• En lisant les Lettres à Olga de Václav Havel (Editions de l’Aube)

    Nelson Mandela est mort. L’hommage à celui qui passa vingt-sept ans au bagne avant de devenir Président de l’Afrique du Sud est unanime et durera vingt-quatre heures sur France Culture (que la quantité soit avec nous). En écoutant cela d’une oreille distraite, j’organise les notes prises lors de ma lecture des Lettres à Olga de Václav Havel, l’autre prisonnier politique devenu Président de la République.

    Dans cette Tchécoslovaquie communiste qui le prive de liberté pendant cinq ans, le prisonnier Václav Havel, auteur dramatique et porte-parole de la Charte 77, a trois soucis principaux : ses codétenus bavards qui l’empêchent de réfléchir, de lire et d’écrire, ses hémorroïdes qui le font énormément souffrir et dont il sera opéré pendant sa captivité, et Olga, sa femme, qui ne lui écrit pas assez souvent.

    J’aime ses lettres, où il se montre tel qu’il est, homme ordinaire :

    Hier j’ai regardé Le Boulanger de l’Empereur à la télévision et un film policier dans lequel jouait Kveta que je n’avais pas vue jouer depuis longtemps. Elle en est à jouer les mères sérieuses. En tout cas, c’est intéressant de regarder la télévision de temps en temps et de pouvoir observer comment mes copains vieillissent. Les soucis de carrière, les réunions, les fêtes, les responsabilités, tout cela s’inscrit sur le visage. (Six avril mil neuf cent quatre-vingt)

    Je regrette beaucoup qu’on ne m’ait pas non plus transmis une lettre de Kveta  –parce qu’il y avait des citations et des vers. (Quinze juillet mil neuf cent quatre-vingt)

    Une grande nouvelle de ma vie d’ici est que j’ai commencé à suivre un cours de soudure, je vais donc devenir soudeur, c’est-à-dire un homme qui manie le chalumeau, si tu vois ce que c’est, et toi tu seras la femme d’un soudeur. (Vingt et un septembre mil neuf cent quatre-vingt)

    Si la prison a influencé mon rapport au monde, c’est d’une part en élargissant ce que je suis capable de comprendre, d’autre part en restreignant ce que je suis disposé à respecter. (Onze janvier mil neuf cent quatre-vingt-un)

    C’est le genre littéraire dans lequel le personnage de l’auteur est le mieux dissimulé. (Sur le théâtre, treize février mil neuf cent quatre-vingt-un)

    On devrait par exemple avoir les Bee Gees à la maison, en tant que classique du disco (je l’ai lu dans Melodie), d’autant que j’aurai passé toute la vague du disco en prison. (Vingt-trois mai mil neuf cent quatre-vingt-un)

    Je ne suis pas exagérément amateur des méthodes superficielles de rapprocher le public et la scène, par exemple en supprimant l’avant-scène, en plaçant la scène au beau milieu de la salle, en dérangeant le public par des allées et venues des acteurs dans la salle ou même, inversement, en attirant le public sur la scène. Cela me semble principalement gênant, stérile et arbitraire. (…) Te rappelles-tu la pièce avant-gardiste que nous avions vue à Londres ? Tout était « non-conventionnel » dès le début : les acteurs volaient au-dessus de nos têtes dans des espèces de trapèzes, un âne déambulait sur scène puis parmi le public, etc. –et cela nous avait vite ennuyés, jusqu’à ce que finalement nous en soyons arrivés à ne plus nous concentrer que sur l’inquiétude que quelque chose ou quelqu’un nous tombe sur la tête. (Douze décembre mil neuf cent quatre-vingt-un)

     (Comme tu sais, je respecte Brecht, mais c’est un respect poli et froid ; franchement, je n’aime que ses passages non-brechtiens, ceux qui, en quelque sorte, le dépassent) (Douze février mil neuf cent quatre-vingt-deux)

    Je viens de passer une semaine épouvantable : la combinaison d’une rage de dents et de la prison (l’un multipliant l’impact de l’autre). Pour la première fois depuis mai 1977, quand tu m’as conduit de la maison à la prison, j’ai pleuré ( !). (Même date)

    Si, par exemple, j’étais un Allemand de l’Ouest, en ce moment, je serais probablement en train d’essayer d’empêcher la construction d’un nouveau chemin de fer suspendu, je ferais signer des pétitions contre l’installation des Pershing et des missiles et je voterais « Vert ». Les jeunes à cheveux longs qui le font, et que j’ai l’occasion de voir à la télévision tous les jours, sont essentiellement mes frères et mes sœurs, ce qui n’est pas une découverte pour moi : quand j’étais aux Etats-Unis en 1968, je me suis rarement senti mieux qu’en compagnie de jeunes contestataires. (Vingt février mil neuf cent quatre-vingt-deux)

    Il y a quelques temps, en regardant un reportage sur les vaches à la télévision, je me suis rendu compte que ce ne sont plus des animaux mais des machines avec une entrée (leur nourriture) et une sortie (le lait). Elles ont leurs propres projets de production et leurs contremaîtres dont le travail est le même que celui de l’économie entière actuellement : augmenter la sortie en diminuant l’entrée. (…) Ces « détails », je pense, sont des illustrations vivantes de ce qui est arrivé à notre civilisation et qui, tôt ou tard, entraînera sa perte… (…)

    Le monde que crée l’homme moderne est une représentation de sa condition, qui, à son tour, à un effet de renforcement sur cette condition. C’est un monde dont on a, comme on dit, perdu le contrôle. (Six mars mil neuf cent quatre-vingt-deux)

    Une partie de ma punition est de voir quotidiennement les nouvelles à la télévision. (Dix avril mil neuf cent quatre-vingt-deux)

    Oui, cet homme est particulièrement sympathique, qui demande à sa femme de lui acheter aussi bien The Wall de Pink Floyd qu’Introduction à la Chrétienté de Joseph Ratzinger (futur Benoît le Seizième). Au pouvoir, il sera décevant, soutenant par exemple la guerre en Irak de Bush fils.

    Václav Havel est mort le dix-huit décembre deux mille onze.

    *

    Au Socrate, ce vendredi après-midi, où je lis le Journal de Michel Déon. Pas loin de moi, une lycéenne et un lycéen de la rouennaise bourgeoisie (lui : un mois à Biarritz, elle : un mois et demi en Corse, lors des vacances passées). En terminale, semble-t-il. Elle consulte son téléphone tout en lui parlant, où il est question de la mort de Mandela, et lui demande :

    -Martin Luther King, c’est aussi en Afrique du Sud ?

    -Je crois pas, lui répond-il, c’est ailleurs mais je sais pas où.

    Un peu plus tard, il est question de leurs histoires. Il parle d’une fille de l’été dernier. Elle lui demande s’il était amoureux.

    -Non, lui dit-il, mais si je serais resté une semaine de plus avec elle, ça aurait pu.

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