• Quand j’arrive ce samedi un peu avant quatorze heures au Tribunal Administratif de Rouen, une greffière est occupée à relever les identités de toute une famille tunisienne venue des Yvelines. Elle me demande ensuite mon nom. Je refuse de le lui donner, m’étonnant de cette pratique. « C’est pour que le Juge sache si des membres de la famille sont présents dans la salle », me dit-elle, une réponse qui me laisse dubitatif. Les autres membres du Réseau Education Sans Frontières peuvent entrer sans qu’on leur demande rien.

    C’est pour une deuxième famille que nous sommes là, un couple originaire du Kosovo, résidant à Rouen avec ses trois enfants, l’un scolarisé au collège Georges-Braque, l’une au collège Fontenelle, la dernière à l’école maternelle Guillaume-Lion. Ces deux collégiens et leurs parents arrivent accompagnés d’autres originaires du Kosovo, puis une policière et un policer amènent le jeune homme tunisien de Versailles embastillé au Centre de Rétention de Oissel. Ses deux nièces, vêtues de rose Minnie, lui font fête.

    Le Juge et sa greffière font leur entrée. La première affaire examinée est celle du jeune Tunisien qui a reçu une Obligation de Quitter le Territoire Français. Quand il a rejoint ses parents en France avec ses deux sœurs, il était malheureusement majeur. Une de ses sœurs est protégée par sa minorité ; l’autre, mère des deux fillettes roses, par son mariage. Maître Solenn Leprince, du cabinet Eden, s’efforce de convaincre le Juge qu’il serait aberrant que son client soit renvoyé en Tunisie où il n’a aucune attache alors que toute sa famille réside en France et qu’il y fait vivre ses parents avec son salaire régulier de travailleur employé au noir. La plus jeune des sœurs pleure silencieusement.

    L’audience est suspendue. Le Juge part délibérer. Quand il revient, c’est pour annoncer qu’il annule le placement du jeune homme au Centre de Rétention. L’Obligation de Quitter le Territoire Français reste valable. Toute la famille quitte la salle avec le jeune homme libéré, mais pas tiré d’affaire.

    Solenn Leprince plaide alors pour la famille qui a fui le Kosovo où elle était en danger de mort et n’a pas été autorisée à demander l’asile en France à cause de la directive Dublin Trois. Le premier pays de l’Union Européenne où elle a mis le pied étant la Hongrie, le Préfet veut la renvoyer là-bas, d’où elle serait forcément renvoyée au Kosovo. C’est la raison de l’assignation à résidence qui fait suite à une autre qui avait été levée après une tentative de suicide de la mère des trois enfants. L’avocate s’appuie sur l’état psychologique de sa cliente, très dégradé par ce qu’elle a subi au Kosovo et par la peur d’avoir à y retourner.

    Le Juge s’en va délibérer. Quand il revient, c’est pour annoncer qu’il annule l’assignation à résidence et qu’il enjoint au Préfet d’autoriser dans le délai d’un mois cette famille à faire une demande d’asile en France.

    Nous nous quittons donc contents vers seize heures.

    *

    Etrange tenue que celle de la policière et du policier : une simple veste d’uniforme passée sur une tenue civile et complétée de la ceinture avec les armes réglementaires. Tenue de ouiquennede peut-être.

    *

    Avant l’audience, je discute avec un lecteur que je ne me soupçonnais pas, responsable local d’un parti politique que je n’ai jamais ménagé dans mon Journal (comme tous les autres). Ce n’est pas de ça dont nous parlons mais d’un village où je suis passé lors de mes dernières vacances en Auvergne. Il en est originaire.

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  • Parmi les livres achetés chez Book-Off mercredi dernier Le Rat et l’abeille (Court traité de gastronomie préhistorique) de Raymond Dumay publié chez Phébus, un exemplaire plutôt en mauvais état (je me demande comment il a pu arriver dans cette boutique qui n’accepte que les livres en très bon état).

    Je ne le lirai pas, le sujet ne m’intéresse pas. Je l’ai pris parce qu’à l’intérieur sont collées une critique élogieuse du Canard Enchaîné du sept mai quatre-vingt-dix-sept (le jour des dix ans de l’une que je connais bien) et surtout deux lettres manuscrites de l’auteur à l’un de ses amis nommé René Delmas à qui ce livre a dû appartenir.

