Etty Hillesum est aujourd’hui récupérée par les cathos. A Rouen, ce sera le cas le dix-huit janvier deux mille quatorze lors de la « Journée de célébration d’Etty Hillesum » organisée à l’Espace du Moineau par l’ancien gérant de la défunte librairie La Procure.

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  • « Un homme, armé d’un fusil à pompe, a ouvert le feu dans le hall du journal Libération, rue Béranger à Paris, ce lundi matin un peu après dix heures. L'assistant d'un photographe est blessé. » entends-je dans ma voiture ce lundi midi alors que je m’apprête à me garer derrière le café restaurant La Garenne à Franqueville-Saint-Pierre. Je pense à celle qui travaille dans l’immeuble voisin du journal où elle arrive précisément à cette heure-là, inquiet et rassuré sur son sort.

    Je n’en apprends pas plus à l’intérieur car ici pas de chaîne d’information continue mais celle du Péhému où entre deux courses des filles en maillot se dandinent autour d’une barre sur un comptoir. Bien qu’à quelques kilomètres de Rouen, à considérer la clientèle je me crois au fin fond de la Picardie. A la table voisine mange un homme portant un polo marqué d’un « Travailler me fatigue et quand je suis fatigué je ne peux pas travailler ». Sa conversation avec les deux femmes qui l’accompagnent ne tourne que sur les magasins d’usines et les villages des marques. Je déjeune d’une verrine avocat saumon, d’un curry de porc et d’un crumble à la framboise. Avec un quart de vin très moyen et un café, cela ne fait que quinze euros mais il y a peut-être une erreur dans l’addition. Je ne m’attarde pas, prends la route de Quévreville-la-Poterie où je passe en solitaire un long moment chez Détéherre ne tirant que peu de chose des six cent mille livres ici classés.

    Le soir venu, celle qui travaille à Paris me téléphone et me raconte sa journée mouvementée dans une rue envahie par les télévisions à la recherche du moindre témoignage. Ce mardi, me dit-elle, elle sera sur le chantier d’un magasin de luxe des Champs-Elysées, là où le cinglé au fusil à pompe a été vu pour la dernière fois. « Fais quand même attention à toi », lui dis-je.

    *

    Un peu enrhumé, je demande à la pharmacienne du haut de la rue de la République une boîte de Sudafed, ce médicament qui, s’il ne guérit pas, enlève au moins les symptômes et que j’utilise avec satisfaction depuis des années.

    -Il n’est plus en vente, me répond-elle.

    -Parce qu’il coûtait moins de deux euros ?

    Elle sourit et me dit peut-être.

    Je vais voir s’il en reste à la pharmacie du bas de la même rue, où l’on me dit la même chose et où l’on sourit de la même manière lorsque je demande si c’est à cause de son prix qu’il a disparu.

    L’Actifed qui fait le même usage est toujours en vente, pour bien plus cher.

    *

    Sur la porte de la boulangerie de cette même rue, une affichette en grosses lettres : « Sacrifié mais pas résigné ». Tiens, voilà la boulangère qui revendique, me dis-je, elle qui vitupérait contre les manifestations du temps de Sarkozy.

    La même affichette est apposée sur la porte de la boulangerie de la rue du Général-Leclec avec une pétition à signer par les client(e)s à l’intérieur. Cela vient de L’Union Professionnelle Artisanale, un syndicat patronal qui proteste contre l’augmentation de la Tévéha.

    Si la première boulangerie n’est pas resplendissante, la seconde est rutilante comme une pharmacie.

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