• Voici Jules Perdrial, mon jeune grand-père, au cœur de ce qu’on appelle la Grande Guerre :

    (…) nous embarquons à la tombée de la nuit dans des camions qui sont très nombreux mais dont les conducteurs nous informent qu’ils seront beaucoup moins nombreux à venir chercher ceux d’entre nous qui auront la chance de s’en tirer indemnes.

    Nous débarquons dans la forêt de Regret (…) et la nuit venue nous partons pour Fleury-devant-Douaumont où nous nous entassons dans des caves, toutes les maisons ayant été démolies et les obus tombant presque continuellement…

    Après 3 ou 4 jours passés ainsi nous avons relevé la nuit les gars qui étaient en 1ère ligne, nous avions tout près devant nous le village de Douaumont, en ruines, pas loin, mais plus près encore les Allemands dans leurs tranchées, nous étions même à un endroit dans la même tranchée, séparés par un espace d’une quinzaine de mètres entre deux petites barricades, que nous avons fait reculer de plusieurs dizaines de mètres par une attaque à la grenade au petit matin, mais cela n’améliora pas notre situation, il y avait des cadavres sur le parapet, et quelques-uns dans notre tranchée…

    Nous ne recevions plus aucune nourriture, les hommes qui devaient nous ravitailler se trouvant généralement tués ou blessés en route, nous ne trouvions que du chocolat dans les musettes des morts mais souffrant déjà d’une soif presque intolérable nous ne pouvions en manger.

    Au bout de quatre jours, grand-père Jules peut regagner l’arrière, de nuit :

    … nous étions presque méconnaissables, amaigris, longue barbe, couverts de boue séchée, mais nous nous trouvions relativement bien heureux d’être sortis de cet enfer.

    Je garde de cette période de repos un pénible souvenir, un homme du régiment l’avait quitté au moment où nous montions en ligne pour aller paraît-il voir sa famille à Paris, il revint ou fut ramené, jugé pour désertion devant l’ennemi, c’était en récidive, il fut condamné à être fusillé, tout le régiment assista à cette exécution.

    Après avoir reçu des renforts, le régiment de grand-père Jules (deux cent dix hommes) repart à Douaumont

    … face au fort toujours occupé par l’ennemi, mais que nous étions chargés de reprendre.

    Ce jour-là, dans la matinée, massés face à l’objectif, nous étions bombardés par l’ennemi mais nous recevions aussi les obus de 400 mm dont notre commandement avait pris soin de nous vanter la puissance et l’efficacité au cours d’un rassemblement qui avait eu lieu les jours précédents, et dont nos artilleurs se servaient pour la 1ère fois, ces obus ne tombaient pas très nombreux mais quand il en tombait un dans notre tranchée plusieurs hommes étaient projetés jusqu’à 6 ou 7 mètres en l’air et généralement tués…

    Un courageux volontaire nommé Vincent se charge d’alerter l’arrière et tout rentre dans l’ordre.

    Arriva l’heure H (aux environs de midi) derrière nos gradés nous sortîmes tous des tranchées pour nous élancer dans la direction du fort, je n’allais pas loin, un obus de petit calibre tomba à 3 ou 4 mètres de moi, je reçus un éclat dans la cheville, pied gauche, je m’assis quelques instants dans un trou d’obus, puis me rendant compte que ma blessure étant chaude je pouvais encore marcher, ce qui n’allait pas se prolonger bien longtemps, je partis vers le poste de secours…

    Quand il y arrive, on lui dit de marcher aussi loin que possible en direction de Verdun, puis le petit meusien (train à voie étroite) l’emmène à Revigny où on lui fait une piqûre antitétanique. Un autre train l’emmène à Sens (Yonne). Un hôpital y est installé dans une église désaffectée.

    … après une opération pour enlever l’éclat, mon pied s’infecta, gonfla, prit une teinte violette, je souffrais beaucoup, ma température s’installa à 38/38.5.

