• Dans le train qui va de Paris à Rouen

    Samedi en fin d’après-midi, chargé de livres dont les derniers écrits de Drieu La Rochelle, Récit Secret suivi de Journal ( 1944-1945 ) et d’Exorde (Gallimard), rapidement lu A La Ville d’Argentan en buvant un café, je prends place à l’étage dans le train du retour qui, encore une fois, n’est pas celui pour lequel j’ai un billet (devenu fantôme pour cause de travaux) et suis bientôt noyé par la conversation de trois filles de banlieue désargentées installées à ma droite qui balisent à l’idée de voir apparaître les contrôleurs.

    Au bout d’un quart d’heure, je connais les grandes lignes de leur histoire qu’elles mettent bruyamment à la disposition de toutes les oreilles de la voiture. Venues de Oissel et Cléon, elles sont allées à Paris avec pour l’une trente euros extorqués à sa mère, une somme destinée à se faire percer sans que la génitrice le sache. D’ailleurs, aucune des trois mères ne sait que sa fille est allée à Paris. Pas de chance, elles se sont fait choper par les contrôleurs à l’aller. Les trente euros ont disparu dans l’amende à payer, les deux autres vont recevoir la facture à la maison. Errant sans but dans la capitale, elles ont eu des ennuis avec des policiers pour une raison qu’elles n’expliquent pas. La plus bavarde n’ose pas aller toute seule aux toilettes. L’une des deux autres l’accompagne. Elles reviennent en disant que ce serait une bonne idée de s’y cacher si les contrôleurs arrivent.

    -T’as eu quoi à ton oreille ? demande brusquement la plus bavarde.

    Elle s’adresse au garçon assis derrière moi qui voyage avec une fille teigneuse au regard dur. Ils ne se connaissent pas mais il leur raconte sa vie. C’est un pitbull qui l’a attaqué et en a mangé un bout. Ça s’est passé à la cité des Francs-Moisins dans le Quatre-Vingt-Treize. Là, il va à Mantes avec sa copine qui n’est pas sa copine. Lui non plus n’a pas de billet et lui aussi s’est fait choper à l’aller. Il dit qu’il est chef de chantier et qu’il a vingt-deux ans. Il a commencé à travailler à quinze ans, c’est comme ça chez les Portugais. Il ne connaît pas Oissel, pas même Rouen, il n’a jamais quitté l’Ile-de-France.

    La fille qui devait se faire percer ouvre la bouche pour dire que son beau-père la tapait tous les jours puis les trois racontent à nouveau leur histoire de trente euros, de policiers et de contrôleurs qui vont arriver. Le train s’arrête à Mantes-la-Jolie où descendent le garçon sans billet et la fille teigneuse. Les trois filles restent seules avec leur peur. Si les contrôleurs arrivent elles diront qu’elles sont montées à Mantes, imaginent l’engueulade à la maison, se demandent comment payer les amendes, vendre de la drogue peut-être. L’une connaît quelqu’un du réseau du Puchot à Elbeuf.

    Vernon, Gaillon Aubevoye, Val-de-Reuil, on arrive à Oissel sans contrôle et le calme s’installe dans la voiture pour les derniers kilomètres. A l’aller, l’ambiance était différente, je voyageais près d’une troupe de scout(e)s à chemises rouges, dont certaines fort jolies, qui espéraient avoir le temps de se balader dans la galerie marchande de Saint-Lazare pour y dépenser quelque argent.

    *

    Le journal, c’est la lâcheté de l’écrivain, c’est le comble de la superstition littéraire, du calcul pour la postérité. Pour d’autres, c’est de l’avarice, ne rien perdre. Pierre Drieu La Rochelle Journal (onze octobre mil neuf cent quarante-quatre)

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