• Il est midi et demi ce lundi lorsque je quitte le Moulin et rejoins la Porte de l’Eau. Où déjeuner ? Je me souviens d’un restaurant autrefois fréquenté, rue du Quai, près de la Médiathèque Boris-Vian et face au Manoir de Bigard. Il est toujours là, bien qu’ayant changé de catégorie, devenu brasserie. J’entre donc au Jardin de Bigard où je choisis une table qui n’est pas inondée de soleil. D’autres sont occupées par des quatuors et un duo.

    Au temps où j’avais eu la funeste idée de me marier, je fréquentais en couple cet endroit pour sa cuisine, alors rustique à nappe à carreaux, mais je le connaissais antérieurement, dans les années soixante, pour la raison qu’il était tenu par la tante de la copine de mon meilleur ami de lycée. C’était alors une pension de famille où demeurait notre prof de philo, lequel était réputé avoir une maison à la campagne où il passait ses ouiquennedes avec sa chèvre.

    Le menu est à onze euros cinquante et se révèle du niveau de celui d’une cantine scolaire : terrine sans goût, copeaux de poulet aux nouilles fades, tarte au citron plate. Avec un quart de muscadet et un café, ça fera dix-huit euros. A la table voisine, on parle des prochaines élections municipales de Val-de-Reuil. Michaël Amsalem, fils de Bernard l’ancien Maire (un Socialiste devenu Président de la Fédération Française d'Athlétisme), présente une liste de Gauche contre l’actuel (un Socialiste aussi, riche et vivant à Paris).

    En sortant, je jette un œil (comme on dit) au Manoir de Bigard. Il semble désert. Je l’ai connu bien vivant, en perpétuelle agitation, du temps des ateliers d’expression libre, quand le Comité d’Action de Gauche tenait la Mairie, période révolue.

    Avant de regagner Rouen, je fais un détour par la bouquinerie rurale Détéherre où m’accueillent des ânes se faisant chauffer le poil au soleil.

    *

    Hollande qui se déballonne devant les catholiques de la Manif Pour Tous en retirant son projet de loi sur la famille. Quel ventre mou !

    Puisque c’est la rue qui gouverne, il aurait mieux valu garder Sarkozy.

    *

    Titre du Canard Enchaîné ce mercredi : « Hollande dans une nouvelle histoire de recul ».

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  • Ce lundi, après m’être garé place de la Porte de l’Eau, j’arrive au Moulin où à onze heures auront lieu les obsèques civiles d’Ernest Martin, médecin et ancien Maire de Louviers. Un registre à signatures est à disposition à l’entrée. J’attends que celui me précédant ait fini d’écrire et y inscris mon message : « Un ultime merci à celui qui m’a permis d’échapper à deux ans de prison pour refus du service militaire. »

    La scène de la salle de spectacle du Moulin est ceinte de rideaux noirs. Côté jardin et côté cour sont alignées des chaises pliantes tournées vers des tréteaux entourés de fleurs qui attendent le cercueil. Une photo du défunt datant d’il y a un an est posée sur un chevalet, celle d’un homme que je ne reconnais pas, le regard absent, affaibli par la maladie. D’autres chaises sont disposées dans la salle où s’assoient les moins vaillant(e)s. D’anciens copains se retrouvent :

    -Quand je pense qu’on était à l’école ensemble, tu as quel âge maintenant ?

    -Quatre-vingt-dix.

    -Oui c’est ça, moi quatre-vingt-sept.

    La grande majorité des présent(e)s (quelques centaines) a dépassé les soixante ans. Il est vrai qu’un lundi matin les plus jeunes travaillent. Je me case derrière les assis. Près de moi, on évoque les concerts du temps de Martin : les débuts de Renaud dans la cour de la Mairie, celui bien imbibé de Graeme Allwright à la Salle des Fêtes. En sourdine sont diffusées Les Quatre Saisons de Vivaldi.

    Soudain les assis se lèvent. Le cercueil fait son entrée, suivi de la famille qui trouve place sur les chaises latérales. Des proches s’y assoient aussi. Un jeune homme ayant la tête de l’emploi s’approche du micro. C’est le Maître de Cérémonie. Il annonce qu’alterneront des prises de parole et la diffusion de chansons choisies par la famille.

    Des propos de trois élus locaux, d’une femme médecin et de trois des enfants d’Ernest, je suis surtout sensible à ceux de Renaud, fils cadet (dont le physique et la gestuelle me rappellent l’Ernest Martin que j’ai connu) et d’Isabelle, fille aînée (pas revue depuis la fin des années soixante-dix), deux évocations très personnelles de leur enfance.