    Un mois passa, puis le médecin qui commençait à craindre la gangrène, tenta une opération au thermocautère, des pointes de feu profondes, sans anesthésie, autant dire la torture, je ne pouvais guère bouger 4 hommes me maintenaient sur mon lit, mais je hurlais à chaque pointe de feu. Le résultat fut que l’infirmière trouva le lendemain matin, une grande flaque de sang dans mon lit, une hémorragie dont je n’avais pas eu connaissance. L’après-midi, je fus de nouveau opéré, sous anesthésie cette fois, le chirurgien m’avait prévenu qu’il allait peut-être être obligé de me couper le pied, j’eus la satisfaction à mon réveil de constater que j’étais encore bipède…

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  • Après le récit de son adolescence, grand-père Jules, quand il avait plus de quatre-vingts ans entreprit de mettre par écrit sa guerre de Quatorze/Dix-Huit, récit dont il offrit une copie à chacun(e) de ses petits-enfants. De ce texte, manuscrit et photocopié, j’ai extrait les moments les plus significatifs, tapotés à deux doigts sur le clavier de mon ordinateur pendant plusieurs après-midi au lieu-dit l’Ubi.

    Quand l’histoire commence, Jules Perdrial est au service militaire. Depuis le premier octobre mil neuf cent treize, il fait ses classes (comme on disait) à l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr-l’Ecole.

    2 Août 1914 l’Allemagne déclare la guerre, l’Ecole est presque aussitôt fermée, avec les autres auxiliaires je suis muté au 27ème Régiment de Dragons à Versailles (…) je suis versé dans le service armé apte à faire campagne, bien que relevant d’une jaunisse, je ne pesais plus que 50 kilos.

    Il choisit la cavalerie car il aime et connaît les chevaux.

    Ceux qui avaient préféré l’Infanterie nous quittèrent et seulement quelques semaines après nous apprîmes qu’ils avaient été envoyés dans un détachement de zouaves et qu’au cours de violents combats presque tous avaient été tués.

    Mes classes terminées, je partis vers le 20 août 1915, dans un petit groupe pour rejoindre à Sacourt (Vosges) un escadron du 27ème Dragons, au repos dans ce secteur, que nous quittâmes pour aller participer à l’attaque du 25 Septembre en Champagne, secteur de Perthes-les-Hurlus, j’y reçus le baptême du feu.

    Ensuite nous allons de place en place, puis nous cantonnons à St Bandry (Oise) d’où nous allons tenir les tranchées dans un secteur calme (…), ce secteur est infesté de gros rats et dans les cagnas (petits abris creusés au flanc des tranchées) où nous couchons, ils viennent nous disputer et arrivent à nous dévorer en partie nos boules de pain, bien que nous les ayons contre nous et quelquefois comme oreiller.

    Début Janvier 1916, la décision ayant été prise antérieurement de supprimer la cavalerie sur le front, nous sommes démontés…

    Le voici dans l’Infanterie à faire ses classes de fantassins (marche, fusil et baïonnette).

    (…) et fin Mars nous sommes rapprochés du front par étapes de 20 à 24 km (toujours chargés du barda réglementaire à savoir : capote, casque, ceinturon avec baïonnette, le sac au dos garni de notre linge +220 cartouches, boite de viande et biscuits de réserve, une paire de chaussures de rechange, le fusil, un bidon plein au départ de 2 litres (eau ou vin), le masque à gaz, la musette dans laquelle notre quart cuillère, fourchette et notre ration de pain, en tout plus de 35 kilos (poids vérifié).

    Arrivés à Compiègne, lui et ses camarades sont invités à monter dans un train de marchandise qui les conduit dans la région de Verdun.

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  • Ce n’est pas l’envie qui me pousse en fin d’après-midi dans les rues de Rouen ce samedi de Fête de la Musique, c’est simplement une tentative d’occuper le temps vidé de sens qui est désormais celui de mes ouiquennedes.

    J’erre au hasard, remontant jusqu’à la rue Cauchoise où, devant un magasin de vinyles, se produit un groupe de musiciens aux oreilles à bouchons. Le chanteur s’exprime en français mais je n’y comprends goutte.

    Par un chemin détourné, je reviens sur mes pas, constatant ici où là que chaque année les sonos deviennent plus imposantes et croisant moult jolies filles en tenue légère dont aucune ne saurait avoir souci de moi.

    Arrivé dans les parages du Super U de la rue de l’Hôpital, je suis en état de comprendre ce qui pousse certains à devenir alcooliques, mais c’est un paquet de bonbons que j’achète avant de rentrer.

