• En lisant Le Journal de Rutka

    Je termine la lecture du court Journal de Rutka publié au format de poche chez Robert Laffont. Rutka, jeune juive polonaise vivant dans le ghetto de Bedzin, commence à écrire en janvier mil neuf cent quarante-trois. Elle n’ira pas plus loin qu’avril de la même année. De cette éducation sentimentale sur fond d’atrocités nazies, quelques extraits :

    Mon Dieu, oh mon Dieu, que va-t-il nous arriver ? Rutka, tu as dû devenir folle : tu en appelles à Dieu comme s’il existait ! La parcelle de foi que j’avais jadis s’est complètement brisée. Si Dieu existait, il ne permettrait pas que l’on jette les gens vivants dans les fours. Ou que l’on fasse exploser la tête des petits enfants avec des carabines. Ou qu’on les mette dans des sacs pour les gazer… (cinq février)

    Il me semble qu’en moi la femme s’éveille, je veux dire qu’hier, tandis que j’étais allongée dans ma baignoire et que l’eau clapotait contre ma chair, j’ai eu envie que des mains me caressent. (six février)

    Je vais essayer de décrire ce qui est arrivé pour m’en souvenir dans quelques années. Evidemment, à condition de ne pas me faire déporter en camp de la mort. (six février)

    J’ai vu de mes propres yeux un soldat arracher un bébé des bras de sa mère pour lui éclater la tête contre un lampadaire de toutes ses forces. La cervelle a giclé sur le poteau, la mère a eu une attaque. J’écris tout cela comme si de rien n’était, comme si j’étais un militaire aguerri aux cruautés alors que je suis jeune. J’ai quatorze ans et je ne connais pas grand-chose à la vie et pourtant je suis déjà tellement indifférente. (six février)

    Après, papa m’a envoyée faire une course, j’ai dû descendre, Janek m’a accompagnée. Dans l’escalier, je lui ai demandé si s’embrasser est vraiment une chose tellement agréable. Ensuite, j’ai dit que je serais curieuse de savoir quel goût cela avait (ce qui est vrai de vrai). Il s’est mis à rire (il a un très beau rire, je dois le reconnaître) et il a dit que lui aussi était curieux de le savoir. Peut-être. Mais je ne me laisserai pas embrasser. (six février)

    Une chose encore, j’ai l’intention de me laisser embrasser par Janek. Quelqu’un doit bien m’embrasser un jour le premier, alors que ce soit Janek. Après tout, je l’aime bien tout de même. (quinze février)

    C’est très bête, je veux parler du mariage. Les gens sont bloqués. Tout est chargé de volupté. L’amour n’est pas platonique ou alors cela correspond à de l’amitié. J’estime que les gens qui s’aiment vraiment ne devraient jamais se marier. (dix-sept mars)

    Jumek a été envoyé en camp. Mietek est allé chez lui, il s’est fait le messager de ses adieux. J’ai beaucoup de peine. C’était un garçon courageux. Je n’ai pas envie d’en écrire plus. (cinq avril)

    L’été est déjà là. J’ai du mal à rester travailler au shop maintenant. Le soleil brille avec tant de beauté ! Derrière la fenêtre, le pommier fleurit. Les lilas aussi sont en fleur, et moi je dois rester dans une pièce puante à coudre. (vingt-quatre avril)

    Pour l’instant, je m’ennuie terriblement, je tourne en rond toute la journée, je n’ai rien à faire. (vingt-quatre avril)

    Ce sont les derniers mots du carnet de Rutka. Les pages suivantes sont arrachées, et en août elle est déportée avec sa famille. Elle mourra à Auschwitz un mois plus tard. Seul son père survivra parce qu’employé dans une usine de faux dollars. Il se remariera en Israël et aura une fille prénommée Zahava, laquelle raconte :

    J’avais quatorze ans lorsque je tombai sur un album photo rouge caché derrière une pile de draps amidonnés, dans la maison de mes parents à Gitataym. Les photos étaient celles de « là-bas », d’avant le temps de l’Holocauste. C’étaient les photographies de la famille de mon père qui avait été exterminée. Je savais qu’il avait perdu ses parents, ses quatre frères et ses quatre sœurs. Je ne savais rien de plus.

    Ce n’est qu’en deux mille six que sera connu le Journal, lequel avait été récupéré par Stanislawa, une amie polonaise de Rutka, et gardé par celle-ci dans un tiroir :

    En janvier 2006, un vendredi matin, je rentrais d’un voyage professionnel en Angleterre lorsque je reçus l’appel d’un inconnu. Menachem Lior se présenta en disant qu’il était originaire de Bedzin et me demanda si j’étais la fille de Yaacov Laskier. Il me dit avec émotion qu’à Bedzin venait d’être retrouvé le journal tenu par une jeune fille pendant l’Holocauste. Le Journal de Rutka Laskier était resté caché pendant soixante-deux ans. A partir de ce matin-là, j’allais faire la connaissance de ma sœur –une jeune fille belle, intelligente et talentueuse…

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