• Soulèvements de Jean-Jacques Lebel à la Maison Rouge

    J’arrive vers seize heures ce mercredi à la Maison Rouge (fondation privée créée par Antoine de Galbert dans une ancienne usine au numéro dix du boulevard de la Bastille). J’ai le temps de visiter une première fois Soulèvements, le parcours autobiographique de Jean-Jacques Lebel, connu pour être l’initiateur du happening en Europe. Cela se passait à Venise le quatorze juillet mil neuf cent soixante sous le nom d’Enterrement de la chose. La chose, balancée dans le Canal, était une sculpture de son ami Tinguely. Il s’agissait de dénoncer le marché de l’art, la torture en Algérie et le viol d’une étudiante de Los Angeles par un colporteur de bibles. D’autres happenings suivirent, notamment en France, parfois avec la participation de la Police.

    Ici à la Maison Rouge, JJ Lebel montre quelques-unes de ses œuvres mais surtout ses riches collections personnelles. J’ai l’impression de ne croiser que des amis, de Jack Kerouac à Hans Bellmer en passant par Louise Michel, Jacques Vaché ou Pierre Molinier. Citer tout le monde serait fastidieux.

    Je note sur mon petit carnet Les avatars de Vénus, installation vidéo de JJ lui-même, (des images féminines érotiques issues de tableaux et photos naissent l’une de l’autre en un incessant mouvement sur quatre écrans disposés en carré), un poème de derrière une porte dit par Ghérasim Luca le désespoir a trois paires de jambes/ le désespoir a quatre paires de jambes/ quatre paires de jambes aériennes volcaniques/ absorbantes symétriques/ il a cinq paires de jambes cinq paires/symétriques…, la muraille constituée par l’accumulation de douilles d’obus ornées de la guerre de Quatorze et l’énigmatique tableau anonyme du dix-septième siècle La chasse à la chouette, des oiseaux à tête de notables volètent dont l’un embrasse la joue d’une jeune fille au miroir à demi nue agenouillée sur une sellette qu’un être à monstrueuse figure tient en laisse par la cheville cependant qu’un paysan à la braguette suspecte portant un chat sous le bras me fait « mon œil » (ça c’est une description, quand je pense qu’il y en a qui se contentent de mettre un lien vers l’image).

    A deux endroits, des écrans diffusent des entretiens avec Jean-Jacques Lebel (dont je découvre la bonne tête de Père Noël). Des jeunes gens les regardent, casque sur les oreilles. Une voix attire les miennes, que je reconnais pour l’avoir entendue il y a peu sur France Culture. Je me retourne. Jean-Jacques Lebel est au bar discutant avec deux jeunes femmes. Je trouve plaisant que certain(e)s se contentent de l’image télévisée alors qu’ils ont l’original sous la main (si je puis dire).

    Je m’assois à la table voisine et commande un café verre d’eau. Un jeune homme vêtu comme en banlieue remplace les deux blondes. Il vient pour une interviou. Sa première question est :

    -Que pouvez-vous me dire de vous ?

    La réponse de JJ commence par « Que je suis quelqu’un qui traverse la nuit universelle en tâtonnant… »

    La dernière :

    -Sous la forme d’une onomatopée, quel est votre message pour les jeunes ?

    Lebel réfléchit longuement puis :

    -Zaaaapppp, z, a, p, avec beaucoup de a et beaucoup de p.

    Entre les deux, pas mal d’autres dont celle-ci :

    -Quel conseil pouvez-vous donner aux étudiants qui fréquentent actuellement l’Ecole des Beaux-Arts ?

    Après une légère hésitation, la réponse de JJ est : « De surpasser leurs maîtres », une proposition ô combien décevante.

    J’aperçois alors celle que j’attends, qui me rejoint au bar. La sympathique serveuse accepte de lui préparer un thé bien que ce soit l’heure de fermer boutique.

    Je refais la visite avec celle qui me tient maintenant la main en commençant par La pisseuse, sculpture hommage de Lebel à celle de Rembrandt, pisseuse de résine en pleine action sur la terrasse malgré le froid qui gèle son urine.

    Nous glissons notre participation dans la fente de l’urne de la voiture de science-fiction baptisée Monument à Félix Guattari, d’elle : je ne sais plus quoi, de moi : une page arrachée à mon carnet.

    Nous nous attardons dans la salle dite érotique où sont rassemblés de très beaux Picasso, Bellmer, Van Dongen, Molinier, Masson, Picabia, Monory, Dix (Le Rêve de la sadique, caché derrière un rideau rouge) et Grosz (Deux amantes et Nu féminin avec trois phallus éjaculant).

    -Je reconnais toujours les bites de Grosz, me dit-elle, il n’y a que lui pour les dessiner aussi…

    Nous descendons au sous-sol où nous appelle la voix d’Antonin Artaud « j’ai été malade toute ma vie et je ne demande qu’à continuer… », sur un mur les photos faites par Denise Colomb peu de temps après la sortie d'Artaud de l’hôpital psychiatrique de Rodez dont la chambre est ici entièrement reconstituée, et là la radiographie montrant sa vertèbre brisée par les électrochocs.

    -C’est terrible, me dit-elle.

    D’autres images terribles sont présentées dans un réduit fermé par une porte au-dessus de laquelle une inscription peinte annonce « L’irregardable ». Ce sont celles des tortures d’Abou Ghraïb en Irak. Les côtoient Der Popstar, toile de Blalla W. Hallman (l’ambassadeur de la haine) montrant Hitler éjaculant sur des cadavres et des femmes nues. Depuis quand y a-t-il des images irregardables et pourquoi mettre sur le même plan une œuvre d’art et les photos d’un véritable acte de barbarie, deux questions que je me pose mais ne vais pas poser à Jean-Jacques Lebel.

    Il est temps de quitter la Maison Rouge. Nous dînons d’un bon couscous rue de Budapest à L’Etoile du Sud. Elle me raconte ses nouveaux ennuis, cette vieille dame présentée comme autonome et qui s’avère perdant la tête, cette chambre qu’elle va peut-être devoir quitter à peine installée et pour aller où ?, ses études en péril pour cause de manque d’argent alors que d’autres dans sa classe se vantent d’avoir gaspillé sept cents euros. Le monde est dégueulasse et je sais qu’aucun soulèvement ne le changera.

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