• Sur une vitre du premier étage du centre commercial de l’Espace du Palais, depuis plusieurs jours, sans que les forces de l’ordre ne s’en émeuvent, un collage grandeur nature, représentant un homme en treillis muni d’un masque à gaz et d’une batte de baizebaule, déclare à la peinture noire : « Détruis ce qui nous détruit ». Je ne sais s’il vise celles et ceux en face qui servent la Justice en son Palais ou bien les marchands dans son dos.

    Ces derniers n’ont pas besoin de lui pour disparaître. Le magasin Harmonie Tapissier Décorateur est fermé depuis un certain temps. Pier Import vit ses derniers jours. Quant à la Fnaque, que va-t-elle devenir quand sera ouverte celle envisagée à Tourville-la-Rivière ?

    Je vais une dernière fois, ce samedi matin, chez Pier Import où par le passé j’ai acheté moult bougies, bâtons d’encens et liquides pour brûle-parfum, aussi un hamac pour l’une de mes nièces et des tabourets pour mon bar. Lors de mon dernier passage, pendant la froidure de début janvier, l’endroit avait l’air désolé et les vendeuses y travaillaient sans chauffage.

    Cette fois c’est pire, le magasin est quasi vide, ce qui met bien en évidence les taches sur la moquette. La marchandise rescapée est à moins soixante-cinq pour cent. Des affichettes signalent la grande braderie des licenciements. Je signe la pétition qui ne sert à rien. C’est plutôt un registre de condoléances. La responsable et sa vendeuse sont en noir, à qui je souhaite bon courage après avoir payé.

    Je ressors avec deux vaporisateurs d’huile de massage, l’un senteur figuier, l’autre senteur verveine concombre. Malheureusement, ce n’est pas pour ce ouiquennede. Celle qui étudie à Paris est contrainte d’y rester pour cause de travail intense. Une obligation d’autant plus cruelle que ce dimanche est la journée mondiale des zones humides.

    *

    Rue Martainville, un grand dadais vêtu d’un souite marqué Anarchy à son semblable : « Si tu veux, on peut aller boire une petite mousse ou une connerie comme ça ».

    *

    La municipalité Fourneyron qui colle une amende de soixante euros au Collectif « Stop EPR à Penly ou ailleurs » pour un autocollant apposé sur la voie publique. A Rouen, droite ou gauche, selon la formule que j’adore : l’affichage libre est strictement réglementé.

    *

    Une lectrice m’écrit qu’elle vient de découvrir mon texte concernant le Musée Robert Tatin. Elle me narre un souvenir personnel lié à cette maison. Je lui réponds qu’elle m’a déjà raconté ça le treize novembre deux mille sept.

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  • Je suis comme Renan Luce, j’ai toujours préféré aux voisins les voisines, regrettant seulement l’invention du rideau.

    Cependant, je n’ai pas le pouvoir d’empêcher que le genre masculin habite l’immeuble d’en face. Ainsi, j’ai cohabité pendant à peu près deux ans avec l’un de ces mâles, un peu encombrant, il vient de déménager.

    Durant ce temps, j’en ai appris pas mal sur lui. On n’a pas idée comme le son traverse les murs de ces vieilles maisons à pans de bois. J’ai pu suivre, mieux que dans une émission de télé réalité, la vie d’un Procureur de la République, amateur de musique rock des années de sa jeunesse et de feuilletons policiers de quatrième catégorie qu’il suivait en pleine nuit le son à fond sans se soucier de ses voisin(e)s, à croire que la Justice n’est pas seulement aveugle.

    Le meilleur, c’était quand il était bloqué chez lui certains ouiquennedes pour cause de permanence. J’ai connu de près certaines affaires. Je me souviens de l’une d’elles, qui lui valut de nombreux téléphonages en provenance de l’Hôtel de Police, et de son élégante conclusion :

    -Y veut toujours rien vous dire et bah, refoutez-le en garde à vue !

    L’appartement est en travaux. Aurai-je la chance d’avoir une voisine ?

    *

    Ça, c’est une notule. J’ai décidé de faire suivre mon propos d’une ou de plusieurs, selon les jours, à compter de ce jour.

    *

    A chaque extrémité de la rue Saint-Nicolas, une banderole invite le quidam à venir fêter la Saint-Nicolas le premier ouiquennede de décembre. Nous sommes fin janvier. Cela donne une idée du dynamisme des commerçant(e)s du coin.

