• En lisant Les Ecrits d’Etty Hillesum (Journaux et lettres 1941-1943)

    La seconde fois, notre lutte fut différente. Chez lui aussi l’érotisme s’est réveillé. A un moment donné, comme il était sur moi, gémissant faiblement et en proie au spasme le plus vieux du monde, j’ai senti monter en moi des pensées très basses, comme des vapeurs délétères exhalées par un marais : « Belle façon de soigner ses malades, tu t’arranges pour en tirer du plaisir et en plus tu te fais payer, même si c’est peu de chose ! » mais pendant cette lutte, la façon de me saisir qu’avaient ses mains, sa façon de me mordiller l’oreille et d’enserrer mon visage entre ses grandes mains dans le feu du combat, tout cela m’affolait complètement, je pressentais l’amant expert et captivant qui se trahissait dans ses gestes. note Etty Hillesum le lundi vingt-quatre mars mil neuf cent quarante et un, dont je viens de lire les Les Ecrits (Journaux et lettres 1941-1943) dans l’édition intégrale publiée au Seuil.

    Elle vient de faire la connaissance de Julius Spier, chirologue plus ou moins mystique ayant fui l’Allemagne nazie, dont elle espère le secours, ayant des problèmes psychologiques liés à des difficultés avec ses parents. Ce praticien a des méthodes particulières qu’il ne réserve pas à Etty et qui lui vaudrait aujourd’hui des ennuis avec la justice, du moins en France. Grâce à lui, elle va mieux et ils vont devenir amants. Il a cinquante-cinq ans et elle vingt-sept (elle est déjà l’amante de son logeur Han Wegerif qui en a soixante-deux et qu’elle appelle son petit père).

    Vraiment, tu ferais mieux d’être carrément une prostituée de bas étage ou une vraie sainte. Dans les deux cas, tu aurais la paix et tu saurais à quoi t’en tenir sur toi-même. L’ambivalence, chez moi, est une calamité. Il y a des années, j’ai noté dans un journal encore enfantin : D’un côté, je voudrais faire de ma vie un tout fort, pur et parfait, et de l’autre, je voudrais coucher avec le premier homme venu que je rencontre dans la rue. Et c’est encore vrai aujourd’hui. Je sais que, demain, je vais me peinturlurer et m’habiller de la façon la plus séduisante possible pour aller lui dire que je veux une pure et bonne amitié. (vingt-cinq mars mil neuf cent quarante et un)

    Mais il y a eu par exemple ce dimanche soir, le 21 avril je crois ; pour la première fois je passais toute la soirée chez lui. Nous avons parlé (c’est-à-dire qu’il a parlé, lui) de la Bible, puis il m’a lu des pages de Thomas a Kempis en me tenant sur ses genoux : rien à dire encore, l’érotisme ne s’en mêlait pas, il n’y avait que chaleur humaine et amitié. Mais plus tard, soudain, son corps fut sur moi et il m’a tenue longtemps dans ses bras : alors sont revenues tristesse et solitude, il embrassait mes cuisses nues et je me sentais de plus en plus seule. (vendredi huit mai mil neuf cent quarante et un)

    Il était assis sous le couvert d’un arbre et j’avais la tête sur ses genoux ; soudain je lui ai dit, ou plutôt non, les mots sont sortis de moi tout à trac : « Et maintenant j’aimerais tant avoir un baiser non démoniaque. » Lui : « Alors, venez le chercher vous-même ! » Je me suis levée d’un bond, voulant faire comme si je n’avais rien dit, mais l’instant d’après nous étions allongés dans l’herbe, bouche contre bouche, j’étais là à chercher à pénétrer en lui, je ne sais combien de temps. Un baiser comme celui-là n’est pas seulement physique, ce n’est pas une pauvre bouche, c’est tout un être que vous essayez d’aspirer en vous. Et quand ce fut fini, il a dit : « Et c’est ce que vous appelez « non démoniaque » ? » (lundi quatre août mil neuf cent quarante et un)

