• Les débuts de Jean-Jacques Pauvert dans l’édition racontés par Paul Léautaud dans son Journal Littéraire

    Après avoir vu, à l’Omnia de Rouen ce dimanche matin, Un sauvage honnête homme, le film de Maria Pinto consacré à Jean-Jacques Pauvert, je me plonge dans le troisième et dernier volume du Journal Littéraire de Paul Léautaud afin d’en retrouver les passages où est évoqué celui qui n’est encore que jeune homme, mais dégourdi.

    Mercredi cinq décembre mil neuf cent quarante-cinq :

    Ce matin, lettre d’un M. Jean-Jacques Pauvert, il me semble que ce nom ne m’est pas inconnu, habitant Sceaux, qui a créé une revue « pour défendre le droit des artistes et la liberté de l’esprit ». Il a pensé qu’il faut faire quelque chose « pour la liberté, la joie de vivre et l’amour de l’art » et me demande s’il peut compter sur moi pour son premier numéro, ne dissimulant pas qu’il n’y en aura peut-être pas un second.

    « La joie de vivre » ! Outre que cette expression est niaise au possible, il tombe bien avec moi.

    Mardi onze décembre mil neuf cent quarante-cinq :

    Tantôt visite de ce M. Jean-Jacques Pauvert, qui fonde une revue pour réclamer le retour de la liberté d’écrire comme on pense. Je n’avais pas encore répondu à sa lettre : une lettre de moins à écrire, -en admettant que je me sois décidé à lui répondre. Dix-neuf ans ! Il gagne sa vie en faisant des besognes dans des journaux. La fabrication de son premier numéro, rien que le côté impression, 75 000 francs. Comme je lui disais que je ne dépenserais jamais 75 000 francs pour des entreprises de ce genre, il m’a répondu qu’il a quelques concours de gens que son projet intéresse et qui veulent y aider. Il a son papier. Il a l’autorisation dans ces termes qu’il m’a répétés : à condition que votre revue ne soit pas mise en vente, et envoyée sous pli fermé. Il a vu Salmon qui s’est réservé pour le second numéro. Il va m’apporter à lire l’article-programme qu’il a rédigé pour le premier. Il voudrait que je sois dans ce premier. Si son texte m’excite un peu l’esprit, nous verrons cela.

    Jeudi treize décembre mil neuf cent quarante-cinq :

    Je parle avec Arland, sans le nommer, du jeune Jean-Jacques Pauvert, de la revue qu’il va faire paraître, de l’autorisation qu’il a obtenue, et sous quelle condition : ne pas mettre en vente et envoyer sous pli fermé. Il me dit d’un ton assuré : « Ce n’est pas vrai. Il n’a pas eu l’autorisation. On ne donne plus aucune autorisation. Ce qu’il dit de l’envoi sous pli fermé en est la preuve. »

    Il faudra que j’éclaircisse cela avec le jeune Pauvert s’il revient me voir.

    Comme je suis un peu renversé de ce que me dit Arland et que je lui dis : « Mais, alors, on n’est pas libre d’écrire ce qu’on veut ? Je croyais que… », il me répond du même ton assuré : « Mais non, on n’est pas libre, pas du tout. »

    Vendredi vingt-huit décembre mil neuf cent quarante-cinq :

    Tantôt, visite du jeune Jean-Jacques Pauvert.

    Lundi neuf décembre mil neuf cent quarante-six :

    Ce soir, visite du jeune Jean-Jacques Pauvert. Bien six mois que je ne l’avais vu.

    Il est devenu éditeur. J’ai reçu le premier petit volume qu’il a publié. Il est allé trouver Montherlant pour lui demander un texte. Montherlant lui a répondu qu’il en avait un tout prêt pour lui, mais qu’il venait d’être frappé d’une interdiction de rien publier pendant un an, à compter d’octobre dernier. Le jury chargé d’examiner son cas était composé de six écrivains. Quatre se sont défilés. Deux sont restés pour décider de son sort. Dans ces deux, le nommé R. C’est bon à savoir. R. a écrit un excellent article sur le Choix de pages. Je me proposais de le remercier, le jour que j’aurais le courage de me mettre à écrire toutes les lettres de ce genre que j’ai sur la planche. Je m’abstiendrai.

    Cette décision, du délai d’une année à ne pouvoir rien publier à compter d’octobre de cette année, rendue, il a été constaté qu’on fait erreur, et que c’est à compter d’octobre 1945 que courait l’année. Elle se trouve écoulée et Montherlant retrouve sa liberté.

    Jean-Jacques Pauvert m’a raconté que Montherlant, après lui avoir raconté la décision d’interdiction dont il venait d’être frappé, s’est mis à lui dire : « C’est extraordinaire. On s’en prend à moi. Et H., et I. ? On ne leur dit rien, on ne s’occupe pas d’eux ? » Il faut avouer que c’est peu joli de sa part.