    *

    Vers vingt-trois heures, cela glousse encore dans le jardin. Côté rue Saint-Romain se déverse une musique électrique. Dans la venelle passent des hordes hurlantes. Impossible de trouver un endroit pour dormir.

    *

    Aux aurores, dimanche, les bruyantes balayeuses s’activent dans les rues voisines. Ma ruelle échappe au nettoyage, trop étroite : canettes, gobelets, bouteilles de bière, verre cassé, emballages de kebab, forte odeur de pisse. Cela n’empêche pas un touriste matinal d’en faire une aquarelle.

    *

    Dimanche midi, au Son du Cor, des filles et des garçons parlent de leur Fête de la Musique. Une fille :

    -Ma sœur, elle est rentrée avec un mec à quatre heures du matin.

    -Et alors ?

    -Oh, y z’ont rien fait, heureusement, parce qu’on entend tout. Leur conversation, c’était « vas-y, récite-moi l’alphabet pour me montrer que t’es pas bourré ».

    -Elle a quel âge ?

    -Dix-sept ans.

    *

    Déjà qu’il faut se fader les crétins de supporteurs du foute français hurlant du claque-son et de la voix dans les rues, voici qu’en plus dans la nuit de dimanche à lundi, bien qu’en retrait des axes de circulation, je suis réveillé par les crétins de supporteurs d’une ancienne colonie.

    Et encore des semaines à subir cette gangrène mondiale.

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  • La ville de Rouen ayant sabordé sa Médiathèque par la volonté de Valérie Fourneyron, ancienne Maire, ancienne Ministre, mal inspirée par Laurent Le Fabuleux, les petites bibliothèques municipales de quartier manquent de place et parmi les ouvrages qu’elles possèdent en plusieurs exemplaires se séparent chaque année de certains, ce qu’on appelle dans le métier pratiquer le désherbage.

    Ce samedi, les documents retirés de l’inventaire sont mis en vente pour un prix modéré (un euro le livre, deux euros les beaux livres) dans le prospère centre commercial Docks Soixante-Seize (qu’à son ouverture je ne voyais pas passer Noël).

    Sous un soleil déjà chaud, je longe longuement la Seine, le pont Flaubert en ligne de mire, et arrive quinze minutes avant l’heure officielle. Une partie des livres est déjà accessible. Nous ne sommes que trois à en profiter.

    On trouve là, dans l’édition la plus récente, les différents tomes du Dictionnaire des auteurs publié par Laffont/Bompiani dans la collection Bouquins (que je laisse à quelqu’un d’autre), les Quarto Gallimard Nouvelles complètes de Pirandello et Œuvres de Simone Weil, des Thomas Bernhard rares Amras et La Platrière, L’Homme-Jasmin d’Unica Zürn et moult autres bonnes choses. Côté beaux livres, je mets la main sur le Skira L’Art brut et sur le catalogue de l’exposition Edward Burne-Jones au Musée d’Orsay en quatre-vingt-dix-neuf.

    Il y a foule autour des cartons au moment où je me retire, un mélange de venu(e)s pour l’occasion et de venu(e)s pour consommer au centre commercial. L’aimable bibliothécaire à qui je paie m’explique que si, par oubli, un ouvrage n’est pas revêtu du tampon « Retiré inventaire », il est facile de s’assurer qu’il n’est pas volé grâce au code barre unique dont il est muni, lequel reste dans la base de données des bibliothèques.

    Revenir à pied d’un si lointain centre commercial avec au bout de chaque bras un lourd sac de livres est une folie. C’est pourtant ce que je fais, arrivant à la maison épuisé et les mains sciées.

    *

    L’après-midi, passage par la petite vente de livres du Secours Pop, rue de la Pie, afin de donner à cette bonne œuvre une pile d'ouvrages qui m’encombraient.

    *

    A l’Ubi l’autre jour, où dans mon voisinage on discute du mouvement des intermittents, notamment de ses conséquences pour la Piccola Familia (ici logée) qui doit (devait?) jouer la version intégrale (dix-huit heures) d’Henry VI de Shakespeare dans la Cour d’Honneur à Avignon. L’une :

    -C’est une position un peu tiède, pour aménager la chèvre et le chou.

