• Paul Léautaud à Rouen en mil neuf cent huit

                Je lis, en grande diagonale, surtout la nuit, les critiques théâtrales rédigées par Paul Léautaud, sous le nom de Maurice Boissard (un hétéronyme, ledit Boissard est censé être un vieux monsieur), entre mil neuf cent sept et mil neuf cent quarante et un. Guère d’intérêt à lire aujourd’hui la critique des pièces, la plupart oubliées, ce que j’y cherche c’est ce que raconte Léautaud dans ses digressions, quand il oublie son hétéronyme pour parler de lui, ce qui d’ailleurs n’est pas toujours à son avantage, sa misanthropie se nourrissant de racisme et d’antisémitisme.

                Sa chronique publiée dans la revue Le Mercure de France, le premier octobre mil neuf cent huit, évoque le voyage qu’il vient de faire à Rouen (escapade qu’il raconte également d’une manière différente, sur un autre ton, dans son Journal littéraire).

                Il loge près de la Halle aux Toiles, à l’Hôtel de Bordeaux (qui existe toujours sous sa forme reconstruite) et s’émerveille : Le vieux Rouennais est charmant, d’une humeur délicieuse, et grand admirateur de sa ville, il nous en montre les beautés. C’est ainsi que je connais déjà, rue de la République, un petit café bien curieux. On y trouve réunis un phonographe, un piano mécanique, un oiseau artificiel qui chante comme un vrai et un cinématographe. Les becs de gaz sont agrémentés de fumivores, où un petit équilibriste de carton fait de la barre fixe pendant toute la soirée, et le garçon qui sert exhibe une fluxion démesurée. Tout cela fonctionne en même temps et ne coûte que cinquante centimes, consommation comprise. Avouez qu’il n’y a que la province.

                Il se risque à s’encanailler (prudemment) et pour cela pas de meilleur endroit que l’île Lacroix (aujourd’hui, triste île-dortoir) : Nous sommes allés aussi aux Folies-Bergères de Rouen, sur la rive gauche, dans l’île Lacroix. On traverse le pont Corneille, où la statue de l’auteur du Cid semble avoir été mise pour montrer le chemin. On prend une petite rue à gauche, où l’on trouve une façade vivement éclairée. C’est là. Les Folies-Bergères de Rouen sont assez différentes des nôtres et l’on pourrait plutôt les rapprocher de certains de nos petits concerts populaires. (…)Une chose que je regrette, pourtant, aux Folies Bergères de Rouen, c’est de n’être pas allé voir le petit jardin où se tiennent, paraît-il, les horizontales de l’endroit.

                Et c’est au Café du Commerce (disparu) qu’il prend des notes afin de rédiger sa chronique théâtrale en parlant de son voyage à Rouen : Le Café du Commerce est d’ailleurs un endroit fort agréable. Vous savez –ou vous ne savez pas,- qu’il fait l’angle de la rue de la République et du quai. De la table que nous avons adoptée, nous avons devant le port, à notre droite, passé le Transbordeur, la fuite lointaine de la Seine, et à notre gauche la côte Sainte-Catherine et Bon-Secours. Regarder ce paysage sous le soleil de midi, puis sous la lumière adoucie de la journée, peu à peu enveloppé de brume quand arrive le soir ! Mon Dieu ! Cela vaut peut-être bien les trésors un peu froids des musées et des architectures.

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