• En lisant les Ecrits intimes d’Isabelle Eberhardt

    Sous des vêtements masculins et une personnalité d’emprunt, je campais alors dans les douars du caïdat de Monastir, en compagnie de Si Elarhby, khalifa. Le jeune homme ne se douta jamais que j’étais une femme. Il m’appelait son frère Mahmoud et je partageais sa vie errante et ses travaux…,  écrivait Isabelle Eberhardt dans ses Journaliers lus autrefois. D’elle, je viens de lire les Ecrits intimes publiés chez Payot, un livre à un euro de chez Book-Off.

    Ces Ecrits intimes sont sa correspondance avec les trois hommes qu’elle a le plus aimés, son frère Augustin de Moerder et deux de ses amants Ali Abdul Wahab et Slimène Ehnni.

    Isabelle Eberhardt est née le dix-sept février mil huit cent soixante-dix-sept à Genève d'une mère issue de la noblesse russe d'origine allemande, Nathalie de Moerder (née Eberhardt et mariée au général Pavel de Moerder), et d'un père né en Arménie, Alexandre Trophimowsky, le précepteur des enfants, d’idées anarchistes. Après la mort du général, elle s'installe en mil huit cent quatre-vingt-dix-sept à Bône (Algérie) avec sa mère qui y mourra quelques mois plus tard. Isabelle vivra alors dans les quartiers indigènes, fuyant les Européens qu'elle déteste (son frère Augustin l’a précédée dans cette vie aventureuse, fuguant plusieurs fois après avoir piqué dans la caisse familiale puis s’engageant dans la Légion Etrangère qu’il fuira, il se suicidera en mil neuf cent vingt). S’ensuivent de nombreux allers et retours entre l’Europe et l’Afrique du Nord, une conversion à l’Islam, un mariage avec Slimène qui la fait française et une mort accidentelle à l’âge de vingt-sept ans.

    L’Armée française, dans un rapport daté du vingt-cinq novembre mil neuf cent, la décrit ainsi : « De l’ensemble de ce que j’ai vu et de ce qu’on m’en a dit il résulte que Mlle Eberhardt professe des idées assez avancées et est lancée dans le mouvement féministe et socialiste actuel, mais n’a aucun parti pris contre l’armée ; au physique c’est une névrosée et une détraquée et j’incline à croire qu’elle est venue à El Oued principalement pour satisfaire sans contrôle dans un pays peu fréquenté par les Européens ses penchants vicieux et son goût pour les indigènes. »

    Mademoiselle Eberhardt est une insoumise, et insoumise elle restera, même après son mariage avec un musulman :

    J’ai pu admettre que cet homme fut mon amant, car il était fait pour me donner ce que je cherchais –la volupté– mais maintenant, je ne veux pas lui sacrifier le seul trésor que j’ai sur terre : ma liberté. (à Ali Abdul Wahab, le dix-neuf janvier mil huit cent quatre-vingt-dix-huit)

    En nous occupant de travaux domestiques, vous concevez que nous perdons absolument un temps d’autant plus précieux que ce sont les meilleurs jours de notre jeunesse. Augustin a eu vingt-huit ans en décembre dernier, et moi vingt-deux en février prochain. (…)

    Vous ne pouvez pas imaginer toute l’étendue d’une pareille souffrance. J’aurais tant à faire, tant à lire, tant à étudier, tant à écrire. Et au lieu de cela, il faut scier du bois, laver des planchers, pomper de l’eau ! Quelle affreuse vie que la nôtre, Ali ! (à Ali Abdul Wahab, le dix-sept janvier mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf)

    Au conseil de guerre, (…) l’on m’a toujours dit : «  Nous comprenons bien que vous portiez des vêtements d’homme, mais pourquoi ne vous habilleriez-vous pas en Européen ? (à Slimène Ehnni, son amant engagé dans l’Armée française, le vingt-neuf mai mil neuf cent un)

    Oui, certes, je suis ta femme, devant Dieu et l’Islam. Mais je ne suis pas une vulgaire Fathma ou une Aïcha quelconque. (à Slimène Ehnni  le vingt-trois juillet mil neuf cent un)

    En octobre mil neuf cent quatre, mettant fin à une longue séparation due à ses obligations militaires, Slimène arrive à la gare d’Aïn-Sefra où l’attend Isabelle. Quelques heures après, le vingt et un au matin, l’oued en crue inonde la ville. Slimène est sauf mais Isabelle est introuvable. Six jours plus tard, Lyautey envoie ce télégramme : « Corps d’Isabelle Eberhardt retrouvé sous décombres. »

    *

     Dans une lettre à Ali Abdul Wahab, le dix novembre mil huit cent quatre-vingt-dix-huit, Augustin de Moerder cite cet intéressant passage de Chamfort qu’il qualifie d’–auteur français– très pessimiste et ironiste :

    La nature ne songe qu’au maintien de l’espèce, et pour la perpétuer, elle n’a que faire de notre sottise. Qu’étant ivre, je m’adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j’eusse obtenu Clarisse après deux ans de soin, au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse même peut-être.

    A ne consulter que la raison, quel est l’homme qui voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie d’une année entière. La nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire : et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc Aurèle et son palefrenier.

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