• En lisant le Journal de Matthieu Galey

                Je termine le Journal, paru chez Grasset, de Matthieu Galey, premier tome mil neuf cent cinquante-trois/ mil neuf cent soixante-treize trouvé à Paris chez Boulinier, second tome mil neuf cent soixante-quatorze/ mil neuf cent quatre-vingt-six trouvé à Rouen au marché des Emmurées, après l’avoir entendu évoqué dans l’émission Une vie, une œuvre sur France Cul.

                Chroniqueur littéraire à L’Express, Matthieu Galey participe aussi au Masque et la Plume sur France Inter, avant que la maladie, une sclérose latérale amyotrophique, ne le tue en quelques années. Son Journal mêle les épisodes de sa vie privée (amours homosexuelles) et publique (dîners mondains). Il y raconte ses amitiés essentiellement de droite, livre quelques secrets (a ainsi fait le nègre pour Maurice Druon de l’Académie Française) et trace des portraits bien vus de ses contemporains (Chardonne, Jouhandeau, Aragon, Montherlant, Yourcenar, Sarraute et cætera).

                En échantillon, ce qu’il dit de Boris Vian, croisé dans une soirée en mil neuf cent cinquante-cinq : C’est un faux nonchalant qui travaille à la chaîne. Il en est à sa sixième activité professionnelle : ingénieur, romancier, traducteur, parolier, trompettiste : à présent, il chante. Il a écrit J’irai cracher sur vos tombes en douze jours, et traduit les Mémoires de Bradley en dix-neuf. Ironique dans ses manières et le ton qu’il prend, il est en réalité très attentif. Un doux. Presque un sentimental, soigneusement dissimulé. Ou, bien plus tard, Patrick Modiano, saisi sur le vif : Modiano, prix Goncourt. Je l’aperçois, gazelle traquée dans un petit bureau par une meute de cameramen et de photographes, l’oeil fou, hagard, comme un assassin qu’on vient de surprendre sur le fait…

                Parmi les fréquentations de Matthieu Galey, Marcel Schneider et Jacques Brenner deux piliers de l’édition parisienne au passé rouennais : Schneider, mis en verve par ces événements, qui lui en rappellent d’autres, raconte sa vie rouennaise, à la veille de la guerre et au début de l’Occupation, quand il était le tout jeune professeur d’un Brenner adolescent. Il évoque en particulier la rue des Charrettes –la rue chaude, détruite par les bombardements- et une certaine Paulette, fille d’instituteur, devenue tenancière de bar « parce qu’elle avait le bistrot dans le sang ». Paulette brûlait pour Marcel d’une platonique passion, et Marcel se rendait chez Paulette pour écouter la radio de Londres. Ne voulant point le compromettre –car l’établissement était plutôt mal fréquenté-, Paulette présentait Marcel à ses clients sous le pseudonyme (bien trouvé) de « Monsieur  Chouchou »…Fort grosse, Paulette, un jour, fut arrêtée par la Gestapo. A son retour, elle en avait contre la barbarie allemande : « Pensez-donc, ils m’ont gardée toute la nuit, et ils ne m’ont même pas permis de délacer ma gaine ! »

                Marcel Schneider est aujourd’hui âgé de quatre-vingt-quinze ans. Jacques Brenner est mort en deux mille un. Quant à Paulette, mystère.

                C’est la nuit que je lis ce Journal qui me ravit. J’y retrouve Rouen en mil neuf cent soixante et onze quand Matthieu Galey y passe : La veille, journée à Rouen, dont le vieux quartier est beaucoup mieux préservé (des bombes, pas du temps) que je ne le pensais. Avec de superbes hôtels au fond des cours, et cet extraordinaire aître des pestiférés, aussi beau que l’hospice de Beaune.

                En route, soudain, je fonds en larmes. Bêtement. A songer, sans doute, à d’autres voyages que nous faisions, quand nous étions heureux.

                Lorsque plus tard vient la maladie, ses progrès sont décrits avec une lucidité désespérée :

                Vingt-six octobre mil neuf cent quatre-vingt-cinq : Quand je me considère : un vieux camembert à pattes molles.

                Treize février mil neuf cent quatre-vingt-six : On m’allonge sur un lit et l’on mesure les minimes réactions de mes membres. Une leçon d’anatomie dont je serais le cadavre à disséquer.

                Vingt-trois février mil neuf cent quatre-vingt-six (jour de sa mort): Dernière vision : il neige. Immaculée assomption.

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