• Exposition Roman Opalka à la galerie Yvan Lambert

    Malgré la menace terroriste décrétée par Briseur de Feu, Ministre de l’Intérieur, je maintiens courageusement mon escapade à Paris ce mercredi.

    Cette menace terroriste est une diversion à point nommé, et qui sait, à force de crier au loup, le loup peut venir, me dis-je dans le petit matin rouennais silencieux (les laveuses et balayeuses étant étrangement absentes des rues piétonnières), quoi de mieux qu’un attentat sanglant pour réconcilier une partie du bon peuple avec son roitelet.

    A la gare, quai numéro deux, c’est bruyant. La faute aux Bidochon, un couple à l’hygiène douteuse dont la vie semble être une constante scène de ménage. Je les évitais autrefois quand je faisais le festivalier du Cinéma Nordique (ils étaient, sont sans doute encore, de toutes les séances). En ville, je les croise sporadiquement, toujours à s’engueuler. Je choisis une voiture loin d’eux et lit Chroniques de l’An 18 d’Isaac Babel, recueil d’articles de journaux, paru chez Babel, qui montre que le communisme en Russie, ça a été l’horreur dès le début.

    Sorti de terre, place Sainte-Opportune, la première personne que je vois est une femme qui photographie les rats piégés dans la vitrine du magasin Aurouze.

    Je passe la Seine et arrive à la fontaine Saint-Michel où les Sans-Papiers sont déjà en manifestation sous l’œil des policiers à bâton. Je passe chez Boulinier et chez les Gibert où je me charge des Dix Japonais de Léone Guerre (Joëlle Losfeld), réédition préfacée par Arrabal du roman érotique censuré quand il parut en mil neuf cent soixante-dix au Terrain Vague, de Terra erotica du géographe Luc Bureau (Fides), de Vibrations, roman traduit du japonais d’Akasaka Mari (Philippe Picquier) et de Moments donnés (1965-1995), recueil de notations de Gil Jouanard (Phébus).

    J’achète aussi, pour celle avec qui j’ai rendez-vous à midi, Façadisme et identité urbaine, les actes du colloque international organisé par la direction de l’Architecture et du Patrimoine et Icomos International en janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix neuf à Paris, publiés par les Editions du Patrimoine.

    Un peu avant midi, j’entre dans son Ecole. La gardienne me demande ce que je viens faire. Je lui réponds que j’attends une élève.

    -Vous êtes un parent d’élève ?

    -En quelque sorte, lui dis-je en m’asseyant dans l’un des fauteuils rotatifs disagne.

    L’élève arrive et m’entraîne dans une salle de cours où sont en vente à son initiative des gâteaux pour faire un peu d’argent avant une arrivée prochaine de Letton(e)s. Nous en achetons quatre et bientôt nous sommes en plein pique-nique dans un jardin voisin au soleil de la plus belle journée d’automne, rosette, fromage frais, mini tomates avec pavé de Nation (un pain local). Sur le banc voisin, deux filles s’embrassent.

    Elle doit retourner travailler. Je prends le métro jusqu’à Saint-Paul et, à pied, passant par la rue des Rosiers où l’on vend les citrons de Souccoth, je vais jusqu’à la galerie Yvan Lambert, rue Vieille-du-Temple, où s’expose Roman Opalka.

    J’attends quatorze heures trente, l’ouverture, rejoint par des employés qui n’ont pas la clé et qui se demandent pourquoi ça n’ouvre pas « Ils sont partis jouer au golf ou quoi ? ». D’autres visiteurs et visiteuses potentiel(le)s s’impatientent et repartent. A trois heures moins le quart, la porte s’ouvre. Pas un mot d’excuse, pas un bonjour, on est bien chez Lambert.

    Depuis mil neuf cent soixante-cinq, Opalka matérialise par la peinture le passage du temps. Attendant sa femme dans un café de Varsovie, il eut l’idée de tracer le chiffre 1 en haut à gauche d'une toile, en blanc sur noir, et de continuer. Il peint ainsi des séries de nombres du haut à gauche au bas à droite de ses toiles, avec une moyenne de trois cent quatre-vingts nombres par jour. En mil neuf cent soixante-douze, il atteint le nombre 1 000 000 et décide de changer de règle en éclaircissant progressivement par un pour cent de blanc chaque toile, qu'il nomme Détail. Lors de ses réalisations, Opalka énumère les nombres à voix haute, qu'il enregistre au magnétophone, et se photographie face à l'œuvre, habillé d'une chemise blanche et dans un éclairage très clair.

    J’aime Opalka parce que j’aime les obsessionnels et suis hanté par la tragique vieillesse qui arrive. Chez Lambert sont visibles dans la petite salle les photos de l’artiste prenant de l’âge au fil des années et dans la grande salle ses Détails, jusqu’aux derniers où l’on ne voit plus rien, nombres blancs sur fond blanc. Manquent les enregistrements sonores.

    Comme j’ai déjà vu ça au Centre Pompidou à l’étage de l’art contemporain quand il n’était pas réservé aux femmes artistes, je me dis qu’Opalka fait partie de ces artistes dont on peut se contenter de voir l’œuvre une seule fois et je quitte la galerie Yvan Lambert sans dire au revoir.

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