    Côté chansons, la sélection montre qu’Ernest n’était pas du tout rock ’n’ roll : Le Temps des Cerises par Yves Montand, Mes Copains par Pierre Louki, Le Feu par Hélène Martin, ¡Ay, Carmela! chant anarchiste de la Guerre d’Espagne, Maintenant que la jeunesse par Monique Morelli et Melocoton par Colette Magny, ces interprètes (sauf l’une aujourd’hui âgée de quatre-vingt-cinq ans) étant mort(e)s depuis longtemps.

    Pour finir, le Maître de Cérémonie invite chacun(e) à s’approcher du cercueil sur une musique de Mahler.

    Un magnifique soleil illumine le ciel bleu quand je sors du Moulin, en accord avec le texte d’Aragon dont je possède la version chantée de Marc Ogeret :

                Maintenant que la jeunesse

                S'éteint aux carreaux bleuis,

                Maintenant que la jeunesse

                Machinale m'a trahi.

                (…)

                Il faut beau comme jamais.

                Un temps à rire et courir,

                Un temps à ne pas mourir,

                Un temps à craindre le pire,

                Il fait beau comme jamais.

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  • Un mètre quarante, bossu, laid et souvent malade, tel était Giacomo Leopardi, poète, philosophe et moraliste, né en mil sept cent quatre-vingt-dix-huit à Recanati où il vécut reclus, dont je ne me lasse pas des Pensées, publiées en français chez Allia, lues et relues, qui offrent de la société de son temps, qui est aussi la nôtre, une vision des plus réalistes. Mes notes pourraient être très longues, au risque de recopier le livre entier, je tranche et prends la liberté de rapprocher ce qui ne l’est pas dans l’ouvrage :

    J’affirme que le monde n’est que l’association des coquins contre les gens de bien, des plus vils contre les plus nobles.

    Rares sont les coquins qui restent pauvres, car pour ne citer qu’un exemple, si un homme de bien tombe dans la misère, nul ne vient le secourir et nombreux même sont ceux qui s’en réjouissent ; mais si c’est à un scélérat que cela arrive, toute la ville se lève pour l’aider.

    Ce lieu commun, que la vie est une pièce de théâtre, se vérifie surtout en ceci que les hommes s’évertuent sans cesse à parler d’une façon et à agir d’un autre…

    Ou je me trompe fort, ou il ne se trouve guère dans notre siècle d’homme universellement vanté qui ne soit pas à l’origine de son propre éloge.

    Nul ne peut estimer connaître la vie s’il n’a pas appris à prendre pour un pur cliquetis de syllabes les offres de service qui lui sont faites, les plus spontanées, solennelles et répétées qu’elles puissent être.

    Ce qui nous pousse à nous rendre utiles et à œuvrer pour de bonnes causes, réside avant tout dans l’estime que nous nous prodiguons.

    Il n’est rien de plus rare au monde qu’une personne que l’on peut supporter tous les jours.

    Aucun livre classique ne fut jadis imprimé avec l’élégance qu’arborent aujourd’hui les journaux et le moindre commérage politique fait pour durer un seul jour.

    Si les quelques hommes de vraie valeur qui recherchent la gloire connaissaient personnellement tous ceux qui composent le public dont ils s’efforcent avec tant de peines de se gagner les faveurs, on peut penser qu’ils modèreraient beaucoup leur ardeur et se proposeraient peut-être d’autres buts.

    Ici encore l’on peut vérifier qu’il n’est au monde aucun bien qui ne s’accompagne d’un mal à sa mesure : en effet, l’inestimable avantage pour un enfant d’être guidé par un être plein d’expérience et d’affection, et nul ne peut tenir ce rôle mieux que son propre père, se paye par l’étouffement total de la jeunesse, et généralement de toute la vie.

    Chacun se souvient avoir maintes fois entendu de la bouche de ses parents, comme je m’en souviens moi-même, que le climat se serait refroidi au fil des ans, et que les hivers seraient devenus plus longs ; que de leur temps, à Pâques, on quittait les vêtements d’hiver pour mettre les tenues d’été ; qu’aujourd’hui, à les entendre, on peut à peine le faire au mois de mai, parfois même pas avant le mois de juin. A cet égard, il n’y a pas si longtemps, des physiciens se sont mis sérieusement à chercher la cause de ce prétendu refroidissement et l’on avança, entre autres hypothèses, le déboisement des montagnes, pour expliquer un phénomène imaginaire…

    J’aime particulièrement ce qu’il dit du monde l’édition et de celui des auteurs :

    On peut mesurer la sagesse économique de ce siècle à la vogue des éditions dites compactes, où l’on épargne beaucoup le papier, mais fort peu la vue. Malgré cet effort pour économiser le papier dans les livres, on voit bien que la mode actuelle est d’imprimer beaucoup et de ne rien lire.

