• L'Enfer de la bibliothèque, Eros au secret à la Bibliothèque Nationale de France

                Mercredi matin, par la ligne quatorze du métro, celle sans conducteur, je rejoins la Bibliothèque Nationale de France, dite aussi Bibliothèque du Mythe Errant, dont l’une des tours à la nuit est en ce moment barrée d’un grand Ixe rose Il gèle. Ça glisse sur la plate-forme en bois exotique. Des panneaux incitent à la prudence. Je suis prudent, et content de retrouver là, dans le jardin intérieur, les arbres de la forêt de Bord que j’ai bien connus quand ils étaient petits (et moi aussi), près de Louviers.

                Je suis là pour visiter l’exposition L’Enfer de la bibliothèque, Eros au secret, consacrée aux livres et images autrefois cachés dans les placards de la moralité publique et aujourd’hui exhibés dans une grande salle toute rose.

                La lumière feutrée oblige plaisamment le visiteur à jouer les voyeurs, je me penche sur les premières éditions de tous ces classiques de la littérature érotico-pornographique que je possède en édition de poche, c’est que les temps ont changé. Je m’attarde devant le manuscrit des Infortunes de la vertu du Marquis divin, redécouvert en Enfer par Guillaume Apollinaire qui a bien mérité de la littérature de mauvaises mœurs.

                Un espace est réservé aux pamphlets porno-politiques anonymes, genre aujourd’hui disparu, je découvre Le Tempérament amphibologique des Testicules de Mazarin avec sa médecine, les Fureurs utérines de Marie-Antoinette et Les Enfans de Sodome à l’Assemblée nationale ou Députation de l’ordre de la Manchette qui révèle le nom des députés homosexuels aux temps révolutionnaires, un bon exemple de délation.

                Une équipe de télévision arrive, menée par une jeune et jolie journaliste blonde. Celle-ci interroge Marie-Françoise Quignard, l’une de commissaires de l’exposition. C’est pour Vivolta, la nouvelle chaîne de Philippe Gildas, « destinée aux plus de cinquante ans aisés et en pleine forme », comme l’écrit Le Figaro. Je ne sais pas quand sera diffusé ce reportage. Si l’on y aperçoit, en arrière-plan, un obsédé de plus de cinquante ans, aisé et en pleine forme, qui prend des notes, c’est moi.

                Où en suis-je ? Contrairement à mon habitude, je lis les panneaux explicatifs et j’en retiens que Félicia, l’héroïne, à peine âgée de seize ans, d’Alain-Robert Andréa de Nerciat se livre à la débauche pour s’amuser et scandaliser l’univers, joli programme, que Juliette l’héroïne de Donatien-Alphonse-Francois de Sade y va carrément Je l’avoue, j’aime le crime avec fureur, lui seul irrite mes sens., ce qui me fait songer que je n’ai pas terminé de lire son histoire, j’ai fait une pause dans le deuxième volume.

                Il n’y pas que des livres dans cette présentation, fort heureusement. Je m’attarde devant de bien belles images, les photos obscènes d’Auguste Belloc (saisies par la police), les collections de Paul Caron, un ami de Michel Simon (grands érotomanes tous les deux), les estampes japonaises signées des plus grands noms (Hokusai, Harunobu, Utamaro), les estampes anonymes de la série Portes et fenêtres (il s’en passe des choses quand on les ouvre), les images anglaises à transparent obscène (j’appuie que le bouton et dans le dessin anodin s’éclaire une petite scène sexuelle).

                J’apprends qu’Eugène-Modeste-Edmond Le Poitevin n’est pas seulement un peintre de marine et de paysages délicats, mais aussi l’auteur d’un ouvrage de dessins bien cochons, publié anonymement, à Bruxelles, vers mil huit cent trente, Charges et décharges diaboliques par un concitoyen.

                J’essaie le phénakistiscope de Joseph Plateau (je fais tourner le disque, je regarde par les trous et que vois-je ? une tige bien raide qui va et qui vient dans un trou poilu).

                Je regarde avec plaisir les originaux des eaux-fortes de Félicien Rops et  des lithographies d’Achille Devéria que je connais déjà par leurs reproductions. Il y a là aussi des estampes de Victor Adam et des eaux-fortes en couleurs d’Edouard Chimot, il faut que je me renseigne sur eux.

                J’arrive vers les modernes, de bien belles éditions, le Petit traité de morale (Bellmer illustrant Sade), Le Mort de Bataille (illustré par Masson), Querelle de Brest de Genet (illustré par Cocteau) et les ouvrages publiés par René Bonnel, éditeur clandestin vers mil neuf cent vingt-cinq avec l’aide de Pascal Pia (Le Con d’Irène d’Aragon illustré par Masson, Le Verger des amours d’Apollinaire illustré par Foujita), ce téméraire Bonnel verra Les Couilles enragées de Péret, illustré par Tanguy, saisi par la police à l’imprimerie

                Ça et là sont disposés des couvercles rouges que je soulève pour y découvrir images ou manuscrits (Etonnante l’écriture ronde et enfantine de Pierre Louÿs qui est selon moi le roi du texte pornographique) et des cônes d’écoute où je glisse mon oreille pour y entendre des lectures de textes bien choisis (Pybrac de Pierre Louÿs et Automne de Louis Aragon)

                Dans un recoin, je regarde L’atelier Faiminette, film porno de l’an mil neuf cent vingt et un. Il s’en passe de belles chez les ouvrières. Près de moi, un ouvrier de maintenance et une employée de la bibliothèque discutent d’une rampe d’éclairage sans être autrement émus par ce qu’ils voient sur l’écran.

                Mais voici L’almanach des adresses des demoiselles de Paris, guide pratique pour client de maisons closes, datant de la Révolution. Certaines des pages sont reproduites sur l’un des murs roses, c’est plus facile pour lire et faire son choix. L’offre est vaste, je retiens quelques-unes de ces demoiselles :

                « Giraudin, carrée de la Porte Saint-Denis, ses bouches sont passablement grandes. Un louis. »

                « Gavaudan, cadette, rue Neuve Saint Eustache, numéro quatorze, pleine de tendres appas, difficile à émouvoir, mais une fois en train, c’est un diable. Dix louis. »

                « La Caille, rue Neuve Saint Eustache, des personnes recommandables par leur âge et leur expérience affirment qu’elle a été bien. Gratis. »

                « Maillard, rue d’Orléans, grande et vigoureuse personne, jolie toison, avale le plaisir à longs traits. Deux cents livres, la moitié comptant, le reste à terme. »

                Cette dernière, la jolie journaliste blonde de Vivolta l’aime bien aussi. Elle le dit à son homme de caméra.

                Evoquant la situation actuelle de la pornographie, un panneau conclut l’exposition : « Le leurre du « tout est permis », dans une banalisation du scandale, cohabite avec la menace moralisatrice qui pèse sur les sujets tabous comme le soupçon de pédophilie ou l’expression d’autres « déviances ». »

                Je suis bien d’accord avec ça. Aujourd’hui, s’il n’y a plus de livres interdits, c’est que l’autocensure fonctionne à plein, aucun éditeur contemporain n’est prêt à risquer la prison, la confiscation des biens, l’exil, que connurent ses courageux prédécesseurs.

                Je regarde ma montre. Tiens, cela fait plus de deux heures que je suis là !

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