• A Paris, interrogé par la radio

            Un billet de train acheté longtemps à l’avance et me voici à Paris ce mercredi, le jour le plus chaud de l’été. Ce n’est pas pour me plaire, d’autant que, pour la même raison, celle qui n’est pas avec moi recule d’un jour son déménagement. Je fais, comme dit madame Michu, contre mauvaise fortune bon cœur, ne fréquentant que les librairies dont les livres se répandent sur le trottoir.

            A l’issue, je n’ai que deux livres dans ma besace, achetés chez Mona Lisait : Etant donné qu’Eros c’est la vie, ouvrage d’Yves Arman, publié chez Marval en mil neuf cent quatre vingt-huit, montrant derrière une fenêtre de jolies femmes jusqu’à l’un de leurs tétons et conduisant à la reproduction de l’Etant donné de Duchamp, mauvais livre acheté que parce qu’à un euro cinquante (à la fin l’auteur remercie Teeny Duchamp de son autorisation, je ne crois pas que Marcel aurait été d’accord) et Les mots de la chose, un dictionnaire érotique français anglais dû à Henri Van Hoof, publié en deux mille trois aux Editions Pauvert (lesquelles à cette date n’avaient plus rien à voir avec Jean-Jacques), acheté parce que je dois faire des progrès dans la langue de Shakespeare (Hello, pretty girl, do you want to get home with me?).

            Ensuite, je tente de me rafraîchir d’une glace en pot chez Maquedo. Une mendiante tzigane réussit à s’y faufiler. Elle fait la quête sans succès. Un homme bien mis à qui l’on a rien demandé l’interpelle :

            -Allez, casse-toi, tu n’as rien à faire ici.

            Le temps est mûr pour le retour de l’horreur, me dis-je, en quittant le lieu. Je vais m’asseoir à l’ombre près de l’église Saint-Eustache à l’angle des allées André Breton, Saint-John Perse et Federico Garcia Lorca, un endroit propice à la lecture. Je termine le Journal de jeunesse de Paul Klee acheté il y deux jours au Rêve de l’Escalier, tout en étudiant du soleil ardent l’effet de transparence sur les jupes blanches

            Un peu sentencieux le jeune Klee mais il est agréable de le suivre en voyage d’études et dans ses premiers pas d’artiste, jusqu’à sa rencontre avec Wassily Kandinsky, Franz Marc et les autres.

            Je note cette missive reçu par lui du directeur de la galerie où il fait sa première exposition personnelle en mil neuf cent dix : Depuis le quinze novembre que vos travaux sont exposés chez nous, force nous a été de constater que le public, dans sa grande majorité, manifeste à l’égard de vos œuvres une critique qui vous est préjudiciable. Diverses personnalités connues et de qualité nous invitèrent à décrocher vos travaux. Nous vous prions d’avoir l’amabilité de nous dire ce qu’il conviendrait de faire, éventuellement pourriez-vous nous envoyer des éclaircissements destinés aux visiteurs de l’exposition. Paul Klee ne se laisse pas démonter, il conseille de s’adresser aux critiques et ajoute : Au terme de la durée convenue de l’exposition, vous aurez l’obligeance de faire suivre la collection à la Kunsthalle de Bâle. Avec ma parfaite considération.

            Je retiens aussi ceci : Les fées sont toujours d’un certain âge et quelque peu sévères. Car autrement il faudrait bien que dans un conte quelconque, lors des trois souhaits habituels, il arrivât que le garçon, pour une fois, souhaitât posséder la fée. et ceci : Mon état d’âme valut aux Suisses beaucoup de pluie pour leur fête nationale.

            Le livre fini, je reste assis au même endroit contemplant l’univers. Trois ouaiches à ticheurtes et chortes extra extra extra larges passent dans un flot de musique rebutante. Un homme ventru avale à la suite un pot de crème fraîche et six yaourts. Deux jeunes gens comme il faut parlent de leur avenir :

            -Je vais te dire un truc affreux, lui dit-il.

            -Oui vas-y, lui répond-elle, apeurée.

            -C’est affreux mais l’un des avantages des fiançailles c’est que ça laisse le temps de savoir si l’autre est la bonne personne.

            Alors foncent sur moi deux garçons dont l’un est muni d’un micro rouge. L’autre me demande si je veux répondre à quelques questions pour la radio. Je dis oui, m’attendant à quelque chose sur la chaleur accablante du jour. Que non.

            -Que pensez-vous de la crise économique ?

            Pris de court, je bredouille que c’est une excellente occasion pour certains patrons de se débarrasser de leurs employés. Je m’apprête à en dire plus mais c’est déjà la deuxième question.

            -Que pensez-vous des politiciens, est-ce que vous croyez qu’ils sont tous pourris ?

            Je dis que ce genre de propos très Front National n’est pas le mien. Je n’ai pas le temps de dire ce que je pense des politiciens car c’est la troisième question.

            -Beaucoup de jeunes boivent trop ou se droguent, qu’en pensez-vous ?

            Je réponds qu’il y a de quoi être désespéré quand on est jeune aujourd’hui et que je n’ai pas de jugement moral sur cette question.

            C’est tout, On me dit merci. Je demande quelle radio. C’est la Radio de la Vierge, anciennement Europe Deux. Pas de risque que je m’entende dans le poste.

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