    Si j’avais le génie de Cervantès, qui a purgé l’Espagne de la vogue des chevaliers errants, je ferais un livre pour purger l’Italie et aussi le monde civilisé d’un vice qui, compte tenu de la douceur de nos mœurs, et peut-être aussi dans l’absolu, n’en est pas moins cruel et barbare que les restes de brutalité médiévale fustigés par Cervantès. Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires…

    Italiens, Français, Anglais, Allemands ; hommes de grand conseil, pleins de talents et de mérites ; parfaits hommes du monde, exquis de manières, friands d’épingler les ridicules et de les railler, ils deviennent tous des enfants cruels lorsqu’ils ont l’occasion de réciter leurs écrits. Ce vice n’est pas seulement l’apanage de notre époque, il fut aussi le lot de celle d’Horace, à qui il paraissait déjà insupportable, et de celle de Martial, qui, à un flatteur lui demandant pourquoi il ne lisait pas ses vers, répondit : pour ne pas avoir à entendre les tiens. Il en fut de même à la meilleure époque des Grecs : Diogène le Cynique se trouvait un jour en compagnie de quelques personnes qui se mourraient d’ennui à une lecture de ce genre ; voyant l’auteur arriver à la fin de son rouleau, il dit : Courage, les amis, je vois la terre !

    et son évocation de la catastrophe qu’est la vieillesse :

    L’homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c’est pour lui la seule période qu’il peut consacrer à assurer son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d’offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir.

    En perdant sa jeunesse, l’homme perd la faculté de communiquer et pour ainsi dire d’inspirer à autrui sa propre présence ; il se trouve privé de ce magnétisme que le jeune homme émet autour de lui et qui le relie à son entourage par une sorte d’affinité naturelle ; et il comprend alors douloureusement qu’il est désormais en société comme séparé de tous, au milieu d’être sensibles à peine plus attentifs à son égard que des objets inanimés.

    Cela mis à part, les vieillards tendent naturellement, dans la mesure de leurs forces, à ruiner la jeunesse, à la faire disparaître de la vie humaine, car elle représente  pour eux un spectacle exécrable. De tout temps, les vieux se sont ligués contre les jeunes parce que de tout temps les hommes ont eu la bassesse de condamner et de proscrire chez les autres les biens qu’ils désiraient le plus pour eux-mêmes.

    Lui-même mourut à trente-huit ans.

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  • Au hasard de mes promenades à l’intérieur d’Internet, je passe par un poème de Roland Topor qui commence ainsi :

    Je suis né à l'hôpital

     Saint-Louis proche du Canal

     Saint-Martin en trente-huit

     Aussitôt j'ai pris la fuite

     Avec tous les flics aux fesses

     Allemands nazis SS

     Les Français cousins germains

     Leur donnaient un coup de main

     En l'honneur du Maréchal

     Pour la Solution Finale

     Bref je me suis retrouvé

     En Savoie chez les Suavet

     Caché près de Saint-Offenge

     En attendant que ça change

     Je n'avais qu'un seul souci

     Celui de rester en vie

    et songe qu’augmente l’éventualité que cela revienne car après l’épisode des dieudonneries, vient d’avoir lieu celui des colériques du dimanche scandant leurs slogans antisémites dans les rues de Paris, suivi de celui des parents du lundi retirant leurs enfants des écoles maternelles, sur l’ordre d’une musulmane autrefois d’extrême gauche, où on leur apprenait à se masturber en vertu d’une prétendue théorie du genre.

    Le nombre de cerveaux malades est en sévère augmentation, cerveaux lepenisés, sarkosés, vallsifiés pour certains, fanatisés par des religieux pour d’autres. Ecoutant ce qui se dit maintenant au marché, au restaurant, dans la rue ou dans le train, je constate que Topor avait raison de rester sur ses gardes :

     J'ai conservé le dégoût

     De la foule et des gourous

     De l'ennui et du sacré

     De la poésie sucrée

     Des moisis des pisse-froid

     Des univers à l'étroit

     Des collabos des fascistes

     Des musulmans intégristes

     De tous ceux dont l'idéal

     Nie ma nature animale

     A se nourrir de sornettes

     On devient pire que bête

    *

    Sur alainzanini.com, le site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe, ce message d’amour à mon endroit : « Perdrial-le-connard : il passe à côté de Nabe et Stromae ! ». A côté, et même le plus loin possible.

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