• Rencontres avec Sarane Alexandrian

                Je n’ai pas encore trouvé le temps de lire l’ultime Supérieur Inconnu, numéro spécial Sarane Alexandrian. Parmi les nombreux textes en forme d’hommage se trouve le mien intitulé Rencontres avec Sarane Alexandrian :

    « Ma première rencontre avec Alexandrian est télévisuelle. Il est l’un des invités de l’émission Apostrophes pour son Histoire de la littérature érotique, un ouvrage que je me promets d’acheter sans tarder. Plusieurs années après, je trouve à L’Armitière, librairie rouennaise où l’on promouvait les revues, un des premiers numéros de Supérieur Inconnu. Je le feuillette, il m’intéresse, je l’achète et, de retour à la maison, constate que son directeur est Sarane Alexandrian.

    Je lui envoie quelques-uns de mes textes. Il me répond aussitôt, me disant qu’il aime mes histoires et qu’il en publiera certaines dans le prochain numéro de sa revue. C’est comme cela que je deviens un des collaborateurs (atypique) de Supérieur Inconnu.

     S’ensuivent un constant échange de lettres et une dizaine de visites rue Jean-Moréas où chaque fois Alexandrian m’accueille d’un chaleureux « Alors mon cher ? ». Il s’assoit derrière son grand bureau où sont empilées les traductions de ses livres. Je m’assois face à lui, tout à fait dans le style visite au grand écrivain. A sa demande, je lui dis un peu ce que je deviens mais surtout je l’écoute parler de ses projets et de ceux qu’il a fréquentés : Ghérasim Luca, Stanislas Rodanski, Matta, Bellmer, Clovis Trouille, Molinier, Breton, Victor Brauner et tant d’autres. Il a toujours une adresse ou une piste à me proposer pour la diffusion de mes textes. Il s’inquiète des siens, de ceux qu’il n’arrive pas à faire publier et espère en la postérité. Souvent, il regrette le temps d’autrefois où les artistes et les écrivains étaient soucieux les uns des autres puis passe à une anecdote croustillante, me narrant par exemple sa correspondance avec l’une de nos connaissances mutuelles, laquelle vient de lui envoyer un échantillon de ses poils pubiens.

    Nous avons rendez-vous chaque année au Salon de la Revue où je tiens la boutique de Supérieur Inconnu en attendant son arrivée. Là encore nous parlons de ce qui nous tient à cœur tandis qu’il se réjouit des deux ou trois numéros vendus dans une matinée, puis je laisse la place à l’un ou l’autre de ses amis, de ceux qui le tutoient et l’appellent Sarane.

    La seule fois où j’arrive en retard à un rendez-vous avec Sarane Alexandrian, c’est au crematorium du Père-Lachaise. Il est dix heures quinze le samedi dix-neuf septembre deux mille neuf. Une employée du cimetière m’accompagne jusqu’à l’escalier qui descend à la salle Mauméjean. Je pousse la porte, une bonne centaine de personnes sont là, certaines assises, les autres debout derrière. Je me glisse entre deux présents afin de voir Anastassia Politi, comédienne de la compagnie Erinna, qui, derrière un pupitre, dit un long extrait des Terres fortunées des songes, le roman auquel tenait tant son auteur. A côté d’elle est posé le cercueil.

    Anastassia Politi quitte son pupitre, elle se rapproche du cercueil, longue robe blanche et pieds nus, et posant une main sur le bois vernis, elle achève sa lecture en envoyant un baiser à celui qui repose là, puis disparaît côté jardin. Un officiant fait signe aux assis de se lever. Le cercueil disparaît lui aussi côté jardin.

    Sur le registre de condoléances, j’inscris mes quelques mots : « Cher Sarane Alexandrian, je suis triste de vous écrire ici ma dernière lettre » puis je quitte l’endroit souterrain et surchauffé sans avoir parlé à qui que ce soit.

    Je m’attarde un peu dans le cimetière sous quelques gouttes de pluie, ramasse un marron que je glisse dans ma poche, il est temps pour moi de rentrer à Rouen. Dans le train du retour, je lis Lieux-dits d’Hélène Ling, publié chez Allia. En exergue, cette phrase d’Honoré de Balzac Aujourd’hui, un homme qui ne fait pas un livre est un impuissant. Le père de la narratrice vient de mourir, l’enterrement aura lieu pendant les Journées du Patrimoine, elle déplia un plan du Père-Lachaise où se détachait, à l’encre rouge, la croix du rendez-vous pour lequel elle était revenue en urgence à Paris. »

    On peut trouver cet ultime numéro de Supérieur Inconnu dans toutes les bonnes librairies (comme on dit), à Paris essentiellement, pas à Rouen.

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