• Lisant Le Livre des adieux de Iouri Olecha

    La nuit, avant de m’endormir et quand je me réveille au milieu, je lis avec grand plaisir Le Livre des adieux. L’auteur en est Iouri Olecha. Il a été co-publié par Anatolia et les Editions du Rocher en deux mille six. On le trouve en ce moment soldé à Paris chez Mona Lisait.

    Je ne connaissais rien d’Olecha avant, jamais même croisé son nom. Maintenant, je sais que, d’origine polonaise, il est né près d’Odessa en mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf et mort à Moscou en mil neuf cent soixante et qu’il est l’auteur de L’Envie, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature russe de l’entre-deux-guerres.

    Pas de chance quand on est écrivain (ou artiste) de vivre à cette époque en cet endroit. Olecha doit se compromettre avec le régime stalinien et accepter que pour être jouées ses pièces soient censurées. Il se réfugie dans l’alcool et dans l’écriture de fragments qu’il empile du début des années trente à la fin des années cinquante sans espoir de les voir publiés.

    Ce sont ces fragments qui font Le Livre des adieux, moitié journal moitié mémoires, paru en Russie cent ans après la naissance de leur auteur.

    On y croise Gorki, Babel, Boulgakov, Meyerhold ou Maïakovski ainsi que des écrivains ou artistes moins connus dont certains furent fusillés ou déportés en ces temps de terreur communiste. Cette année, le printemps sue l’angoisse, note Olecha au début de ses fragments.

    Outre le côté témoignage, ce qui me plaît chez Iouri Olecha, c’est ce qu’il dit de lui, son absence d’illusions sur lui-même. Ainsi ceci :

    Mais il n’y a que du froid dans mon âme. Un vil égoïsme. Suis-je le seul à être ainsi ? Ou bien est-ce le cas général ? Si je suis le seul, cela signifie que je suis un monstre et que je dois me claquemurer entre mes quatre murs et me taire ; si c’est le cas général, alors, comment vivre ?

    Ou ceci :

    Je déménageai à Moscou, mon lien avec mes parents se rompit, mon père m’écrivait des lettres, je n’y répondis qu’une fois, des années passèrent ainsi, j’ai récemment reçu une lettre où mon père dit qu’il a trouvé un emploi dans un hôtel de Grodno. La tombe de ma sœur est restée sans plaque, je n’ai pas fait ce que m’avait demandé ma mère. Je ne regrette ni ma sœur, ni maman, ni mon père. L’intellectuel sentimental que je suis s’est conduit comme un barbare.

    La sœur d’Olecha est morte à vingt-deux ans quand lui en avait dix-neuf, du typhus qu’il lui avait donné :

    Ma sœur était pour moi un être étonnant. Non, à vrai dire, dans ma relation avec ma sœur, il y avait bien des choses qui aujourd’hui m’étonnent : il est absolument évident que je voyais en elle une femme. Je me livrais parfois à des actions qui donnaient à penser que je la voyais précisément ainsi. Ainsi je l’enlaçais, ainsi j’avais envie de l’embrasser dans le cou, d’embrasser ses bras nus lorsque je les voyais. Elle ne s’y opposait pas. Au contraire, cela lui plaisait. Je nous revois assis sur le bord du lit où je m’apprêtais à me coucher –ma chambre était à la croisée des pièces de l’appartement–, il est tard, tout le monde dort, nous ressentons l’état douloureux et doux d’êtres faits pour se donner l’un à l’autre mais qu’arrête la barrière de la honte, de la responsabilité et de la peur. Je la frôle à chaque instant, je frôle ses jambes et ses épaules nues (elle est sur le point de se mettre au lit) et elle dit pour transformer ce qui est en train de se passer en plaisanterie :

    -Tu as les oreilles brûlantes.

    Il me semble que c’est elle qui m’aurait fait connaître la plus grande volupté que peut procurer la possession d’une femme. Ce que je suis en train d’écrire est-il offensant pour sa mémoire ? Je ne crois pas ! Il me semble qu’une femme ne peut jamais se sentir offensée d’être reconnue comme telle, quand bien même cette reconnaissance serait le fait d’un babouin, pour ne pas parler d’un frère !

    Le fragment suivant débute ainsi : Elle est morte la veille de Noël. J’ai vu l’instant de sa mort.

    *

    Café verre d’eau au Marégraphe jeudi après-midi, il fait doux. Sur l’autre rive, la foire Saint-Romain se met doucement en route, cette année pas de grande roue.

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