    Jean-Jacques Pauvert est devenu le représentant, le mandataire, le démarcheur d’une sorte de société de cinéastes bibliophiles colossalement riches, -ce qui n’est pas fait pour étonner,- qui font imprimer pour eux seuls, à environ 50 exemplaires, des textes qui leur plaisent, ces exemplaires donc hors commerce. (…)

    Ce jeune et charmant jeune homme a déjà toutes sortes de relations dans le monde littéraire. Cocteau (il est vrai que c’est encore seulement par téléphone), Albert Camus qu’il juge comme moi un utopiste, écrivant dans les nuages (…), le critique littéraire Maurice Nadeau (…)

    Jean-Jacques Pauvert m’a dit aussi, ce que je note sous toute réserve, (…) qu’il paraît que Gide est « terrifié », c’est le mot que Pauvert a employé, à la pensée de ce que mon Journal peut contenir sur lui. (…)

    Chaque fois que Jean-Jacques Pauvert vient me voir, cadeau d’un paquet de tabac. C’est quelque chose !

    Jeudi treize février mil neuf cent quarante-sept :

    A table, on parle du livre de souvenirs de Maurice Sachs qui vient de paraître. Jean-Jacques Pauvert m’en parlait justement hier, à propos du chapitre qu’il contient sur Cocteau, et surtout du chapitre sur Sachs lui-même, sa jeunesse, ses faits et gestes, extrêmement émouvant selon Jean-Jacques Pauvert. Même jugement de Paulhan.

    Jeudi vingt-six juin mil neuf cent quarante-sept :

    A sa dernière visite, le jeune Jean-Jacques Pauvert m’avait fait valoir la publicité qu’il fait pour la petite plaquette qu’il devait éditer avec le fragment de mon Journal à paraître dans L’Arche, cela pour m’amener à revenir sur mon refus de faire cette plaquette. Ce matin, longue lettre de lui, dans laquelle il revient sur le sujet dans le même sens, et en même temps sur la question de l’édition du Journal, m’offrant de me faire rendre visite par je ne sais quelles gens pour lesquels cette édition devait être faite, ou me faire déjeuner avec eux à Paris, -cela également pour me faire revenir sur mon refus de faire cette édition.

    Je lui ai fait sur le champ ma réponse, et dûment motivée, ajoutant qu’il n’a à s’en prendre qu’à lui : je maintiens mon non, pour les deux affaires.

    (…)

    Eté à Paris, pour la subsistance du Chinois. Passé au Mercure. Vu M. Hartmann, survenu dans le bureau des abonnements. Il me parle le premier de la plaquette Jean-Jacques Pauvert (Editions Palimugre) et de l’annonce parue dans la Bibliographie, qu’il me fait chercher par Maurice et qu’il me montre. Tirage annoncé : 100 ex. à 175 francs l’exemplaire. Après le titre ceci : « Le texte le plus sentimental de l’auteur du Petit Ami. » M. Hartmann me dit que cette annonce, ½ page, coûte au moins 15 000 francs. Je le regrette pour le jeune Pauvert. Comme je le lui ai dit dans ma lettre : « Pourquoi avez-vous fait de la publicité avant que la plaquette fût imprimée. »

    Jeudi douze février mil neuf cent quarante-huit :

    Marcel Aymé a pu voir le plaisir que j’avais à le connaître par mes paroles d’accueil quand Mme Gould me l’a présenté (privilège de l’âge). Je le lui ai exprimé et répété. Jean-Jacques Pauvert, qui m’a un jour parlé de lui, m’a dit qu’il parle très peu et écoute ce qu’on lui dit, sans guère un mot. Assis à côté l’un de l’autre, dans un coin du petit salon, au café, il n’a guère fait que m’écouter, répondant seulement d’un mot ou deux à mes questions. Il habite Montmartre, rue des Saules, un endroit tranquille, dit-il.

    Mercredi dix-huit février mil neuf cent quarante-huit :

    Enfin, il (Anacréon) m’a fait part de la proposition de Daragnès de faire l’édition de mon Journal sur les mêmes bases et dans les mêmes conditions que celles que je devais faire avec Jean-Jacques Pauvert. Tirage, droits d’auteur, tels que je les fixerais. J’ai dit à Anacréon qu’il n’a rien à espérer à ce sujet, le travail à faire pour une édition complète m’assommant et que je n’espère guère m’en occuper jamais moi-même.

    C’est la dernière occurrence du nom de Jean-Jacques Pauvert dans le Journal de Paul Léautaud qui s’achève le vendredi dix-sept février mil neuf cent cinquante-six (cinq jours avant sa mort à quatre-vingt-quatre ans). Le jeune Pauvert n’a jamais pu publier quoi que ce soit du vieux Léautaud, dont il a maintenant dépassé l’âge de la mort.

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