• En lisant Les auteurs de ma vie d’Edmond Buchet (Un)

    Que de rencontres intéressantes a fait Edmond Buchet, citoyen suisse et moitié des Editions Buchet/Chastel fondées en mil neuf cent trente-six sur les ruines des Editions Corrêa, dont je viens de lire le journal publié sous le titre Les auteurs de ma vie (Jean Chastel s’occupait de l’intendance).

    Les débuts sont difficiles, pendant lesquels Buchet et Chastel ne se paient pas (comment vivaient-ils, je ne sais pas), puis leur tombe dessus la Deuxième Guerre Mondiale qu’ils traversent sans se compromettre avec l’occupant. La première partie du journal d’Edmond Buchet est donc également une histoire en creux de la Guerre. J’en note quelques pépites :

    10 juin 1938 Déjeuné dimanche chez Vlaminck à Rueil-la-Gadelière, non loin de Dreux. Il habite une maison de campagne, La Tourillière, à moitié ferme, bordée d’un grand enclos où poules, canards, lapins, cochons s’ébattent en liberté. (…/…) Avec ses bottes qui lui montent jusqu’au ventre, il paraît plus fauve que jamais. (…/…) Au milieu du repas il va chercher son manuscrit et nous en lit des passages en s’étonnant bruyamment de son propre génie. Il m’interpelle en se tapant sur les cuisses : « Dites donc, Buchet, est-ce que ce n’est pas formidable ? Et celle-ci, écoutez donc ! »

    10 juin 1939 Ainsi que beaucoup de pédérastes, Sachs est très gentil avec les femmes. Il a charmé M. lors d’un cocktail rue de l’Abbé-Grégoire. Elle l’a invité à dîner. Je l’avertis de faire attention aux couverts.

    16 novembre 1939 Maurice Sachs est revenu. Il avait été mobilisé et affecté comme interprète auprès d’un régiment d’Ecossais qui tenait garnison à Cherbourg. (…/…) Il me raconte que sa tâche consistait à se tenir sur un petit tabouret à l’entrée d’un bordel et à traduire les demandes des Ecossais. Entre-temps, il lisait les quatre livres qu’il avait pu emporter : Villon, Walt Whitman, Coleridge et une Histoire de la peinture en Italie. Pour le récompenser de ses services, la sous-maîtresse lui offrait parfois « une de ces dames ». « Vous pouvez vous imaginer que je refusais », me dit-il d’un air encore horrifié.

    27 avril 1940 Visite de Blaise Cendrars, vêtu de battle-dress, de plus en plus enthousiaste de la guerre et des Anglais.  Il vient de faire un reportage à bord d’un sous-marin patrouilleur. Il nous raconte son duel au whisky avec l’aumônier d’un régiment écossais, la nuit de Noël. Il a été vainqueur, mais l’adversaire, qui a fini par rouler sous la table, était, paraît-il, de taille.

    17 décembre 1940 Rencontré Robert Brasillach. Je le croyais encore prisonnier. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire : « Tiens, vous êtes rentré ? » Il a paru assez gêné ; sans doute, il va falloir qu’il paye sa libération…

    24 juillet 1941 Hier chez Valéry. J’ai trouvé un vieil enfant ne pouvant plus travailler faute de cigarettes et de café. Il se plaint aussi d’une baisse de ses facultés parce qu’il ne mange pas assez de viande. Il me demande comme une grâce de bien vouloir lui rapporter de Genève une boîte de Nescafé. Il se préoccupe enfin de ce que les Allemands pensent de lui et il est inquiet. Curieux mélange de grandeur et de petitesse.

    3 septembre 1942 Un Maurice Sachs ne pourrait faire un héros de roman, car il ne paraîtrait pas réel. La vérité, que j’apprends par brides, dépasse de beaucoup ce qu’il a raconté dans Le Sabbat. Il n’a pas avoué, par exemple, qu’après avoir fait son mariage blanc avec la fille d’un brave clergyman américain, il avait enlevé son petit beau-frère et l’avait ramené à Paris. Il m’a rapporté certaines de ses aventures alors qu’il se trouvait mobilisé à Cherbourg, mais ne m’a pas avoué qu’il avait fait renvoyer un jeune professeur du lycée, après la découverte d’une affaire de détournement de mineurs. Réformé, rentré à Paris, il s’est introduit dans l’appartement du décorateur Franck qui vient de se suicider et a vendu tous les meubles qui s’y trouvaient.

    7 avril 1943 Henri Mondor aux éditions. Il a fait le service de presse de ses Grands Médecins avec une vélocité d’autant plus remarquable que, pendant qu’il écrivait de la main droite, il n’a pas cessé, de la gauche, de s’occuper de ma petite secrétaire.

    19 mars 1945 Drieu La Rochelle s’est suicidé pour de bon, cette fois.

    4 juin 1945 Roger Vailland et sa femme sont venus nous voir, après avoir déposé une plainte au Commissariat du Vésinet, leur maison ayant été pillée. Cependant, comme j’admirais sa voiture grand sport : « Oui, me dit-il, je l’ai prise en Allemagne. »

    3 décembre 1945 Robert Denoël a été assassiné hier soir, rue de Grenelle. On ne sait par qui. (…/…) Reste qu’il a lancé Céline. Il figure encore à la première page des journaux du soir. Même sa mort aura été publicitaire.

    20 janvier 1947 Qu’est devenu Sachs ? On m’avait assuré qu’il était mort à Hambourg ; mais on me dit aussi qu’on l’aurait reconnu, pas plus tard que la semaine dernière, sous les traits d’un mendiant, boulevard Saint-Germain. Je ne puis le croire. Il est impossible que, flairant quelque argent à empocher, il ne se soit pas signalé à nous.

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