• Journal du voyage en Amérique du Nord (34) : mardi onze septembre deux mille douze, de Columbus (enfermés dehors) à Indianapolis (mis en joue par une policière)

    C’est l’heure du dernier breakfast copieux chez Tabitha et Danny, nos jeunes hôtes bien comme il faut. Après quoi, je tiens compagnie à celle qui fume sur le trottoir devant la coquette demeure. Notre hôtesse nous dit rapidement au revoir et s’en va avec sa voiture. Au moment de rentrer faire nos bagages, nous constatons qu’elle a fermé la porte à clé. Fichtre, nous avons laissé la nôtre dans la chambre. Danny est-il à l’intérieur ? Nous sonnons en vain. Aucun moyen de passer par une fenêtre à cause des moustiquaires. Nous sommes enfermés dehors, comme on dit, et voyons déjà partir sans nous le car pour Indianapolis, capitale de l’Indiana.

    Apercevant l’un des voisins d’en face, nous lui demandons de l’aide. C’est un jeune homme sale et serviable. A l’aide de son Smartphone, nous retrouvons sur Internet le téléphone de notre logeuse mais il n’arrive pas à lui envoyer le texto l’avertissant de notre mésaventure. Il ouvre la porte et demande le téléphone d’un de ses colocataires. Nous avons le temps d’apercevoir l’intérieur de la maison, incroyablement bordélique et dégoûtant. Un troisième colocataire gît sur un canapé-lit défoncé. Le texto part, nous n’avons plus qu’à espérer que Tabitha réagisse vite.

    Nous nous installons à la table du perron et soudain entendons du bruit à l’intérieur. C’est notre hôte. Nous sommes sauvés. Elle lui fait signe pour qu’il nous ouvre, lui montrant que l’on est coincé dehors mais Danny ne comprend rien, il nous fait coucou avec la main « Hi, how are you ? You’re nice ? ». Quand enfin il réalise qu’on ne peut entrer, il nous ouvre et on lui explique l’histoire. Il envoie un message à sa copine, sans doute moyennement content que l’on ait communiqué son numéro à la colocation crasseuse d’en face.

    C’est donc bon pour le car Greyhound. Auparavant, nous déjeunons dans un restaurant chinois (hot tea, coca, sweet and sour chicken, chicken and végétables). Le car est encore une fois empli de gros qui prennent deux sièges et de décatis qui font vite connaissance aux places du fond. Il fait soleil. Nous faisons escale dans deux villes sinistres de l’Ohio, Springfield et Dayton. Depuis le bus, le paysage est souvent déprimant : galeries marchandes lugubres et champs de maïs desséchés, parfois mignon : jolies fermes isolées et affiches pour des T bones à 10.99.

    Il fait très chaud à l’arrivée à Indianapolis où l’on va loger loin de Downtown, Washington Street, à plus de vingt minutes en bus. Nous marchons quelques blocks pour atteindre l’arrêt de celui-ci. Comme convenu, c’est le jeune ami de Chad, notre nouveau logeur, que l’on trouve dans le jardin. Il nous ouvre la maison par la porte de derrière et débranche l’alarme. Ça a l’air de l’emmerder de rendre ce service. Il s’éclipse vite fait après nous avoir fait une démonstration de lavage de la porte en verre de la douche et dit que Chad rentrerait dans la soirée. On en est à défaire nos bagages dans la belle chambre blanche de l’étage, dont le lit est recouvert de moitié par d’immenses coussins, quand on entend du bruit. Je pense que c’est Chad qui rentre plus tôt que prévu mais celle que j’accompagne a compris ce qui se passe, ayant capté le « Police Department » crié d’en bas.

    On se présente en haut des marches. Une jeune policière blonde est au bout du revolver pointé dans le living room, derrière elle une policière noire et un policier blanc plus âgé. « You have the key ? You have the key ? » nous crie la jeune femme noire quand elle nous aperçoit. La blonde range son arme. Nous leur montrons qu’on a la clé qui ouvre la porte donnant sur le jardin. Tous trois disparaissent comme par enchantement. Nous apercevons alors un groupe de voisins, eux aussi alertés par l’alarme mal désactivée, massés au bout du jardin. Ils attendaient prudemment de voir comment les choses allaient tourner avec la Police. L’une de ces voisines connaît le code pour mettre l’alarme hors service.

    Cette journée est décidément riche en émotions, comme on dit dans les mauvais romans. Pour nous en remettre, nous décidons d’aller dîner quelque part mais pas la queue d’un restaurant à l’horizon. On demande à une voisine dont le mari prépare un barbecue. Elle nous indique le plus proche, qui est assez loin. Quand elle apprend qu’on n’a pas de voiture, elle propose de nous y emmener avec la sienne. C’est plus prudent, nous dit-elle en se présentant : « Nancy ». Dans la voiture, Nancy nous explique que des prostituées traînent le soir sur Washington Street. Ce serait dangereux pour celle qui me tient la main de marcher par là la nuit. Elle nous dépose devant Jockamo Pizza et propose avec insistance de venir nous rechercher. On n’aura qu’à lui téléphoner. Elle aussi est bien étonnée quand on lui dit qu’on n’a pas de cell phone.

    Il y a beaucoup de monde dans cette pizzeria chaleureuse. Nous commandons une Slaughterhouse Five (Abattoir 5), aux cinq viandes, « In honor of Indy’s own Kurt Vonnegut », que nous accompagnons d’une salade et d’un pichet de chardonnay. C’est excellent. Je voudrais en savoir plus sur le lien entre Kurt Vonnegut et Indianapolis mais la serveuse ne sait qu’une chose : il y est né.

    Au moment où l’on s’apprête à rentrer à pied, faisant fi du danger, un grand chauve vient vers nous et s’adresse à celle que j’accompagne en l’appelant par son prénom. C’est Chad, notre logeur. Averti par Nancy que nous étions ici, il est venu nous chercher. Il nous ramène dans son gros 4×4 en nous racontant qu’il est l’arbitre de l’équipe de basket du fils de cette voisine, un travail secondaire.

    Chez lui, il nous montre comment prendre le petit-déjeuner, nous donne le code Internet et nous explique encore une fois qu’il faut passer un coup de raclette sur la porte de la douche, puis il s’en va à toute vitesse.

    *

    « C’est gentil qu’il soit venu nous chercher », me dit-elle un peu plus tard. « Je crois plutôt qu’il avait à faire, que ça l’ennuyait qu’on ne soit pas là à son retour et qu’il n’a pas voulu nous attendre », lui réponds-je.

    *

    Il est temps de se mettre au lit après cette journée mouvementée, ce mardi onzième anniversaire du Onze Septembre.

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