• Une dernière fois Mona Lisait

    Il en est question chez Boulinier, ce mercredi matin, entre le patron et un interlocuteur bien renseigné, de la faillite des librairies Mona Lisait spécialisées dans la vente des invendus, des livres neufs à prix réduit. Je les écoute du sous-sol où je fouille dans les bacs. Le patron pose des questions de professionnel. Il veut savoir qu’elles étaient celles qui marchaient le mieux.

    -Rue Pavée et Saint-Martin, lui répond l’autre.

    -Et il y a beaucoup de stock ?

    On dirait qu’il veut faire le repreneur. Je passe chez Gibert Joseph puis chez Book-Off Bastille puis déjeune au Rallye d’un coq au vin trop sec avec des tagliatelles fades puis vais voir de quoi il retourne.

    Rue Pavée, la pancarte annonçant la fermeture pour la veille « après vingt-cinq ans d’échanges » est toujours là et le magasin est ouvert. Une femme demande quand à l’un des vendeurs.

    -Ce soir, lui répond-il, on ne pensait pas pouvoir ouvrir aujourd’hui.

    Ici, ce n’est pas comme aux magasins de la Vierge, on ne brade pas, point de charognards, ce pourquoi j’entre. Fip fait le fond sonore, comme d’habitude. Dire que je ne foulerai plus d’un pied incertain les énormes pavés du rez-de-chaussée dédié à ce qu’on appelle les beaux livres (avec son rayon érotique) et ne monterai plus à l’étage dédié à la littérature et aux sciences humaines. Je prends en plusieurs exemplaires Tendre à. de Marie-Laure Dagoit (Derrière la Salle de Bains).

    -Ce n’est pas la peine que je sorte ma carte de fidélité, dis-je au caissier.

    -Ah non.

    Je lui demande s’il y a encore un espoir que certaines des librairies soient reprises.

    -Aucun.

    Je lui dis comme ça me rend triste cette histoire, ajoute qu’évidemment c’est surtout pour lui et ses collègues que c’est grave. Il me remercie et divise ma facture par deux.

    -Ça fera un trou dans l’inventaire mais au point où on en est.

    La voiture à Mappy me filme encore une fois rue des Blancs-Manteaux alors que je me dirige vers la rue Saint-Martin. Là, aucune pancarte n’annonce la fermeture imminente. Je demande pourquoi à la vendeuse qui se trouve au sous-sol (littérature et sciences humaines).

    -Pas envie, me répond-elle.

    -J’ai lu que c’est de la faute de la Cégété si la librairie Le Merle Moqueur a retiré sa proposition de reprise, c’est vrai ?

    -Oui, me dit-elle, j’étais à la réunion, le gars de la Cégété n’y connaissait rien, il a tout fait capoter.

    Elle le qualifie d’un mot énergique que je n’écris pas. Le Merle Moqueur acceptait de reprendre le passif, toutes les librairies et tout le personnel.

    -Oui mais avec trente pour cent de salaire en moins.

    -Non, ce n’est pas vrai, me répond-elle, moi j’aurais gagné trois cents euros de moins par mois mais j’étais prête à ça. Il faut dire aussi qu’il y a des gens dans cette maison qui se prennent pour de grands libraires et qui voulaient plus, alors qu’on n’est pas des libraires, on est des vendeurs de livres. Et maintenant, on est tous au chômage. Moi, à l’âge que j’ai, je serai bien contente si je trouve une place chez Monoprix.

    Je prends en plusieurs exemplaires L’amour est une région bien intéressante d’Anton Tchékhov (Cent Pages) et retrouve cette vendeuse à la caisse.

    -Donnez-moi un euro symbolique, me dit-elle.

    Je lui souhaite bon courage.

      *

    Chez Book-Off, un quinquagénaire à sa fille adolescente :

    -T’as vu, y reprennent les quarante-cinq tours, je vais vendre les miens, j’en ai plein le placard, c’est plus de mon époque.

    Si justement. (Cette façon insupportable qu’ont les fondus de musique rock de dire à tout bout de champ « A mon époque », c’est-à-dire quand j’étais jeune et que la musique que j’écoutais était la meilleure du monde).

      *

    A la gare Saint-Lazare, une annonce qui me plonge brusquement dans mon passé : « Le train pour Ermont-Eaubonne est supprimé faute de matériel ».

      *

    Dans le train pour Rouen, une vieille accrochée à son sac : « On n’est à l’abri de rien aujourd’hui »

      *

    Autres livres rapportés de Paris : Cent onze Gourmelin (Cahier de l’art mineur 16/17), Ecrits intimes d’Isabelle Eberhardt (Payot), Le Désespéré de Léon Bloy (Underbahn), Casanova ou la loi du désir de Corinne Maier (Imago), le tout pour cinq euros.

    Ce dernier livre dédicacé par son auteure : « Pour Sara voisine et néanmoins amie (je plaisante) ».

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