    *

    Proverbe chinois lu dans Shanghai : opium, jeu, prostitution (Editions Picquier) : « Quand l’arbre est abattu, les singes n’ont plus qu’à se sauver. »

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  • Par hasard, deux jours avant sa fermeture, j’apprends l’existence d’une exposition de deux semaines consacrée à l’affichiste Léo Kouper au Centre Socioculturel André-Malraux de Rouen.

    Léo Kouper, je connaissais certaines de ses affiches avant de savoir son nom et qui il est. J’ai appris tout ça il y a quelques mois, par un reportage de France Trois Haute-Normandie. C’est qu’il vit à Sommery en Seine-Maritime, en pleine forme à quatre-vingt-trois ans.

    Ce jeudi, en début d’après-midi, je prends le Té Deux en direction de Bihorel Tamarelle, descends à Malraux au lieu-dit Les Hauts de Rouen, demande à l’un qui fait de même où se trouve ce Centre Socioculturel.

    J’y arrive juste pour l’ouverture. L’exposition est là dès l’entrée, en deux salles. Je l’ai pour moi seul. Elle commence par les tableaux d’où furent tirées les affiches des films de Charlie Chaplin dont certaines figurent sur un autre mur. Léo Kouper a beaucoup travaillé pour le cinéma avant que celui-ci ne fasse plus appel au dessin. On trouve là ses affiches pour Mon Oncle de Jacques Tati, Le Miraculé de Jean-Pierre Mocky, La fille du garde-barrière de Roland Topor et Jérôme Savary (à l’époque du Magic Circus), Les Mistons et Une visite de François Truffaut, Une histoire d’eau du même et de Jean-Luc Godard et bien sûr celle d’Emmanuelle, qui lui valut un prix à Cannes, son chef-d’œuvre. Il y a là aussi le tableau préparatoire de l’affiche pour Baby Doll, et puis les publicités qu’il fit pour le champagne Alaya, les petits pois Cassegrain, les bières de Lutèce, le chocolat Mon Chéri, alimentaires et savantes.

    Désormais Léo Kouper travaille pour le théâtre ou l’opéra. Sont là ses affiches pour La Pie Voleuse, L’Arlésienne, le Malade imaginaire, L’Ecole des cocottes (un corps féminin dont les poils pubiens sont des cocottes en papier). Il fait aussi dans le dessin d’humour avec une série sur le thème du peintre et son échelle.

    Je regarde de près, accroupi (c’est placé trop bas), les dessins préparatoires aux cinq panneaux qu’il a conçus en deux mille neuf pour la boucherie Dufils à Forges-les-Eaux.

    Un téléviseur posé en hauteur sur une structure branlante permet de regarder, debout, un court-métrage consacré à l’affichiste. On y voit entres autres Pierre Etaix et Pierre Tchernia dirent tout le bien qu’ils en pensent. « La bonne affiche, c’est la simplicité, avec un peu de poésie pour que ça reste dans la mémoire » explique Léo Kouper (un Charlot dessiné avec de minuscules chapeaux melon, le sourcil de Carmen en forme de taureau). Il dit aussi, à propos de ses affiches politiques non visibles ici (contre la guerre, contre la marée noire), qu’une affiche, ce doit être un cri silencieux.

    « Avez-vous compris que je l’aime beaucoup » c’est ce que dit Pierre Tchernia. Je suis comme lui.

    Avant de partir, je m’entretiens avec le responsable et des employées de ce centre fâcheusement qualifié de socioculturel, regrettant de n’avoir pas su plus tôt, de ne pas avoir pu être présent au vernissage. On m’inscrit sur la liste, on me donne des affiches et des flayeures (un Léo Kouper souriant en feuilles de papier à dessins) et je vais attendre le bus.

    Un homme bricole le moteur de sa voiture cependant qu’une voiture de police passe au ralenti dans un décor d’immeubles condamnés ou en réhabilitation. C’est juste pour me rappeler qu’ici je suis dans une cité (comme on dit). Bientôt, je redescends en ville (comme on dit aussi). L’ambiance musicale est assurée par les jeunes gens qui vont rêver ailleurs. 