    La première est datée du quatre juin quatre-vingt-dix-sept et dit ceci :

    « Je ne saurais te dire combien je suis touché par ta lettre. Tu as acheté mon livre et tu as pris la peine et le temps de m’en écrire –et bien. Double exploit qu’à ce jour tu es le seul à avoir réalisé. Si tu penses un instant à l’inquiétude que j’ai pu éprouver en me lançant dans cette aventure, une spécialité abordée à 80 ans ! tu comprendras mon bonheur de recevoir tes éloges, en particulier sur mon style, qui est plus moi-même que moi, mais si peu « scientifique ».

    Quand je dis « à bientôt », je ferai de mon mieux. A vous deux. »

    Et la seconde du quinze juillet de la même année :

    « Merci, merci. Moi aussi j’ai été éberlué par ces éloges démesurés –déclenchés peut-être par ta lettre à Jérôme Garcin. Tu étais l’œil du public !

    N’empêche que cette préhistoire me rend heureux. Je compte y baigner encore un volume ou deux.

    Mais auparavant je serai passé par le Limousin. Qu’on cause un peu. L’amitié en retour. »

    Raymond Dumay, auteur également du fameux Guide du vin du Livre de Poche, n’aura pas l’occasion d’un nouveau bain de préhistoire. Un autre bain lui sera fatal quelques années plus tard. Il mourra noyé en mer à la suite d’un malaise.

    René Delmas, quant à lui, ne doit plus être davantage de ce monde pour que son livre, arrivé chez Book-Off par un chemin mystérieux, soit entre mes mains.

    *

    Ce vendredi après-midi, rentré du Socrate où je lis la correspondance de Max Jacob, j’entends sur France Culture dans l’émission de Marie Richeux, Pas la peine de crier, le comédien Olivier Broche, qui mardi dernier y lisait un extrait de Passe-Temps de Paul Léautaud, lire cette fois un petit bout de La Colo de Kneller d’Etgar Keret, ce livre que m’a offert Philippe Dumez, puis évoquer Rapport sur moi et L’invité mystère de Grégoire Bouillier, que j’ai fait découvrir au même Dumez. Il n’y a pas de hasard, que des coïncidences (dit-on).

    *

    Un bon Pas la peine de crier ce vendredi puisqu’on y entend ensuite une chanson de Raoul de Godewarsvelde Adieu pour un artiste.

    *

    Marie Richeux prend souvent le métro parisien. Le jour où je l’y croiserai, je la reconnaîtrai à sa voix.

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  • Ce mercredi, poussé dans le dos par la pluie et le vent, je suis de retour un peu tôt à la gare Saint-Lazare et ne le regrette pas, constatant que tous les trains vers la Normandie sont affichés avec de sérieux retards. Il est sept heures moins cinq, je dois prendre le dix-neuf heures trente, préfère grimper dans le dix-huit heures trente encore à quai, bien que mon billet à tarif réduit ne m’en donne pas le droit. A peine y suis-je assis que son départ est annoncé. Je me vois déjà arriver à Rouen en avance dans un train en retard.

    Mon espoir est vite déçu. Nous empruntons une voie inhabituelle au ralenti passant par Conflans-Sainte-Honorine puis Chanteloup-les-Vignes. Cette voie est surélevée et lorsque de temps à autre le conducteur met les gaz, j’ai l’impression d’être dans un avion qui décolle. Des ralentissements suivent, malheureusement. Je découvre au passage qu’il existe une gare nommée Thun-le-Paradis.

    Après Porcheville, c’est Mantes où le train retrouve sa voie habituelle mais pas la vitesse nécessaire à une prompte arrivée. Le bandeau déroulant continue d'afficher une arrivée à Rouen à dix-neuf heures trente-quatre. Il est une heure de plus. Autour de moi on soupire. Depuis le départ, pas un seul message ne nous a informés de la situation.

    Vers Val-de-Reuil, mon voisin consulte son téléphone.

    -Le dix-neuf heures cinquante est déjà arrivé. Je ne comprends pas. Comment a-t-il fait pour nous dépasser ?

    Je lui apprends que nous sommes passés par une voie détournée. Sans doute le suivant a-t-il pris la voie directe rouverte au trafic.

    Il est plus de vingt et une heures quand nous arrivons à Rouen. L’invisible contrôleur prend enfin la parole. Il présente les excuses de la Société Nationale des Chemins de Fer Français pour ce retard d’à peu près une heure et demie dû à une rupture d’alimentation du côté de Mantes-la-Jolie.

    Je ne suis pas le plus à plaindre, n’en ayant pris que dix minutes, et rentre dans le vent normand qui vaut le parisien. A peine suis-je arrivé qu’une nouvelle drache s’abat sur la ville.

