• En relisant pour elle le Journal de l’abbé Mugnier

    -Je n’arrive pas à lire le Journal de l’abbé Mugnier, m’a-t-elle dit avant notre départ, il faudrait que ce soit toi qui me le lises pour que j’entre dedans.

    Elle apporte donc son exemplaire (collection Le Temps retrouvé au Mercure de France) et chaque jour de notre périple je lui en lis une année ou deux, de mil huit cent soixante-dix-neuf à mil neuf cent trente-neuf, moi ravi de retrouver le cher abbé et elle séduite au fil des ans.

    Défenseur des Communards, soutien de Dreyfus, contempteur de l’antisémitisme, opposant à la guerre, partisan des méthodes d’éducation active, adversaire de l’immobilisme de son église, l’abbé ne pèche que par sa condamnation de l’homosexualité et une certaine misogynie rattrapée par un goût évident pour les jeunes filles ( Marthe de Bibesco, Loulou de Vilmorin)

    On en fréquente du beau monde avec lui, des duchesses, des marquises et des reines et surtout nombre d’artistes et d’écrivain(e)s (parmi lesquel(le)s Huysmans, Descaves, Cocteau, Céline, Proust, Colette, Bergson, Gide, Barrès, Claudel, Satie, Picasso, Varèse, les Noailles, Pirandello, Valéry et Léautaud). On en apprend de méchants ragots sur les un(e)s et sur les autres, j’ai déjà parlé de ça.

    Les débuts de la guerre de Quatorze le voient particulièrement lucide, quatre exemples dont deux déjà cités autrefois (une piqûre de rappel, ça fait du bien) :

    Quel courage il faut pour être soi ! On a contre soi la masse des autres qui ont abdiqué d’avance. Ils se regardent, ils se copient, ils se singent mutuellement. (douze septembre mil neuf cent quatorze)

    Ce sont les révolutionnaires du présent qui ont raison dans l’avenir. C’est le flux qui l’emporte. Supprimer successivement les limites, voilà la vie ! Pas de limites à la pensée, si ce n’est celles qu’elle se trace, en les constatant. Pas de limites à l’amour, si ce n’est celles qu’il subit. Les limites de la loi sont nulles. (vingt-trois mai mil neuf cent quinze)

    Fou que je serais de sacrifier des matinées libres à l’administration ecclésiastique ! Rentrer dans les sacristies vulgaires quand j’ai devant moi des branches qui remuent et des oiseaux qui viennent au bord de ma fenêtre ! Et Lélia ouvert sur ma table ! Restons pauvres et indépendants. (vingt-quatre septembre mil neuf cent quinze)

    Pour moi, le plus grand mal c’est de vivre en société. Le mensonge est une nécessité sociale. On ne peut pas être soi, au milieu des hommes. Ils vous engagent, vous enrégimentent, vous solidarisent, mettent la main sur votre liberté intérieure et extérieure. Toutes les institutions font main basse sur le moi humain. (treize octobre mil neuf cent quinze)

    Quel plaisir de relire le Journal de l’abbé Mugnier, au bord d’un étang ou d’une rivière, sous un chêne ou près d’une route qu’une tortue hardie entreprend de traverser, plaisir doublé de celui de le faire pour celle qui est assise à mes côtés, et cela en Corrèze pas loin de Lubersac où le fol abbé comme l’appelait Huysmans passa son enfance.

    J’achève cette lecture la veille de notre retour, l’abbé va encore vivre quatre ans et demi mais aveugle n’écrira plus, ses derniers mots (le vingt-sept novembre mil neuf cent trente-neuf) : L’enthousiasme a été le meilleur de ma vie.

    Une note liminaire indique que « ce livre est publié avec l’aimable autorisation de mesdames de Moustier et de Yturbe filles de la comtesse de Castries, légataire de l’abbé Mugnier, et la participation de Christian de Bartillat, petit-fils par alliance de Rosita de Castries. » et l’avertissement précise qu’il s’agit d’un choix, au prétexte que beaucoup de ce que notait l’abbé Mugnier « reste trop proche du quotidien pour retenir le lecteur d’aujourd’hui »

    De quoi se mêle-t-on ?

    *

    Monsieur le Mercure de France, je veux une édition intégrale du Journal de l’abbé Mugnier.

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