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  • Longtemps aussi que je ne suis allé au Conservatoire de Rouen, me dis-je ce mercredi en attendant avec quelques-un(e)s l’ouverture des portes. M’attire là ce soir un duo composé d’une Suédoise au violon et d’un Sénégalais à la kora. Elle s’appelle Ellika Frisell et est bien connue dans le milieu du folk scandinave. Il s’appelle Solo Cissoko et a joué avec Youssou N’Dour et Touré Kunda. Les Parisien(ne)s ont pu les entendre au Bataclan.

    En première partie, les membres de l’atelier de chant traditionnel du Conservatoire doivent montrer ce qu’ils savent faire.

    Une musique sud-américaine enregistrée descendant du balcon anime la salle cependant que le public s’y installe, quasiment que des étudiant(e)s de la maison. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, aucune publicité n’a été faite pour ce concert gratuit, d’où un grand nombre de fauteuils inoccupés.

    Quatre filles et un garçon avec un violon chantent des chansons venues des Balkans. Elles et lui méritent des applaudissements.

    La jolie Scandinave et le bel Africain chanteur, violon et kora électrifiés, prennent place sur la scène et c’est parti pour une musique mêlant élégamment la polska suédoise (à trois temps) et les mélodies mandingues (à quatre temps). En français et en anglais, le duo explique sa pratique, la résumant en une phrase : « C’est la musique qui décide ».

    C’est le premier concert d’Ellika et Solo en Normandie, nous disent-ils. Ils sont contents d’être là, dans cette petite salle, invités grâce à un certain Fred. Moi je suis content d’entendre le panachage de la rugosité féminine du violon et de la suavité masculine de la kora. Je les reverrais avec plaisir. Ces deux-là, c’est sûr, s’aiment.

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  • Longtemps que je n’ai vu un film en salle, ai même raté l’Agora du Cinéma Coréen, déplacée cette année au Pathé Docks, trop loin pour moi qui ne peux aller au cinéma que si celui-ci se trouve à cinq minutes à pied (sinon mon désir tombe).

    L’occasion se présente. Je suis toujours abonné à Télérama (certains jours je me demande si ça va durer), précisément à l’édition parisienne dont le supplément me tient au courant des expositions dans la capitale, et donc j’ai ma petite carte pour aller voir, à trois euros la place, les « meilleurs » films de deux mille neuf. A Rouen, cela se passe au Melville, cinéma moribond.

    Vendredi en fin d’après-midi, je vois Still Walking d’Hirokazu Kore-Eda, une réjouissante histoire de famille qui montre bien comme c’est partout pareil quand se retrouvent pour un repas festif parents frères sœurs et pièces rapportées. Dommage que le réalisateur croit utile de terminer son film par une coda (comme on dit en musique) montrant ce qui advient dix ans après. Je n’aime que les fins ouvertes.

    Lundi midi, je vois Whatever Works de Woody Allen, une savoureuse comédie où l’on retrouve toutes ses obsessions du réalisateur, personnifié ici par ce misanthrope claudiquant Boris Yellnikoff que joue Larry David. J’aime Woody, notamment parce qu’il raconte toujours la même histoire.

    Mardi en fin d’après-midi, je vois Le Ruban blanc de Michael Haneke, palme d’or à Cannes, reconstitution historique en noir et blanc, de facture bien trop classique pour me plaire. C’est tellement moralisateur aussi. Décidément, je n’aime pas les films à message.

    Très peu de monde lors des deux premières séances, davantage pour la troisième, le cinéma même à trois euros ne fait pas forcément recette. C’est l’une des raisons qui font que Le Melville est condamné. L’autre est due à la politique locale. Les tenants d’Albert (tiny), ancien maire droito-centriste, et de Fourneyron (Valérie), maire actuelle socialo-écolo-communiste, s’accusent mutuellement, fallait pas ouvrir un cinéma Pathé dans le centre commercial des Docks (la faute à Albert), fallait pas racheter l’ancien Gaumont de la rue de la République (la faute à Valérie).

    Je pense plutôt que ce film catastrophe est une coproduction. Les politiciens et politiciennes locaux sont très doués pour faire les mauvais choix, quelle que soit leur étiquette.

    Quatre intrépides (dont Jean-Michel Mongrédien, l’actuel patron du Melville) sont en concurrence pour reprendre cet ancien Gaumont devenu propriété de la ville. Le gagnant en fera, sous la surveillance de la municipalité, un cinéma qui s’appellera sans doute Le République.

    Si j’en juge par le nombre et l’âge de celles et ceux qui fréquentent à Rouen les salles dites d’Art et Essai, il serait plus réaliste de lui donner pour nom Le Gouffre.