    Mon souvenir le plus vivant de cette soirée-là ? La petite Dicky, entendant un froissement de tissu, dans le noir, que j’étais en train de retirer ma robe et disant alors, avec beaucoup de crânerie : « Oh, mais dans ce cas, je fais pareil ». C’était si naturel, d’une telle fraîcheur. Et voilà la robe ôtée, et nous voilà toutes deux blotties contre lui, épaules et bras nus. (…) Et la main de S. caressait le sein de Dicky tandis que je l’embrassais sur la bouche, mon bras l’enlaçait pour aller vers elle, c’était si étonnant, si dépourvu de perversité et si plein, cependant, de plaisir physique. (…) Et lorsqu’il passa un instant dans l’autre pièce, Dicky et moi nous sommes retrouvées dans les bras l’une de l’autre, et quand il nous a vues ainsi enlacées il a dit avec une sorte d’extase dans la voix : « Vous êtes des filles charmantes, ah, quelles filles charmantes vous êtes », et il s’est jeté sur nous deux. (jeudi vingt-cinq septembre mil neuf cent quarante et un)

    Je suis fidèle, au fond de moi. Comme je suis fidèle à Han. Je suis fidèle à tout le monde. Je marche dans les rues aux côtés d’un homme en tenant des fleurs blanches qui font comme un bouquet de mariée et je lui lance des regards radieux ; il y a douze heures, j’étais dans les bras d’un autre homme et je l’aimais –et je l’aime. (vendredi cinq décembre mil neuf cent quarante et un)

    Ils sont là, mes deux hommes, à deviser ensemble, celui de 55 ans et celui de 62 ans. (dimanche onze janvier mil neuf cent quarante-deux)

    « Espèce de petite folle ! » m’a-t-il dit cet après-midi, et une soudaine émotion est passée sur son visage, lui laissant les yeux humides. « Espèce de petite folle. » (jeudi trente avril mil neuf cent quarante-deux, elle parle de Julius)

    Et c’est vraiment d’une vulgarité, d’une mesquinerie et d’une médiocrité rares de ta part que de penser à tel moment, lorsque son visage te plait particulièrement : « Oui, j’aimerais bien l’épouser et rester toujours avec lui », et de te dire un peu plus tard, lorsqu’il te paraît vieux, très vieux, désespérément vieux (et surtout si tu vois un visage jeune et frais à côté du sien) : « Non, décidément mieux vaut s’abstenir. » (toujours à propos de Julius le jeudi quatre juin mil neuf cent quarante-deux)

    J’ai passé pour la première fois depuis longtemps une soirée agréable et intime avec Han. Sans trop de mots. Des cheveux gris ondulés au-dessus d’un visage délicat. Je le trouve beaucoup vieilli ces derniers temps. C’est ainsi que l’on fait l’expérience dans sa jeune vie d’un amant fougueux et amoureux qui se transforme lentement en un vieil homme. Si d’aventure, je parviens à me libérer intérieurement de toute exigence vis-à-vis de lui, je remarque que je l’aime beaucoup. (vendredi dix-neuf juin mil neuf cent quarante-deux)

    Tout cela lu en songeant à ma propre histoire.

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    Bien sûr, les Ecrits d’Etty Hillesum, c’est aussi un témoignage sur les persécutions quotidiennes subies par les Juifs d’Amsterdam et leur regroupement dans le camp de Westerbork avant la déportation et l’extermination. Elle-même mourut à Auschwitz le trente novembre mil neuf cent quarante-trois.

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    Ici les juifs se racontent des choses réjouissantes : en Allemagne, les juifs sont emmurés vivants ou exterminés aux gaz asphyxiants. Ce n’est pas très malin de colporter ce genre d’histoires… (samedi onze juillet mil neuf cent quarante-deux)

     

    Juive devenue chrétienne, Etty Hillesum est aujourd’hui récupérée par les cathos. A Rouen, ce sera le cas le dix-huit janvier deux mille quatorze lors de la « Journée de célébration d’Etty Hillesum » organisée à l’Espace du Moineau par l’ancien gérant de la défunte librairie La Procure.

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