• Sur les quais de Rouen avec Jérôme Poulain et Monsieur Hervé

                Avec celle qui m’accompagne, me voici samedi en début d’après-midi devant le Marégraphe afin de suivre la visite guidée du quai rive droite de Rouen organisée par les bibliothèques de la ville dans le cadre du mois de l’architecture contemporaine. Celui qui s’en charge est un homme un peu étrange nommé Jérôme Poulain. Nous sommes là une petite vingtaine quand il se met à pleuvoir et que commence le périple.

                Jérôme Poulain déplie son grand parapluie arc-en-ciel. Il remercie pour le prêt de cet accessoire le groupe gay et lesbien de Rouen puis présente son acolyte Monsieur Hervé, emploi jeune depuis quinze ans au service Culture et Patrimoine au quatrième étage de la mairie de Rouen où il est chargé de l’utilisation de la photocopieuse. Les cheveux gras, vêtu à la Deschiens, Monsieur Hervé s’agite fort pour organiser notre groupe qui est rejoint par deux personnes âgées qui se font houspiller par le guide, « allez les traîne-savates, on se dépêche un peu ».

                C’est que chacun(e) en prend pour son grade au cours de la visite. Je me vois moi-même qualifié de « grand dadais » puis de « vieux chêne du savoir ». Ce n’est rien en comparaison du sort de Valérie Fourneyron, « Valérie la Mairesse », dont le nom sera cité pas moins de cent cinquante fois et qui est responsable de bien des désordres.

                Première station devant la « tour de la honte » qui jouxte le Marégraphe, là où fut torturée « à mort ! » Jeanne d’Arc, Monsieur Hervé brandissant un fémur de la sainte pour preuve, puis nous allons selon la formule de Jérôme Poulain « nous enfiler sur le quai ».

                J’apprends alors qu’un des hangars du port, muni de petites niches creuses, est le futur crematorium rouennais et qu’un autre hangar, fermé d’une lourde porte métallique, est en fait le local où la ville de Rouen enferme ses Sans-Papiers.

                Jérôme Poulain, homme de grand cœur, appelle les enfants présents à une bonne action « allez, venez les enfants du village ». Monsieur Hervé sort de son sac en plastique un mauvais pain en tranches qu’il distribue à ces moutards. Deux d’entre eux, sans doute sous-alimentés par leur mère, se mettent à manger leur tranche. Ils finissent par comprendre qu’il s’agit de la glisser sous la porte pour les pauvres Sans-Papiers qui se précipitent sur cette nourriture inespérée. En tendant l’oreille, nous entendons le crissement sur le béton de leurs ongles de vingt-cinq centimètres.

                Un véhicule de police, alerté par notre groupe que cornaque un drôle d’individu à mégaphone et autour duquel court en tous sens un deuxième individu non moins louche, s’arrête à proximité. Rassurés par l’un des responsables des bibliothèques de la ville de Rouen, les deux fonctionnaires redémarrent, à la recherche de vrais malfaiteurs. 

                Nous voici maintenant devant la future salle d’exposition d’art contemporain et moderne. Notre guide attire notre attention sur le logo de l’Agglo de Rouen « qui représente un tube digestif » puis, nous montrant sur l’autre rive l’immense calicot sur la façade de la future salle de musique actuelle, le Cent-Six, s’indigne que « le jeune y soit dessiné sous la forme d’un pou ».

                Il nous conduit ensuite à l’étape « Jeunesse et Avenir » :

                -Ici, la fac de droit. Son architecture rappelle celle du quartier pour femmes de la prison de Fleury-Mérogis. On y étudie le droit fiscal et on trouve un emploi à côté, dans un bureau de la Préfecture. De l’autre côté de la Seine, sur la rive Hachélème, la fac de lettres avec ses amphithéâtres en peau de clown (les chapiteaux du Cent-Six). On y étudie l’usage de l’accent circonflexe dans la littérature du douzième siècle et on trouve un emploi à côté, comme manutentionnaire au Dépôt Vente des Particuliers.

                Pour finir, il s’adresse à celle qui m’accompagne :

                -Toi la pré ado, je te donne un bon conseil. Pour tes quinze ans, tu te fais offrir une mobylette et tu t’en sers pour quitter très vite cette ville. Et partir très loin. C’est d’ailleurs ce que je vais faire moi aussi.

                Joignant le geste à la parole, Jérôme Poulain enjambe une clôture défaillante et s’éloigne à grands pas sur la voie ferrée nous abandonnant tous (y compris Monsieur Hervé) à notre triste sort d’habitant(e)s de Rouen

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