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  • Dimanche, c’est seul que je me rends à l’Opéra où l’on danse en après-midi (elle, repartie à Paris dès le matin pour cause de travail en groupe avec des élèves de l’Ecole d’Architecture de Versailles). Mon billet m’apprend que j’ai une place un peu décentrée en corbeille mais je déchante quand je constate que je ne peux m’y caser entièrement. Je vise une place meilleure restée libre et au moment de la fermeture des portes je m’y installe.

    Un homme muni d’un micro annonce le concert donné dimanche prochain au profit d’Haïti par l’Orchestre de la vénérable maison sous la direction de son chef Oswald Sallaberger puis ce même Orchestre s’accorde dans la fosse. Des applaudissements signalent l’entrée du chef invité invisible Maximiano Valdés. Le rideau s’ouvre sur les danseurs et danseuses du Centre Chorégraphique National/ Malandain Ballet Biarritz pour Carmen.

    Plutôt que d’utiliser la musique de Georges Bizet, Thierry Malandain, chorégraphe et directeur, a choisi La Jeune fille et la mort de Franz Schubert orchestrée par Gustav Mahler pour narrer cette histoire d’amour et de mort. La demoiselle qui joue Carmen le fait avec beaucoup de conviction, notamment lors de la scène de rapprochement avec Don José, pendant laquelle les ombres en font plus que les personnages. On est dans le registre qu’affectionne l’Opéra de Rouen dirigé par Daniel Bizeray (qui bien que parti est responsable du programme actuel), celui du ballet néoclassique avec petites audaces par-ci par-là.

    Après l’entracte, les mêmes dansent L’amour sorcier sur la musique de Manuel de Falla avec la participation de la mezzo soprano Patricia Fernandez. Je suis heureux d’entendre de la musique espagnole, si rarement donnée ici.

    Evidemment le public rouennais, majoritairement d’arrière-garde, est ravi et applaudit copieusement. Tout le monde sur scène salue plusieurs fois. Thierry Malandain, bien que né au Petit-Quevilly, n’est pas dans le coin.

    Pendant la sortie, j’entends qu’une a quand même été choquée, pour qui La Jeune fille et la mort, dit-elle, c’est sacré :

    -Pourquoi il a pas pris la Carmen de Bizet. C’est un sacrilège. Et puis la scène de Kama-Sutra, j’ai trouvé ça un peu… enfin… tu vois ce que je veux dire.

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  • Peu de concerts de chansonnette à la française me tentent cette saison dans l’agglomération rouennaise. Toutefois, j’ai un billet pour celui que donne Clarika au Théâtre Charles-Dullin du Grand-Quevilly et, comme c’est un samedi, un second pour celle qui n’est là que le ouiquennede. J’ai écouté, il y a peu, après l’achat de ces billets, le dernier cédé de la chanteuse. Il m’a globalement déçu, une très bonne chanson, les autres entre moyennes et faiblardes.

    Le placement est libre. Nous sommes les premiers de la file qui attend l’ouverture des portes. Cela fait, nous disposons d'excellentes places. La salle s’emplit doucement. A la fermeture des portes, ce n’est pas complet.

    Clarika et ses quatre musiciens entrent sur le plateau, elle vêtue comme la voisine de palier et eux comme les collègues du bureau, avec une dominante mauve. Elle commence par les chansons de son dernier disque qui ne me plaisent pas, notamment deux où elle raconte sa vie de mère de famille. C’est mieux ensuite où elle pioche dans ses anciennes ritournelles puis ça retombe. En fond de scène, un soin particulier est apporté à l’éclairage, façon feu d’artifice ou fête foraine.

    On dirait que cette fille ne sait pas ce qu’elle veut, Tantôt côté chanson gentillette à la Sheila, tantôt côté chanson hargneuse à la je ne sais qui, certaines bien écrites, d’autres mal foutues. Celle qui m’accompagne est comme moi, mi déçue, mi contente. Le reste du public semble satisfait, qui fait ovation debout, bien obligés de suivre, nous deux.

    Je sais exactement ce qu’il faudrait pour que ça devienne bien, que Clarika passe dans la catégorie supérieure. Je pourrais lui dire quelles chansons virer et comment améliorer la mise en scène, mais non, elle restera une chanteuse entre deux eaux, pour un public restreint pas trop exigeant. Quant à moi je continuerai à trier, faisant mienne telle ou telle chanson.