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  • Par un train moins matinal que d’habitude, j’arrive à Paris où le temps est le même qu’à Rouen ce mercredi, averses et vent. Je passe donc sous terre pour rejoindre le Book-Off de la Bastille où j’entre dix minutes après l’ouverture. Comme à l’accoutumée, il y règne une énergie de ruche côté employé(e)s et une sorte d’automatisme égocentré côté client(e)s. J’y passe un certain temps.

    Il ne pleut guère quand je sors. Je rejoins la place de la Bastille et cherche où déjeuner, trouve, boulevard Beaumarchais, Le Bistrot des Vosges qui propose de la cuisine du Massif Central : « Saveurs et Emotions de l’Aveyron » et doit son nom à la place proche. Son plat du jour « Saucisse d’Auvergne, purée maison » m’en fait pousser la porte. Je m’installe dans la véranda à une table nappée de carreaux rouges et blancs. Le quart de vin rouge est du Marcillac Domaine Laurens, bien bon. Derrière moi se tient un autre esseulé qui confie son état d’âme au serveur. Il travaille à l’Assemblée Nationale et s’ennuie dans ce quartier de Ministères. Ce serveur n’écoute que d’une oreille, s’animant toutefois lorsque le fonctionnaire déprimé évoque la météo, la tempête, la douceur des températures, soupçonnant un changement climatique :

    -C’est accentué cette année, c’est accentué, commente-il en me desservant.

    Il veut savoir si ça a été et je réponds oui, gardant pour moi mon dépit d’avoir trouvé cette saucisse et cette purée bien sages, manquant de rusticité. Un café et l’addition, ça fait un peu plus de vingt euros.

    Le ciel devient menaçant lorsque à pied je prends le chemin de Châtelet, passant devant l’église Saint-Paul au moment où en sort un cercueil suivi d’un grand nombre de jeunes filles et garçons qui doivent enterrer l’un(e) des leurs ou l’un(e) de leurs profs (le lycée Charlemagne est à côté). Après un passage chez Mona Lisait, je vais voir où en est le nouveau Boulinier de la place Joachim-du-Bellay. Les livres à cinquante centimes sont passés à vingt, s’alignant sur la rive gauche. J’y fouille pendant qu’il pleut.

    Une accalmie me permet de traverser la Seine et de voir ce qu’on propose dans les bacs de Joseph Gibert puis le bus Vingt et Un m’emmène à Opéra pour un café Chez Edmond suivi d’un furetage dans le deuxième Book-Off.

    Il drache sévèrement quand j’en sors. Je me réfugie au Gaillon, un Péhému chinois faisant face à Drouant, pas le même standigne mais tout aussi littéraire puisque j’y suis, buvant un café et examinant mes achats : Brebis galeuses de Caio Fernando Abreu (José Corti), Etudes léopardiennes de Sergio Solmi (Allia), Fantômes viennois d’Adolf Placzek (Anatolia/ Le Rocher), Lettres d’amour de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et Amélie Houret de La Morinaie (Fayard), Instants de mémoires de Violet Trefusis (Christian de Bartillat), Les Mauviettes de Dennis Cooper (Pol), Cruel bonheur d’Hugo Claus (Castor Astral), etc.

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  • Il est midi et demi ce lundi lorsque je quitte le Moulin et rejoins la Porte de l’Eau. Où déjeuner ? Je me souviens d’un restaurant autrefois fréquenté, rue du Quai, près de la Médiathèque Boris-Vian et face au Manoir de Bigard. Il est toujours là, bien qu’ayant changé de catégorie, devenu brasserie. J’entre donc au Jardin de Bigard où je choisis une table qui n’est pas inondée de soleil. D’autres sont occupées par des quatuors et un duo.

    Au temps où j’avais eu la funeste idée de me marier, je fréquentais en couple cet endroit pour sa cuisine, alors rustique à nappe à carreaux, mais je le connaissais antérieurement, dans les années soixante, pour la raison qu’il était tenu par la tante de la copine de mon meilleur ami de lycée. C’était alors une pension de famille où demeurait notre prof de philo, lequel était réputé avoir une maison à la campagne où il passait ses ouiquennedes avec sa chèvre.

    Le menu est à onze euros cinquante et se révèle du niveau de celui d’une cantine scolaire : terrine sans goût, copeaux de poulet aux nouilles fades, tarte au citron plate. Avec un quart de muscadet et un café, ça fera dix-huit euros. A la table voisine, on parle des prochaines élections municipales de Val-de-Reuil. Michaël Amsalem, fils de Bernard l’ancien Maire (un Socialiste devenu Président de la Fédération Française d'Athlétisme), présente une liste de Gauche contre l’actuel (un Socialiste aussi, riche et vivant à Paris).

