• Dernier passage à Paris avant mon départ pour New York (trois)

                Dimanche matin, après une bonne nuit (le bruyant colocataire étant ailleurs), c’est la fenêtre ouverte sur la rue de Clignancourt que j’entreprends de noter à l’aide de mon ordinateur portatif les passages de la Correspondance de Charles Bukowski qui ont retenu mon attention, pas de vide grenier pour me pousser dehors. Le texte qui devrait en sortir attendra mon retour des Etats-Unis, juste un extrait d’une lettre à John William Corrington, datée du sept décembre mil neuf cent soixante-trois, il montre que lorsqu’il s’agit de certains professeurs de lettres, entre la France et l'Amérique point de différence :

                Mais pour avoir bien connu des profs de lettres, pour les avoir observés, pour avoir bossé dans les abattoirs, dans les biscuiteries, pour avoir fréquenté des bandits de grand chemin et des cinglés, je lui ai répondu que ça n’était pas la peine de me parler des angoisses d’un prof de lettres… que je connais la musique… correction de copies… organisation des cours… avancement selon échelon… écriture de poésie… et dans tout ça, entre deux angoisses, ils ont encore l’incroyable force de se demander s’ils sont homosexuels ou si Clayborn, qui enseigne aux deuxièmes années, est un blanc-bec ou pas…

                Un peu avant midi, je range et quitte les Amiraux après avoir laissé les clefs dans la boîte à lettres de la gardienne. Je remonte la rue du Mont-Cenis jusqu’à l’arrêt Joffrin et le métro me conduit à Saint-Lazare. Rue d’Amsterdam, le déjeune d’un kebab dans la gargote dont le nom inclut l’année de naissance de celle pour qui je vais bientôt sauter l’Atlantique, puis juste à côté je m’installe en terrasse le temps de boire un café dans la brasserie qui porte justement le nom de cet océan.

                La clientèle est rare et touristique. La maison est à la française mais tenue par des Arabes qui ont enfilé le costume. Les serveurs ont une priorité : faire dépenser le plus possible à la clientèle. L’un d’eux en ajoute une deuxième : draguer les clientes esseulées de moins de trente ans.

                -Installe-toi là, mademoiselle, attends je vais porter ta valise, tu es Polonaise ? Oui j’avais deviné. Ces beaux cheveux blonds. D’où ? Cracovie Varsovie ?

                -Majorque.

                -Je connais pas, c’est une petite ville ?

                -Non Majorque aux Baléares.

                -Ah, c’est pour ça que tu es si bronzée. Et tu vas où comme ça ?

                -A Rouen.

                Cette demoiselle de trente ans va prendre des cours à l’Alliance Française, bien qu’elle parle parfaitement le français. Elle commande une bière et un sandouiche au camembert

                A ma droite, est installé un couple qui étudie la carte et n’a pas les mêmes envies :

                Elle : C’est chiant

                Lui : Ça veut dire quoi ?

                Elle : De ne pas être d’accord.

                Lui : Je suis chiant, c’est ça ?

                Elle : Non, j’ai pas dit ça.

                Derrière moi le serveur chauve revient à la charge :

                -Tu restes jusqu’à quand en Normandie ?

                -Fin septembre.

                -Si tu veux, je te laisse mon téléphone pour quand tu reviendras

                -Non non non ce n’est pas nécessaire.

                La demoiselle commande quand même un café. Quand elle demande à payer, son addition inclut un supplément terrasse de quatre-vingt-dix centimes exigé par le dragueur alors que sa table se trouvait en bordure de salle à l’intérieur. Elle part fâchée.

                Un peu plus tard, je règle mon dû au Café de l’Atlantique, trois euros, dont trente centimes de taxe de terrasse, et par un train sans histoire regagne Rouen. A peine suis-je entré chez moi qu’il se met à pleuvoir.

    Partager via Gmail Yahoo!