• Mercredi soir, je suis une nouvelle fois sur le côté de la corbeille de l’Opéra de Rouen, là où on ne peut caser ses jambes. Cette salle a été construite pour des humains d’un mètre soixante-huit, nombreux encore après la Deuxième Guerre. Il n’y en a plus guère, au point que celui que je connais de nom doit emporter son pupitre personnel pour se rehausser quand il va aux Etats-Unis voir le président Obama. Pas question d’espérer avoir un fauteuil mieux situé, m’a dit la placeuse, c’est complet. La musique baroque fait recette ; au programme Le Poème Harmonique dirigé par Vincent Dumestre pour Monteverdi, Trabaci et Marazzoli. Du premier, notamment, Il Combattimento di Tancredi e Clorinda, exécuté pour la première fois à Venise en mil six cent vingt-quatre pour le carnaval m’apprend, dans le livret programme, Mario Armellini, maître de conférence à l’Université de Rouen. « Toute la noblesse en resta bouleversée et tellement prise de compassion qu’elle fut sur le point de verser des larmes ; et applaudit à ce genre de chant jamais encore vu ni entendu » a écrit Monteverdi. « Ce qui arrivera encore aujourd’hui à ceux qui se laisseront pénétrer par la charge émotionnelle de cette extraordinaire union de la poésie et de la musique » pense Armellini.

    Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas client du baroque. Au point que j’ai bien du mal à supporter en final La Fiera di Farfa de Marazzoli, mimodramé par les chanteurs et les deux chanteuses vêtues de rouge (elles en font des tonnes). C’est long. Mon voisin de gauche regarde sa montre par deux fois, ce qui ne l’empêche pas d’applaudir comme un dément quand la foire est finie. Il n’est pas le seul. Les bravos fusent et les mains claquent fort, ce qui nous vaut un supplément de Monteverdi. Je déplie mes jambes engourdies, me demandant encore une fois si vraiment tous les autres aiment ça ou si certain(e)s (mon voisin de gauche par exemple) font semblant.

    *

    Jeudi dix heures, je passe à la bouquinerie Le Rêve de l’Escalier. Tous les livres de la vitrine sont ornés d’un superbe bandeau rouge vantant leur contenu. Pour La Bible, cela donne : « Du suspens, des meurtres, de la luxure, tous les ingrédients d’un bon polar »,  c’est un extrait d’une critique de Gala. Pour les Poésies de Milosz : « Les bras m’en tombent », une déclaration de la Vénus de Milo. Nous sommes le premier avril. Ma préférée est celle-ci, concernant la biographie, écrite par Jacques Mousseau, du sage Arnaud Desjardins, « J’adore ce type », un propos de Nicolas le Jardinier.

    *

    Autre histoire de livres du premier avril, je rentre vers seize heures du Vascoeuil ; au niveau de chez moi et de la maison voisine des livres parsèment le sol de la ruelle, abandonnés et de peu d’intérêt (un Alain Minc par exemple). Ne voilà-t-il pas que maintenant on abandonne les livres comme on le fait des chats, à proximité de qui est susceptible de les recueillir. Hasard ou plaisanterie fine, je ne sais.

    Pas plus que je ne voudrais d’un chat pelé si j’aimais les chats, je ne veux de ces livres inintéressants. Une habitante de la venelle, moins exigeante, ramasse le tout avant de rentrer chez elle.

    Partager via Gmail Yahoo!

  • Mercredi, sitôt terminée la visite de la Non Médiathèque avec Rudy Ricciotti, je rejoins à pied la Préfecture de Rouen où le Comité de Soutien à Melissa, élève de l’Ecole Bachelet, appelle à une deuxième manifestation à midi et demie. Je marche en direction d’un nuage noir que n’importe qui verrait comme une métaphore de la situation de cette enfant et de ses parents, mais je n’aime pas les métaphores (malhonnêtetés intellectuelles, ai-je écrit quelque part).

    La drache s’abat lorsque j’arrive, impossible de maintenir ouvert un parapluie à cause du vent tempétueux. Je me colle sous l’avancée de l’horrible église de la Madeleine contre les manifestants déjà là. Cet abri précaire n’empêche personne d’être trempé. Je m’entretiens avec l’une du Réseau Education Sans Frontières. Les nouvelles ne sont pas bonnes : la famille est convoquée devant le Tribunal Administratif, le vingt-sept avril prochain. D’autres cas sont apparus à Rouen et dans sa banlieue proche.

    Eric Besson, dont on peut voir en ce moment la vidéo « J’ai échoué à l’Ena » (portrait d’un futur ministre sarkoziste en jeune arrogant) applique plus que jamais la politique du F-Haine, nouveau texte de loi anti-immigré(e)s, nouveau Centre de Rétention géant au Mesnil-Amelot, et quand il se trouve un cas d’expulsion dont même le Tout Puissant de la République a honte, comme celui de cette lycéenne d’Orléans reconduite à la frontière (comme ils disent) après avoir été arrêtée à la gendarmerie où elle venait porte plainte contre son frère qui la battait puis autorisée à revenir, on voit le préfet désavoué démissionner (s’il existait un Prix Maurice Papon, il pourrait concourir), c’est vraiment un sale temps, nous disons-nous, cependant qu’arrivent Paris Normandie et France Bleu Haute-Normandie.

    La pluie s’arrête. Les camarades d’école de Melissa se regroupent et chantent une petite chanson intitulée Nomade. La dernière fois que je l’ai entendue, c’était il y trois ans je crois, lors d’une manifestation devant la Mairie de Rouen, pour un autre élève de l’Ecole Bachelet prénommé Gracieux, menacé d’expulsion lui aussi. Ce ne fut pas en vain. Il est toujours là.