    *

    Cette façon de parler qu’ont certaines : « Ma mère, elle nous avait inscrites dans un centre de loisir, on apprenait à faire de la peintuuure, de la coutuuure. »

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  • Vendredi soir, à l’Opéra de Rouen, c’est carte blanche à Leo Hussain, nommé il y a quelques mois chef principal, dont la prise de fonction officielle aura lieu en septembre prochain. Cela ne fait pas le bonheur de tout le monde dans la maison, il se trouve une placeuse pour se plaindre de ne pouvoir regarder le match de la France contre la Suisse où « on va gagner ». J’ai place au rang Pé de la corbeille, rang extrême n’ayant que deux fauteuils, l’un côté pair, l’autre côté impair où je suis donc sans voisin(e).

    Les musiciens s’accordent puis entre celui que l’on attend, un peu moins jeune que sur sa photo. Une dame fait « Oh », rapport à sa redingote seyante et au nœud papillon blanc sur chemise blanche. Notre nouveau chef lance l’ouverture de Béatrice et Bénédict d’Hector Berlioz qu’il dirige d’une baguette expressive puis il prend le micro pour nous souhaiter la bienvenue, dit en montrant les musicien(ne)s qu’il a passé un très bonne semaine avec « ces personnages », salue ses deux prédécesseurs, indique qu’il a choisi ce soir diverses musiques qui lui tiennent à cœur et évoque la pièce contemporaine japonaise à venir qui n’est pas à comprendre « Aucun compositeur n’a écrit pour que sa musique soit comprise » mais à aimer ou à ne pas aimer.

    Avant cela, il donne la consensuelle suite de Pelléas et Mélisande de Gabriel Fauré. Toshio Hosokawa est né en mil neuf cent cinquante-cinq à Hiroshima. Son Blossoming II, très imagé, ne plaît pas à tout le monde comme en témoigne le propos d’une dame :

    -Faut pas trop qu’on applaudisse, y serait chiche de faire bis.

    Pendant l’entracte, cela papote, notamment les politiciens aux commandes de l’Opéra avec une artiste s’y exprimant régulièrement et venue ce soir encourager un collègue. Autour de moi, on est content du nouveau chef.

    A la reprise, c’est la Symphonie numéro trente-huit de Wolfgang Amadeus Mozart, qui ne me plaît pas tant que ça, et, avant de terminer par l’ouverture des Noces de Figaro, Leo Hussain reprend le micro et montre que lui aussi est atteint par la maladie :

    -Je serai bref, je sais qu’il y a le match. Comme l’Angleterre est rentrée à la maison, je peux dire « Allez les Bleus ».

    Il indique que cette ouverture de Mozart est la première œuvre qu’il a dirigée avec un orchestre professionnel, puis à Salzbourg, puis répétée avec les musicien(ne)s d’ici.

    A l’issue, c’est une sorte de triomphe à la rouennaise. Le nouveau chef a réussi son examen de passage.

    *

    C’est en trottinant que Leo Hussain quitte la scène, Luciano Acocella le faisait dans un état second, Oswald Sallaberger du pas d’un soldat mécanique.

    *

    Il est vingt-deux heures quinze lorsque j’arrive à la maison. Dans le jardin, les voisin(e)s devenu(e)s ami(e)s communient devant l’autel où l’une a posé son téléviseur.

    Plus qu’à aller dormir dans la petite chambre si je ne veux pas entendre, à chaque but français, l'orgasme collectif.

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  • Elfriede Jelinek est au programme des travaux publics deux mille quatorze de la classe d’art dramatique du Conservatoire de Rouen, auteure que je connais bien, l’ayant lue avant son prix Nobel et l’adaptation de La Pianiste au cinéma, des Exclus aux Amantes en passant par Lust, et ayant vu Les Amantes, dans la mise en scène de Joël Jouanneau, au Rive Gauche en deux mille cinq.