    Ainsi sur le dernier cédé, ce Bien mérité dont j’aime la violence :

    La petite carte en plastique que l’Etat m’a donnée,/ Ah ouais, je l’ai bien méritée/ Naître en République dans une clinique chauffée/ Ah ouais, je l’ai bien mérité/ Les bancs de mon école, le pouvoir d’étudier/ Ah ouais, je l’ai bien mérité/ Aller voir mon docteur quand j’me sens fatiguée/ Ah ouais, je l’ai bien mérité/ La douceur de l’enfance, l’amour qu’on m’a donné…

    Bah ouais, c’est vrai, j’y avais pas pensé/ Bah oui, pardi, on me l’a toujours dit/ Bon sang, c’est sûr, c’est la loi de la nature/ C’est l’évidence, t’avais qu’à naître en France…

    Et tans pis pour ta gueule si t’es né sous les bombes/ Bah ouais, tu l’as bien mérité/ T’avais qu’à tomber du bon côté de la mappemonde/ Bah ouais, tu l’as bien mérité/ Si la terre est aride, y’a qu’à trouver d’la flotte/ Bah ouais/ Un peu de nerf mon gars pour la remplir ta hotte,/ Bah ouais/ On prend pas un bateau si on n’sait pas nager/ Bah non/ On n’a que ce qu’on mérite, alors t’as mérité…

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  • La partie publiée du Journal de Jean-Patrick Manchette dont j’achève la lecture se termine en mil neuf cent soixante-quatorze alors qu’il se trouve près de Louviers, ayant loué pour les vacances de Pâques une maison sur le domaine du Moulin d’Andé, cette vaste propriété où Suzanne Lipinska fait œuvre de mécène, un lieu fréquenté jadis par Georges Perec (il y écrivit une partie de La Disparition) et François Truffaut (c’est là que Jeanne Moreau chante Le Tourbillon dans Jules et Jim).

    Digression : j’ai passé une après-midi au Moulin d’Andé en ce début des années soixante-dix auprès d’une fille qui dans une dépendance avait un atelier de poterie, entraîné là par des plus atteints que moi qui voulaient apprendre la céramique pour changer de vie. J’ai eu du mal ce jour lointain à m’intéresser à la glaise. S’il y a une chose dont j’ai depuis toujours horreur, c’est de me salir les mains.

    En mil neuf cent soixante-quatorze, l’écrivain de romans policiers adaptés au cinéma qu’est devenu Manchette a quelques moyens financiers et cela lui change la vie. Il voyage J’ai oublié mes mules en Italie. Elles étaient heureusement très usagées (vendredi quinze mars) et prend vacances, au Moulin d’Andé donc, mais Nous n’avons pas contact avec les gens du Moulin. Nous en aurons, je pense un soir, par politesse (mercredi vingt-sept mars).

    Le Journal de Jipé Manchette s’orne, surtout au début, de coupures de presse qui le confortent dans son rêve de fin prochaine du monde spectaculaire marchand (comme disaient les situs). Parmi celles-là, page cent quatre-vingt-treize, une tribune libre du journal Le Monde signée Achard de Préville, lequel expliquait en soixante-neuf comment les syndicats freinaient les mouvements revendicatifs à l’usine Renault de Cléon.

    Achard a bien réussi son coup, le voilà dans le Journal de Manchette.

    Je me souviens de lui, croisé régulièrement à la Mairie de Louviers quand c’était l’extrême-gauche libertaire qui la tenait. Il y était conseiller municipal (il l’est encore mais le fils Martin qui tient la Mairie au présent est loin de valoir le père).

    Je me souviens aussi de ce que j’écrivais avant d’écrire : des textes politiques qui étaient publiés en tribune libre dans différents journaux de ce bord pendant ces années-là.

    Je me rappelle notamment un texte signé de moi que fit paraître La Gueule Ouverte, l’hebdomadaire de l’écologie politique radicale, juste avant la fâcheuse manifestation de Malville.

    J’y dénonçais les va-t-en-guerre qui appelaient à attaquer le chantier de la centrale nucléaire Superphénix le trente et un juillet mille neuf cent soixante-dix-sept. S’il y a un mort, ce sera la fin du mouvement antinucléaire, écrivais-je en substance.

