• Au Palais de Justice de Rouen pour le procès du forgeron

    L’énième épisode de l’affaire dite de Tarnac est judiciaire et se joue à Rouen ce mercredi après-midi. En février deux mille douze, Charles Torrès, forgeron rouennais, a été interpellé chez son vieux père à Roncherolles-sur-le-Vivier, près de Rouen, par la Sous-Direction AntiTerroriste (Sdat). Celle-ci le suspectait d’être le forgeur des crochets ayant arrêté les Tégévés en deux mille huit. Lavé de tout soupçon pendant la garde à vue, il est aujourd’hui jugé pour avoir refusé de donner son Adéhenne lors de cette mésaventure. Hier mardi, il a appris, comme tout le monde, par Le Monde qu’au moment où on lui proposait le prélèvement volontaire, cet Adéhenne avait déjà été prélevé à son insu grâce à l’un de ses cheveux récupéré par la Sdat.

    Lorsque j’arrive au Palais de Justice, l’un des policiers de garde me demande ce que je viens faire ici. « Assister à un procès », lui dis-je. Je franchis le portique après m’être délesté de mes objets métalliques. J’entre, suis un long chemin labyrinthique jusqu’à l’accueil du Tribunal de Grande Instance. On m’explique que ça va se passer salle cent quatre, là où se tient le Tribunal Correctionnel. Je suis une demi-heure en avance. Il y a là déjà beaucoup de monde mais ce sont des notaires venus assister à la prise de fonction d’une consœur. A en juger par leur habillement, la profession va bien.

    Par la petite porte de côté entrent deux policiers en tenue de combat. Ils discutent avec l’huissier, ressortent. Je suppose qu’il y en d’autres en réserve, prêts à agir en cas de désordre. A treize heures trente, le Tribunal arrive et s’occupe de la dame notaire qui prête serment, jurant de faire son travail avec loyauté et probité. Tous les notaires s’en vont. Sont ensuite évoquées, en présence d’une flopée d’avocats, deux affaires qui seront renvoyées à plus tard, l’une d’accident et assurance, l’autre d’Urssaf et de cédérom peut-être trafiqué. On n’entend pas grand-chose. Ma voisine, qui est venue pour la même chose que moi, demande à un avocat pourquoi la Présidente ne se sert pas de son micro. « Il est cassé », nous répond-il.

    On en vient à l’affaire du forgeron. Charles Torrès entre dans la salle suivi d’un grand nombre de soutiens (« pas de photos, pas de téléphones », prévient l’huissier). Debout à la barre, n’ayant pas enlevé son manteau, il répond aux questions de la Présidente « oui il est bien lui-même, oui il reconnaît les faits ». La parole est donnée au deux avocats de la défense.

    Maître William Bourdon, du barreau de Paris, rappelle le contexte spécifique dans lequel se déroule ce procès puis plaide la Question Préalable de Constitutionnalité (Cupécé) s’appuyant sur le fait que lorsqu’il a refusé le prélèvement d’Adéhenne, « celui-ci » (le forgeron) ignorait que son Adéhenne avait déjà été analysé à son insu. S’il l’avait su, aurait-il refusé ? Il évoque la liberté pour un gardé à vue de ne pas s’auto incriminer, ce pourquoi le Conseil Constitutionnel doit être saisi spécifiquement sur deux articles qu’il cite.

    Sa consoeur, prénommée Marie mais dont je ne saisis pas le nom, est aussi percutante que lui. Elle dénonce l’impossibilité pour Charles Torrès d’avoir eu un refus éclairé, qualifiant d’escroquerie cette manière de prélever dans le dos puis de demander ensuite un prélèvement volontaire.

    Madame la Procureure répond que le Conseil Constitutionnel a déjà été saisi sur ce texte pour un autre de ses articles et que sa décision favorable au texte est générale, qu’elle s’applique pour tout le texte.

    Le Tribunal se retire pour délibérer. Pendant ce temps, le greffier et l’huissier discutent du nombre de soutiens présents, qu’ils évaluent à une centaine.

    Quand le Tribunal revient, c’est pour dire qu’il n’y pas lieu de transmettre à la Cour de Cassation pour qu’elle saisisse le Conseil Constitutionnel.

    L’affaire doit donc être évoquée sur le fond. La Présidente évoque succinctement l’affaire numéro un (Tarnac) puis la deux (Adéhenne). Elle demande à Charles Torrès, toujours en manteau, des précisions sur son travail de forgeron. À quoi il répond qu’il est auto entrepreneur spécialisé dans les outils, travaillant de façon irrégulière, surtout avec des archéologues. Elle l’invite à s’exprimer sur le refus qui lui est reproché. Le forgeron demande l’autorisation de lire un texte, n’étant « pas à l’aise à l’oral ». Il raconte sa première garde à vue de trente-cinq heures aussitôt suivie de sa deuxième garde à vue pour refus de prélèvement, indiquant au passage la présence dans la salle d’audience d’un policier vêtu d’un blouson de moto appartenant à la Direction Centrale du Renseignement Intérieur (Décéhairi, autrefois Airgé). Il évoque ses raisons de contester les prélèvements d’Adéhenne puis conclut : « Ce qu’on me reproche d’abord dans ce refus de se soumettre au prélèvement d’Adéhenne, c’est mon refus de me soumettre ». Il est applaudi par une bonne partie des présents, ce qui énerve la Présidente.

    Madame la Procureure déclare qu’elle trouve le point de vue du forgeron honorable et respectable mais que pour elle l’infraction est constituée, elle demande donc un mois d’emprisonnement avec sursis.

    L’avocate conteste, disant que puisque « celui-ci » n’était plus suspect, il n’y avait pas lieu de lui demander un prélèvement. S’appuyant sur la jurisprudence, elle cite des cas semblables qui ont abouti à la relaxe.

    Maître Bourdon prend le relais, expliquant que le dossier transmis par la Sdat au Tribunal de Rouen est un « dossier de misère », un dossier incomplet où ne figure qu’une des quatre auditions de Charles Torrès, celle de l’interrogatoire d’identité. Lui a la totalité du dossier car il est l’avocat des mis en examen de Tarnac mais il ne peut en parler sans violer le secret de l’instruction. Le Tribunal de Rouen ne sait pas tout, on veut l’utiliser pour obtenir une condamnation qui justifierait a posteriori l’expédition des policiers cagoulés à Roncherolles-sur-le-Vivier. Il demande donc la relaxe.

    La Présidente déclare que le jugement sera rendu le six mars. Elle lève l’audience. Il est seize heures. Je ne m’attarde pas avec celles et ceux qui discutent dans la salle des pas perdus.

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    Dans sa plaidoirie, Maître Bourdon a qualifié le cheveu récupéré par la Sous-Direction AntiTerroriste de « pépite légale ».

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    Détail cocasse : Charles Torrès a un vrai jumeau qui a donc le même Adéhenne que lui.

     

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    L’avocate s’appelle Marie Dosé, m’apprend Grand Rouen.

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