• Avec Pierre Louÿs à Rouen

                Je viens de terminer le Journal qu’écrivit Pierre Louÿs (qui n’était alors que Pierre Louis et avait seize ans) entre juin mil huit cent quatre-vingt-sept et mai mil huit cent quatre vingt-huit, idée qui lui était venue après avoir lu celui de Marie Baskhirtseff.

                Le vingt-cinq décembre, Pierre Louÿs est à Rouen :

                « Aujourd’hui, visité Rouen avec Jacques et Emile Chardon.

                Rouen est une ville de province avec des allures parisiennes : la rue de la Paix peuplée par des Normands. Trois belles voies : le rue Jeanne-d’Arc, la rue Thiers et le rue de la République ; de beaux magasins, tramways, lumière électrique, deux théâtres, trois gares, un grand port, de beaux quais, des femmes élégantes, jusqu’à des cocottes, mais province, province. »

                Il revient sur le sujet deux jours plus tard :

                « Hier après-midi, j’ai visité très vite et tout courant les grands édifices de Rouen :

                Premièrement Saint-Ouen. Rien à dire. Eglise régulière et embêtante. Beau style peut-être, mais trop régulier, pas assez original.

                Deuxièmement Saint-Maclou. Très curieuse église, d’une forme unique : croix de Saint-André sans tours, avec une grande flèche au-dessus du chœur, et les trois portails en demi-cercle. C’est un peu gauche, mais vraiment pas laid. Ensuite, Edmond m’a conduit au palais de justice, mais il était pressé, et il n’a eu que le temps de me montrer les deux salles d’entrée, et à peine la façade. C’est admirable et j’aurais bien voulu rester plus longtemps.

                Enfin la cathédrale est merveilleuse. Le portail surtout. Je ne sais pas comment cela se fait, les tours sont absolument différentes, elles sont flanquées n’importe où, n’importe comment, avec une façade entre les deux, sans aucun rapport avec le reste. Tout cela est absolument disparate, sans style, sans unité, sans art, et cela fait un ensemble qui est de toute beauté.

                Je suis monté dans la flèche : quarante sous qu’a payés Lucie. Mon guide était Mme Pottier, « avec deux t, m’a-t-elle dit, tout le monde vous parlera de moi, mon bon monsieur, tous les ceusses qu’ont monté là-haut me connaissent à cause de mes capacités. Soixante-neuf ans et trois jours. Voilà vingt ans que je suis ici, monsieur, et on me met à la porte le huit janvier, et j’ai jamais eu un reproche à me faire, etc. » Quel caquet, mon bon Dieu, pendant une heure ! Quand elle m’a fait pénétrer avec elle dans l’affreux couloir, entièrement noir et fluet, qui mène à la flèche, j’avoue que je n’étais pas très rassuré. Lucie non plus ; elle l’a dit à Jacques en rentrant.

                -Cette vieille femme avait l’air si méchant.

                -T’aurais mieux aimé qu’il entre là-dedans avec une jeune fille ? lui a dit Jacques.

                -Oh ! mon Dieu oui !

                Et moi donc ! il y avait là un petit escalier, bien noir, bien muet, bien étroit, bien désert, où on aurait pu faire toutes sortes de gaillardises avec une fille pas trop pimbêche. Mais celle-là me faisait frémir.

                Très belle flèche et vue superbe, du premier étage. D’en haut, on ne voit pas assez net.

                En somme, ascension très curieuse. Huit cent dix-sept marches. »

                Je ne sais pas quand a cessé d’être offert à l’aventurier local ou de passage, la grimpée des marches de la flèche de la cathédrale. De mon jardin, ou plutôt du jardin de la copropriété où je suis locataire, je devine l’escalier aux huit cent dix-sept marches qui permet d’atteindre la plate-forme supérieure. On peut tenir à quinze là-haut, m’a-t-on dit. Ce dont je rêve, c’est d’y monter un soir avec elle seule et d’y passer la nuit. Qui donc a récupéré la clé de madame Pottier ?

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