    Lisant son roman Avidité, il y a un an, je l’ai lâché au bout de peu de pages, trouvant qu’elle radotait. La salle est pleine pour ce troisième jour de spectacle, jeudi soir. Au fond sont assis(e)s les professionnel(le)s du coin chargé(e)s de noter les apprenti(e)s comédien(en)s, six filles et six garçons dont la bobine en couleur est étudiée sur le trombinoscope par des apprenties musiciennes assises derrière moi. Celles des garçons surtout, et leur avis sur ces derniers est unanime : « Rien d’exceptionnel ».

    Si ces musiciennes sont là, c’est parce qu’il y aura un quatuor sur scène, trois filles et un garçon, élèves du Conservatoire, pour jouer Franz Schubert, dont La jeune fille et la mort en ouverture. Après quelques mots de présentation par le professeur Maurice Attias, cela commence avec un long extrait des Amantes dont le sujet est celui de prédilection de l’auteure : l’oppression dont sont victimes les femmes.

    Suivent des extraits de Bambiland, dénonciation de la guerre en Irak, et d’Animaux, dénonciation de la prostitution issue des pays d'Europe de l’Est, deux thématiques correctement politiques, de quoi plaire aux électeurs du Front de Gauche, et me déplaire. La présence de trois garçons nus sur scène, même s’ils ont le principal caché par de longues écharpes, met en émoi les deux filles assises à ma gauche.

    Je ne sais si c’est pour cela qu’elles ne sont plus là au retour d’entracte. La seconde partie commence par l’extrait de Maison de Poupée d’Henrik Ibsen ayant inspiré à Elfriede Jelinek son Ce qui arriva quand Nora quitta son mari, lequel suit. Jelinek enfonce toujours le même clou.

    A l’issue, les apprenti(e)s comédien(ne)s sont fort applaudi(e)s, de même que les quatre musicien(ne)s n’ayant pas seulement joué Schubert mais également un peu la comédie.

    Dans le mouvement vers la sortie, j’entends qu’on a surtout aimé la deuxième partie, moi aussi.

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  • Sur le trottoir de la rue de la Jeanne l’affichette de Paris Normandie donne le ton ce mercredi matin. Elle dénonce « le ras-le-bol des usagers » suite à la grève reconductible des cheminots. Nulle tension, nul désordre en gare de Rouen, beaucoup de gilets rouges pour renseigner le quidam et des trains qui circulent suffisamment pour que tout le monde arrive à destination. Sachant qu’il n’y aura pas de contrôle, je monte dans le train de sept heures vingt-quatre, plutôt qu’attendre celui pour lequel j’ai un billet, et arrive plus tôt à Saint-Lazare où règne le même calme. Il n’y a qu’à la une des journaux et sur les écrans de télé que l’on entend la conversation de la volaille qui fait l’opinion. Pour le retour, la Senecefe m’ayant averti de la suppression de mon train, je prendrai le précédent.

    Il fait beau à Paris. Ma journée est essentiellement consacrée au vagabondage de librairie en librairie. Je passe aussi par le Centre Pompidou où je fais le tour de l’exposition Bernard Tschumi (il serait plus juste de dire que j’y fais un tour). De dessins en maquettes, je ne m’intéresse pas assez à l’architecture pour y rester plus de cinq minutes.

    A midi, je déjeune à volonté chez New New, rue Beaubourg, un restaurant chinois spacieux au mobilier élégant fréquenté par les ouvriers des chantiers du coin et des groupes d’amis chinois. A la table la plus proche de la mienne, deux collègues (comme on dit), homme et femme. Cette dernière ne cesse de parler et j’entends enfin une plainte liée à la grève des cheminots. Ce matin, à Montereau, son train était sur une voie inhabituelle. Elle a dû courir de la voie deux à la voie trois. Pour une fois qu’il se passe quelque chose dans sa vie insipide comme un fromage de Hollande, elle s’en plaint.

    Tiens, que fait-il Hollande Président en ce mois de juin deux mille quatorze? Il regarde le foute à la télé comme tous les blaireaux. Et ce faisant se fait filmer avec l’espoir de plaire à la volaille qui fait l’opinion.

    *

    Dans le train d’aller, lecture de Spleen en Corrèze de Denis Tillinac (La Petite Vermillon), une année de la vie d’un journaliste localier à Tulle au temps de Chirac par celui qui dit de lui Je suis conservateur, anarchiste, libéral sur les bords, intéressant et bien écrit.

