• André Gide, juré à la Cour d'Assises de Rouen

                C’est en lisant le numéro de mars du mensuel littéraire Le Matricule des Anges que j’apprends la réédition des Souvenirs de la cour d’assise qu’écrivit André Gide après avoir été juré à la Cour d’Assises de Rouen en mil neuf cent douze (il avait quarante-deux ans).

                Je me rends à l’Armitière où cela fait bien longtemps que je n’ai pas acheté le moindre livre et me procure le seul exemplaire disponible de l’opuscule publié chez Folio Gallimard dans la collection à deux euros.

                Je le lis sans délai. Ça commence comme ça : De tout temps les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses m’attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le palais de justice.

                Au Palais de Justice de Rouen, Gide passe plusieurs semaines en mai mil neuf cent douze pour avoir été tiré au sort, habitant Villerville. Il découvre l’envers du décor : les jurés manipulés par le président du jury, les sentences aléatoires, la douleur des petites filles violées obligées de raconter leur calvaire à l’audience debout sur une chaise, le risque d’erreur judiciaire, le peu de chose qui sépare un honnête homme d’un criminel. Il prend des notes chaque jour, plus ou moins détaillées selon les affaires, certaines où il doit juger, d’autres où il n’est qu’assis dans le public.

                La Cour d’Assises de Rouen ne manque pas de travail en mil neuf cent douze. C’est comme maintenant, mais l’échelle des peines est assez différente. La session commence par un attentat à la pudeur sur une enfant dont le coupable avéré est cependant acquitté, puis on enchaîne avec des vols et des cambriolages.

                Un simplet de vingt ans est poursuivi dans une affaire de mœurs. Il a, dit la justice de l’époque, « complètement violé » une fillette de sept ans. La mère de l’enfant raconte que, la trouvant qui pleure dans la rue après l’agression, elle commence par lui donner deux taloches (huit ans de prison pour le simplet).

                Encore un attentat à la pudeur commis sur sa fille par un journalier de Barentin puis c’est le tour du commis principal du bureau principal des postes de Rouen. Il a soustrait une enveloppe contenant treize mille francs dont il a dépensé une partie au bordel voisin (il s’engage à rembourser : acquitté).

                Une jeune fille de dix-sept ans, domestique à Saint-Martin-de-Boscherville, dénoncée par lettre anonyme, est accusée d’infanticide. Le père du bébé assassiné est le fils du patron (elle est acquittée).

                D’autres affaires de viols sur enfants suivent et des vols encore, dont les accusés ne semblent pas forcément les coupables aussi invoque-t-on souvent les circonstances atténuantes. Ce que Gide explique ainsi : Cela veut dire : oui, le crime est très grave, mais nous ne sommes pas bien certains que ce soit celui-ci qui l’ait commis. Pourtant il faut un châtiment : à tout hasard châtions celui-ci, puisque que vous nous l’offrez comme victime ; mais, dans le doute, ne le châtions tout de même pas trop.

                Vient l’affaire Charles, un homme est accusé d’avoir tué de cent dix coups de couteau sa maîtresse qui se refusait à lui. Les jurés le condamnent aux travaux forcés à perpétuité puis regrettant leur sévérité votent à l’unanimité une demande de recours en grâce.

                Une bande du Havre comparaît pour avoir dépouillé un marin de son argent au sortir des Folies-Bergères de l’île Lacroix avec la complicité des filles Gabrielle et Mélanie. Gide ironise sur le sabir du Journal de Rouen qui écrit « la scène de violences dont sont impliqués ces individus », puis il se laisse attendrir par l’un des accusés nommé Cordier qu’il estime avoir été entraîné malgré lui dans cette affaire. Il écrit un mémoire en défense qu’il soumet à l’avocat et fait même le voyage du Havre pour rencontrer la famille du malheureux. Les autres jurés ont un point de vue plus expéditif : « Tout ça, c’est des bandits. Faut en débarrasser la société.». C’est ce qu’on fit dans la mesure du possible, conclut Gide.

                La dernière affaire est encore plus embrouillée et sa narration également. Il s’agit de vols à répétition commis par des employé(e)s de la gare de Sotteville et de recels des marchandises dérobées. Seize accusé(e)s sont dans le prétoire, dont une hideuse pouffiasse au teint  de géranium. Je ne sais plus comment ils et elles s’en sortent.

                Gide, lui, ressort de la Cour d’Assises de Rouen un peu secoué : …à présent, je sais par expérience que c’est une tout autre chose d’écouter rendre la justice, ou d’aider à la rendre soi-même. Quand on est parmi le public on peut y croire encore. Assis sur le banc des jurés, on se redit la parole du Christ : Ne jugez point.

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