    Ce jour-là, sous la pluie battante, soixante mille manifestant(e)s se trouvèrent face à cinq mille Céhéresses et Gardes Mobiles équipés d’hélicoptères, de véhicules amphibies et de ponts mobiles, accompagnés d’un régiment de parachutistes et des brigades anti-émeutes.

    Lors de l’attaque du chantier de la centrale, il y eut un mort chez les manifestants (Vital Michalon) et deux blessés graves, l’un fut amputé de la main (Michel Grandjean) et l’autre fut amputé du pied (Manfred Schultz). Un policier anonyme eut la main arrachée par sa propre grenade offensive.

    La semaine qui suivit, en guise de protestation contre les violences policières, je fus de celles et ceux qui, avec le soutien de la municipalité de Louviers, occupèrent les locaux d’Electricité de France à Evreux.

    La suite a montré que j’avais raison : ce fut en France la fin du massif mouvement antinucléaire. Aujourd’hui, seul le groupusculaire Réseau Sortir du Nucléaire arrive parfois à se faire entendre.

    Quelques années plus tard, alors que je vivais au Bec-Hellouin, j’ai tout brûlé dans le jardin de mon passé contestataire. Je n’ai donc plus l’article paru dans La Gueule Ouverte. Peut-être un jour réapparaîtra-t-il dans le Journal de je ne sais qui, témoignage de celui que j’étais avant d’écrire pour de vrai, déjà convaincu qu’il ne faut pas écrire de stupidités.

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  • Jamais je n’ai lu les romans policiers de Manchette, mais suis fort curieux de son Journal (dont la partie concernant ses débuts est publiée chez Gallimard) pour la raison que Jean-Patrick et moi avons vécu notre jeunesse dans la France de Soixante-Huit et d’après.

    Un drôle de type le jeune Manchette, tâcheron de l’écriture, acceptant n’importe quel boulot alimentaire dans la sous littérature et le cinéma de série zed, ayant sur tout et sur tous des jugements manichéens, soutenant les idées situationnistes tout en rêvant de réussite sociale et d’accession à la propriété, croyant mordicus que le capitalisme va s’écrouler bientôt, l’espérant et le craignant, jamais plus heureux que lorsqu’il s’achète un produit de consommation tout en étant ravi des attentats contre le monde marchand. Il y a des moments où je souhaite très vivement la conservation du capitalisme, écrit-il le lundi six janvier mil neuf cent soixante-neuf, ajoutant le dix octobre de la même année Le triomphe de la réaction me simplifierait bien l’existence.

    C’est assez émouvant de le voir se débattre dans la misère avec Mélissa, sa femme, et  Tristan, son enfant, picolant plus qu’il ne faut et abruti de travail. Les cadeaux qu’ils échangent sortent tout droit d’une chanson de Boris Vian. Ainsi en décembre soixante-dix, Jean-Patrick offre à Mélissa une Cocotte-minute, un collier fantaisie, une ceinture, les Manifestes du Surréalisme, un coupe-frites, une bonde de lavabo, un tube fluorescent pour la salle de bains et une grosse chemise trop grande cependant que Mélissa offre à Jean-Patrick une merveilleuse chemise hippie, une très belle veste de laine, un portefeuille, des chenilles et du liquide nettoyant pour fume-cigarette, une grande tasse pour boire son café au lait et le premier volume des mémoires de Makhno.

     Ils font des virées jusqu’à la résidence secondaire de ses parents à lui près de Dieppe : A Berneval, nous cohabitons avec ma mère, toujours aussi stupide, grossière, méchante et hystérique (samedi quinze août mil neuf cent soixante-dix), voient énormément de films au cinéma et à la télé : En voyant la date que je viens d’écrire, je constate qu’il faut changer la bagnole de côté, ce qui est emmerdant car je suis déjà en pyjama (samedi quinze novembre mil neuf cent soixante-neuf) et lisent moult livres qu'il énumère.

    La maison Gallimard aurait d’ailleurs été bien inspirée de me faire connaître la liste de ces lectures avant édition, je lui aurais évité deux erreurs grossières dues sans doute à l’écriture mal lisible de l’auteur : ce livre de Jacques Sadoul intitulé  Deiga Jertov au lieu de Dziga Vertov et celui de Bernard Noël (Urbain d’Orlhac) Le Château de scène au lieu du Château de cène

    Incidemment, je retrouve dans les lectures de Jipé Manchette tous les livres de science-fiction que j'ai lus à cette époque, me demandant qui aujourd’hui lit de la Hesseffe.