    Dans le train du retour, lecture de Joséphine de Jean Rolin, évocation d’une amante morte subitement d’un excès de drogue à l’âge de trente et un ans peu après la mort de son ex amant F. à La Borde (en qui il est facile de reconnaître Guattari), l’auteur y parlant davantage de lui, décevant et banalement écrit.

    *

    Parmi les livres rapportés de la capitale : Les Demoiselles du Taranne, année mil neuf cent quatre-vingt-huit du journal de Gabriel Matzneff (L’Infini/Gallimard). Il manquait à ma collection.

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  • Du monde à l’Opéra de Rouen, il y en a ce dimanche après-midi pour le deuxième passage des quatre femmes du Rio-Paris : Liat Cohen à la guitare, Natalie Dessay, Helena Noguerra et Agnès Jaoui au chant. Il s’agit donc de musique brésilienne, pour laquelle j’ai peu de goût, deux robes rouges et deux robes noires.

    La première partie est consacrée à Heitor Villa-Lobos, la seconde aux chansons populaires dont certaines bien connues et d’autres pas. La guitariste est experte et les voix des chanteuses se marient fort bien, de même que leurs personnalités.

    Natalie fait la virtuose, Helena la charmeuse, Agnès la plaisanteuse : « Merci d’être venus partager avec nous le côté dépressif des Brésiliens ». Finalement, je passe une bonne après-midi brésilienne avec notamment la redécouverte de la chanson de Moustaki Les eaux de mars.

    Cette incursion de l’Opéra de Rouen dans le domaine de la variété (comme on disait) s’achève par une partielle ovation debout.

    *

    Lundi après-midi, à l’intérieur du Socrate, le temps ayant fraîchi, je lis Quelques jours au Brésil d’Adolfo Bioy Casares (Christian Bourgois Editeur), court journal d’un voyage que l’écrivain argentin fit dans ce pays pour une réunion du PEN Club en mil neuf cent soixante. Il espère y revoir Ophelia, une très jeune Brésilienne croisée lors d’un précédent voyage fait en Europe avec sa femme Silvina Ocampo du vendredi cinq janvier au samedi vingt-cinq août mil neuf cent cinquante et un (période où j’étais occupé à naître) :

    Un matin où je déjeunais dans la salle à manger du bateau, Opheliña passa près de moi et, avec une étonnante lenteur, elle s’effondra. On m’expliqua qu’elle s’était évanouie « par amour de moi ».

    Il n’ira pas bien loin avec elle :

    Au Bois, elle m’embrassa à pleine bouche. Soudain, elle me repoussa pour me demander :

    -Tu ne ferais pas ça avec une petite fille, Bioy ?

    Je la laissais me convaincre. Je savais, malgré tout, qu’elle n’était pas aussi jeune que je l’avais cru au début.

    De ces embrassades Bioy Casares ne retire qu’une angine qui le cloue au lit pour deux semaines et une adresse à Rio pour un jour la revoir.

    Il lui écrit donc en mil neuf cent soixante et durant son séjour à Rio, où il s’ennuie avec ses semblables du PEN Club, espère un mot d’elle qu’il n’aura pas, trouvant seulement réponse à son retour à Buenos Aires :

    « Vieux porc, corrupteur de mineures, tu ne m’attraperas pas. Ophelia. »

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  • Cruelle actualité qui me fait passer au pied de l’immeuble où vivait avec ses parents celle qui m’a écrit que je n’aurai pas de message d’elle ce ouiquennede. A hauteur du cimetière, je tourne à gauche en direction de l’hippodrome des Trois Pipes.

    C’est vide grenier ce dimanche à Bihorel et le beau temps est assuré, pas étonnant que je me heurte à la longue file de celles et ceux qui viennent vendre, dont les voitures atteignent presque le carrefour, m’obligeant à me garer le long du jardin public, où un jour elle m’attendit sur l’herbe verte, et à continuer à pied, longeant les impatient(e)s dont l’un vient de heurter la voiture d’une autre que le précédait : « Vous avez abîmé ma voiture. » « Mais non, elle n’a rien votre voiture. »

    Un peu plus haut dans cette file se trouve le camion du bouquiniste rouennais Joseph Trotta, dont la célèbre boutique encombrée n’existe plus depuis quelques mois (le propriétaire ayant voulu récupérer ses murs). Depuis, celui que beaucoup appellent Joseph s’est replié au fond de la brocante de sa femme et vend surtout à l’extérieur.

