• Un livre parmi deux cent cinquante mille

                Je quitte Rouen en sa compagnie à destination de Notre-Dame-de-Bondeville où se trouve l’un des dépôts de la communauté des chiffonniers d’Emmaüs. Elle espère y trouver encres et pinceaux, j’espère y trouver armoire, étagères et pourquoi pas aussi quelques livres.

                Où donc est-il ce dépôt ? J’avise deux indigènes chenues. Elle baisse sa vitre et les interroge :

                -Emmaüs ? Il faut faire demi-tour et puis passer le casse-gueule…

                -Le quoi ?

                -Le casse-gueule, comme on dit chez nous, enfin la côte quoi… et puis passer la demi-lune, comme on dit aussi chez nous, et puis au rond-point à gauche sous le pont de chemin de fer, après il faut tourner à droite et c’est par là.

                Le casse-gueule, la demi-lune, le rond-point, le pont de chemin de fer, à droite, et maintenant c’est où ? Un jeune fille grimpe la côte à pied, elle aussi cherche Emmaüs, on l’embarque et heureusement parce qu’elle était en train de se perdre. La côte redescendue, avec l’aide de deux branlotins, je finis par trouver le chemin de la Chesnaie où se cache le dépôt-vente.

                Et là, pas de pinceaux, pas d’encres, pas d’étagères, pas d’armoire potable et des livres sans intérêt. Tout ça pour ça.

                -On ne va pas rester sur cet échec, au moins pour les livres, lui dis-je, je t’emmène à la bouquinerie de Quévreville-la-Poterie.

                Nous retraversons Rouen et après douze kilomètres arrivons à la frontière de l’Eure. Deux cent cinquante mille livres nous attendent en pleine campagne. Bien propres, bien rangés et peu chers. Quatre-vingt-quinze pour cent d’entre eux sont sans intérêt pour nous mais cinq pour cent de deux cent cinquante mille livres, ça fait encore beaucoup.

                On cherche, on trouve et quand on a enfin fait le tour de la boutique, je l’invite à me suivre dans la réserve.

                Pour cela, je vais demander l’autorisation à la jeune fille caissière.

                -Oui allez-y, me dit-elle, c’est la porte marquée « Interdit au public ».

                Je pousse cette porte et nous voici dans un immense hangar empli de livres et revues sur tous les thèmes. Cet environnement lui donne envie de faire l’amour, me dit-elle.

                -Je crains qu’il n’y ait des caméras ici, lui dis-je, quelque peu pusillanime.

                Nous ressortons prudemment et payons nos achats respectifs.

                Je suis maintenant propriétaire du Livre des superstitions d’Eloïse Mozzani, un énorme dictionnaire publié chez Bouquins/Laffont. Le feuilletant rapidement, j’apprends qu’il est dangereux pour une jeune fille de poser pour un peintre comme modèle d’une Vierge à l’Enfant, risque de stérilité future. Que c’est une bonne chose de croiser une prostituée le matin dans la rue, cette dame porte bonheur. En revanche, la même prostituée sur un bateau attire la foudre. Les marins anglais, gens pratiques, les jetaient par-dessus bord au dix-septième siècle. Quoi encore ? Tiens, habiter une maison où est mort un prestidigitateur porte malheur. Evidemment, je ne suis pas superstitieux mais je vais quand même me renseigner pour savoir si mon appartement n’aurait pas été loué autrefois à l’un d’entre eux.

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