    Je note :

    Il faut m’astreindre à n’écrire ici que lorsque je suis de bonne humeur, et surtout pas quand je me crois malheureux. Le chagrin rend stupide. Il ne faut pas écrire de stupidités. (jeudi vingt-neuf décembre mil neuf cent soixante-six)

    Je suis un type à qui les excentricités n’iraient pas très bien. (samedi vingt et un janvier mil neuf cent soixante-sept)

    Seule question : si rien n’arrive, qu’arrive-t-il ? (vendredi cinq avril mil neuf cent soixante-huit).

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  • Quand je quitte mon logis, dès potron-jacquet ce mercredi, je sais que je vais me faire saucer toute la journée, et c’est sous le parapluie que je rejoins la gare de Rouen pour y prendre le train de Paris, au programme librairies en solitaire et restaurant japonais avec celle qui mène dans la capitale des études épuisantes.

    Au terme d’un voyage sans histoire, je me dirige à pied vers l’Opéra, courageusement mouillé. J’ai dans mon sac à dos un livre vendu la veille via Internet. Je le confie à la gardienne d’un luxueux immeuble, square de l’Opéra-Louis-Jouvet. Puis, en attendant l’ouverture de Book-Off, rue Saint-Augustin, je vais boire un café au bar d’en face, lisant Le Parisien tout comme un autochtone.

    Jamais encore je ne suis entré chez Book-Off, bouquinerie dont j’ai vu la publicité dans le métro et qui appartient à une chaîne japonaise. Le temps mauvais en fait l’idéal refuge. J’y passe longuement en revue les livres à un et deux euros, emplissant mon panier.

    D’autres achats de petit prix suivent chez Gibert Jeune, Gibert Joseph, Boulinier et Mona Lisait, une fois le Quartier Latin  et les Halles rejoints par les lignes trois et quatre du métro. Las de la pluie, je me réfugie au Musée d’Art Moderne où je revisite elles@centrepompidou dont l’accrochage est partiellement renouvelé, mais ça dure, cette exposition, ça dure, un peu trop à mon goût et jusqu’en juin je crois, rien de particulier à noter.

    Je prends un café verre d’eau à La Mezzanine en feuilletant l’un des livres achetés lorsque arrive celle que je suis heureux de retrouver. Il est temps, je suis en train de m’embrouiller grossièrement avec les occupants de la table voisine qui de trois sont passés à quatre puis à cinq, m’envahissant littéralement et m’empêchant de lire.

    Nous partons, nous attardant un peu sur la plazza où opère un faiseur de bulles de savon énormes. Un simple fil entre deux bâtons, un seau de liquide approprié et vole la bulle. Elle veut faire pareil dans mon jardin quand ce sera le printemps, me dit-elle, ce qui me rappelle celles plus petites qu’elle lançait dans le ciel l’été dernier pour alléger ma clavicule cassée. Il ne pleut plus.

    La Seine traversée, c’est dans notre habituel restaurant japonais de la rue Monsieur-le-Prince que nous dînons. Un café au Couique de Saint-Lazare et il faut se séparer. Elle envisage d’aller voir si elle peut récupérer son vélo abandonné dans la rue le jour de sa fuite de chez les Thénardier. Je me trouve une place dans le train de nuit qui va me ramener à Rouen.

    Pendant le voyage, je recense mes nouveaux livres. Bizarrement, il y est essentiellement question de sexe : Esquisse pour une jeune fille de Marie Françoise Hans (Editions Hachette), La Passe imaginaire de Grisélidis Réal (Editions Manya), Shanghai : opium, jeu, prostitution traduit du chinois par Nadine Perront (Editions Picquier), Une jeune fille à la page d’une certaine Héléna Varley (Editions Blanche), Le dernier tableau de José Pierre (Editions Blanche avec en couverture un photomontage de Molinier) et La correction d’une certaine Zénaïde Constant (Editions Hors Commerce).

    Ce dernier ouvrage, m’apprend la quatrième de couverture, fut publié une première fois en mil neuf cent soixante-dix par Jérôme Martineau, lu un soir au Café de Flore et interdit illico. On y fesse, étrille, châtie, claque et fustige à l’envi. En exergue figure cette énergique formule signée Eugène Delacroix « Il faut beaucoup corriger ».

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