    *

    Lecture de Metropolis (New York comme mythe, marché, et pays magique) de Jerome Charyn dont la première partie évoque l’arrivée des immigrants à Ellis Island. Il cite ceci, tiré du roman L’Or de la terre promise de Henry Roth :

    Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été créé sans tenir compte de lui.

    Partager via Gmail Yahoo!

  • Dernier jour du Mois de l’Architecture avec en apothéose la visite du chantier de la Non Médiathèque de Rouen en compagnie de son architecte Rudy Ricciotti, ce mercredi matin trente et un mars deux mille dix, soixante-dix inscrit(e)s, deux cents refusé(e)s en liste d’attente, je fais heureusement partie du premier groupe et attend avec mes semblables devant l’entrée du chantier.

    Le vent est violent et froid, les nuages menaçants. Un responsable de l’opération nous invite à attendre à l’abri. Nous le suivons jusqu’au premier étage du bâtiment, immense salle vitrée donnant sur les moches immeubles du quartier Grammont où un café nous est offert, plus qu’à espérer l’apparition du maestro. Yvon Robert, premier adjoint de Valérie Fourneyron (maire de Rouen), est là qui salue ses connaissances.

    Il sort tout à coup avec le président de l’Ordre des Architectes. Tous deux reviennent en compagnie de Rudy Ricciotti. Je comprends alors ce que voulait dire celle qui me rejoint le ouiquennede quand elle m’écrivait en novembre dernier après sa rencontre avec le séduisant architecte à Paris: « ça y est j'ai trouvé un nouveau Dieu, un Maître Adoré, (…/…) un mélange d'Arno, d'Higelin, de Thiéfaine mais aussi d'Elvis, de Tino Rossi, d' Al Capone et de Patrick Sébastien: Ricciotti Le Magnifique... ».

    L’œil las, habilement décoiffé, l’homme de l’art se prépare maladroitement un café puis se lance dans un éloge vibrant des gens du bâtiment sans qui lui ne serait rien, les maçons, ferronniers et autres sachants (comme il dit). Il passe à l’histoire de son bâtiment, autrefois Médiathèque voulue par l’ancienne municipalité (de centre-droit), refusée et transformée en bibliothèque de quartier et lieu d’archivage départemental par la nouvelle municipalité (de gauche) qui voulut d’abord la détruire.

    -On n’arrête pas un porte-avions comme ça quand il est lancé, déclare-t-il.

    Heureusement, dit-il toujours, Valérie Fourneyron et Yvon Robert l’ont compris et ont renoncé à la destruction du bâtiment en changeant sa destination. C’est leur droit, s’ils jugent que la ville de Rouen n’a pas les moyens et s’ils préfèrent partager les frais avec une autre collectivité.

    Il s’en prend par contre à un autre homme politique, Laurent Fabius (alors chef d’agglo), lequel avait déclaré au Point que cette Médiathèque était excentrée et élitiste.

    -J’ai répondu au Point : excentrée ? alors qu’elle est à dix minutes de la gare en bus ! Elitiste ? alors qu’elle est construite dans un quartier où ne vivent que des Arabes et des Noirs !

    Yvon Robert (Robert le Pieux comme l’appelle Félix Phellion) regarde le plafond.

    Rudy remercie ensuite l’Ordre des Architectes qui s’est insurgé contre cette idée de destruction du bâtiment. En revanche, l’Ecole d’Architecture de Rouen n’a rien dit.

    -Ce n’est pas étonnant, ajoute-t-il. Dans les Ecoles d’Architecture, on apprend d’abord à cirer les pompes et à faire des pipes.

    Sur cette vigoureuse formule, il passe le micro à son voisin plus à même de mener la visite et nous voilà parti(e)s. J’apprends que l’immense salle où nous sommes devait être la salle de lecture de la Médiathèque défunte. Elle sera divisée en trois, un bout pour la direction des bibliothèques, un bout pour les archives, un bout pour les techniciens du livre, les trois parties seront séparées par des cloisons transparentes comme on en trouve dans les scouaches. La bibliothèque de quartier sera de l’autre côté avec vue sur le Parc Grammont. Nous montons dans les étages, passons dans des salles d’archivage et des salles de je ne sais quoi puis finissons par arriver sur la terrasse où souffle un vent d’enfer, dominant la Clinique Mathilde, avec belle vue sur la ville. Pendant tout le trajet, Robert le Pieux n’a pas quitté Ricciotti d’une semelle.

    On se perd un peu en redescendant. Ricciotti lui-même ne sait pas où sont les escaliers. Nous arrivons dans une salle qui surplombe un plan d’eau que l’on voit par des hublots dans le sol. Je ne sais pas ce qu’on y fera. Il y aura une cafétéria quelque part.

    La visite s’achève sur la pelouse du Parc Grammont. Ricciotti explique que du lierre grimpera sur les murs et qu’il faut dire aux jardiniers municipaux de ne pas l’arracher, qu’entre le lierre et le béton, c’est toujours le béton qui gagne, puis il demande le micro pour faire une mise au point. On lui a appris (sourire florentin de Robert le Pieux) que Fabius n’a jamais dit ce qu’a écrit Le Point, que c’est une invention de journaliste, et il se lance sur « ces médias qui nous manipulent tous ». Tout à l’heure, Ricciotti le Magnifique disait : « C’est bien, personne ne m’interrompt quand je dis des conneries ». Je ne l’interromps pas.

    Partager via Gmail Yahoo!