    L’installation de tou(te)s se fait assez vite. Je peux, tel un vaillant cheval, faire le tour de l’hippodrome dans un sens et puis dans l’autre, et recommencer, trouvant de-ci de-là un livre, sans pour autant perdre mon humeur sombre.

    Une vendeuse se plaint des acheteurs à son mari :

    -On leur dit trois euros, ils vous disent deux, on leur dit deux ils vous disent un, on leur dirait un ils vous diraient cinquante centimes, ils nous prennent pour des ploucs.

    -Mais vous êtes des ploucs, lui dis-je.

    Elle ne trouve rien à me répondre. Je croise Joseph Trotta, occupé à acheter tandis que son employé installe son stand. Il ne m’aime pas et ne me dit pas bonjour (sauf quand je lui achète un livre, bien obligé), mais pas d’autres concurrents en vue.

    Je repars pour un dernier tour d’hippodrome. Il est huit heures et demie, les retardataires s’installent. L’une pose une lourde valise sur la table à coller le papier peint qui doit lui servir à présenter sa marchandise, ce qui a pour effet de la faire basculer. Un quidam se précipite, s’accroche à la table. Cette force contraire la fait exploser. Je ne sais pas comment évolue cette histoire d’altruisme aboutissant à la catastrophe car des livres me font signe un peu plus loin. J’en achète un dernier : Le Grand Livre de l’humour noir. Dû à Philippe Héraclès, illustré par Kerleroux, publié au Cherche Midi, c’est un recueil de citations qui mènent au cimetière avec un rire grinçant.

    Un peu plus tard, on me voit repasser devant celui de Bihorel sans trépasser.

    *

    Ce qui serait bien : acheter un livre du Cherche Midi à quatorze heures.

    *

    Deux lycéennes dans les rues de Rouen, l’une à l’autre :

    -Il m’a demandé si c’était fini. C’est vrai, j’ai été méchante. Je lui ai dit franchement. Je lui ai dit : Va te faire enculer.

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  • Peu de monde ce samedi soir, m’apprend celui qui se restaure à l’Opéra de Rouen avant le concert de musique de chambre Les Amériques, son chapeau sur la table, et que j’accompagne d’un verre de merlot.

    Effectivement, c’est calme, pas d’autre problème à gérer pour les placeuses et placeurs qu’une dame ayant un billet pour une chaise alors qu’il n’y a pas de chaises. « Joséphine pour Cyrille » « Joséphine pour Cyrille » appelle au secours la placeuse concernée. Le responsable trouve facilement une solution et comme il reste de nombreuses places libres à la fermeture des portes j’en profite, quittant la corbeille pour aller m’installer au premier rang, tout près des interprètes dont je peux entendre la respiration.

    C’est d’abord le Quatuor à cordes de Samuel Barber, dont le bien connu second mouvement peut rendre triste qui ne l’est déjà, puis « en première française » le Quatuor à cordes numéro cinq du contemporain Elliott Miles McKinley, fils d’un compositeur de jazz et cela s’entend dans sa musique, laquelle à l’entracte est critiquée comme il était prévisible par deux vieilles abonnées.

    A la reprise, ce sont des extraits du Quatuor à cordes numéro un d’Heitor Villa-Lobos, l’homme aux plus de mille œuvres, et pour finir le Quintette à cordes pour deux violons, deux altos et violoncelle de Bohuslav Martinu, aux échos de Bohème natale, rapide, tonique, difficile à jouer j’imagine, mais composé « en une petite semaine », que je découvre et apprécie particulièrement.

    Les cinq musicien(ne)s de l’Opéra de Rouen (Pascale Thiébaux, Stéphanie Lalizet, Hervé Walczak, Patrick Dussart, Florent Audibert) sont fort applaudi(e)s et, après avoir fait semblant d’hésiter entre Martinu et Villa-Lobos pour le rappel, choisissent le plus à même de plaire à la grosse majorité d’un public qu’elles et eux connaissent bien.

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