    En sortant, je jette un œil (comme on dit) au Manoir de Bigard. Il semble désert. Je l’ai connu bien vivant, en perpétuelle agitation, du temps des ateliers d’expression libre, quand le Comité d’Action de Gauche tenait la Mairie, période révolue.

    Avant de regagner Rouen, je fais un détour par la bouquinerie rurale Détéherre où m’accueillent des ânes se faisant chauffer le poil au soleil.

    *

    Hollande qui se déballonne devant les catholiques de la Manif Pour Tous en retirant son projet de loi sur la famille. Quel ventre mou !

    Puisque c’est la rue qui gouverne, il aurait mieux valu garder Sarkozy.

    *

    Titre du Canard Enchaîné ce mercredi : « Hollande dans une nouvelle histoire de recul ».

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  • Ce lundi, après m’être garé place de la Porte de l’Eau, j’arrive au Moulin où à onze heures auront lieu les obsèques civiles d’Ernest Martin, médecin et ancien Maire de Louviers. Un registre à signatures est à disposition à l’entrée. J’attends que celui me précédant ait fini d’écrire et y inscris mon message : « Un ultime merci à celui qui m’a permis d’échapper à deux ans de prison pour refus du service militaire. »

    La scène de la salle de spectacle du Moulin est ceinte de rideaux noirs. Côté jardin et côté cour sont alignées des chaises pliantes tournées vers des tréteaux entourés de fleurs qui attendent le cercueil. Une photo du défunt datant d’il y a un an est posée sur un chevalet, celle d’un homme que je ne reconnais pas, le regard absent, affaibli par la maladie. D’autres chaises sont disposées dans la salle où s’assoient les moins vaillant(e)s. D’anciens copains se retrouvent :

    -Quand je pense qu’on était à l’école ensemble, tu as quel âge maintenant ?

    -Quatre-vingt-dix.

    -Oui c’est ça, moi quatre-vingt-sept.

    La grande majorité des présent(e)s (quelques centaines) a dépassé les soixante ans. Il est vrai qu’un lundi matin les plus jeunes travaillent. Je me case derrière les assis. Près de moi, on évoque les concerts du temps de Martin : les débuts de Renaud dans la cour de la Mairie, celui bien imbibé de Graeme Allwright à la Salle des Fêtes. En sourdine sont diffusées Les Quatre Saisons de Vivaldi.

    Soudain les assis se lèvent. Le cercueil fait son entrée, suivi de la famille qui trouve place sur les chaises latérales. Des proches s’y assoient aussi. Un jeune homme ayant la tête de l’emploi s’approche du micro. C’est le Maître de Cérémonie. Il annonce qu’alterneront des prises de parole et la diffusion de chansons choisies par la famille.

    Des propos de trois élus locaux, d’une femme médecin et de trois des enfants d’Ernest, je suis surtout sensible à ceux de Renaud, fils cadet (dont le physique et la gestuelle me rappellent l’Ernest Martin que j’ai connu) et d’Isabelle, fille aînée (pas revue depuis la fin des années soixante-dix), deux évocations très personnelles de leur enfance.

    Côté chansons, la sélection montre qu’Ernest n’était pas du tout rock ’n’ roll : Le Temps des Cerises par Yves Montand, Mes Copains par Pierre Louki, Le Feu par Hélène Martin, ¡Ay, Carmela! chant anarchiste de la Guerre d’Espagne, Maintenant que la jeunesse par Monique Morelli et Melocoton par Colette Magny, ces interprètes (sauf l’une aujourd’hui âgée de quatre-vingt-cinq ans) étant mort(e)s depuis longtemps.

    Pour finir, le Maître de Cérémonie invite chacun(e) à s’approcher du cercueil sur une musique de Mahler.

    Un magnifique soleil illumine le ciel bleu quand je sors du Moulin, en accord avec le texte d’Aragon dont je possède la version chantée de Marc Ogeret :

                Maintenant que la jeunesse

                S'éteint aux carreaux bleuis,

                Maintenant que la jeunesse

                Machinale m'a trahi.

                (…)

                Il faut beau comme jamais.

                Un temps à rire et courir,

                Un temps à ne pas mourir,

                Un temps à craindre le pire,

                Il fait beau comme jamais.

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  • Un mètre quarante, bossu, laid et souvent malade, tel était Giacomo Leopardi, poète, philosophe et moraliste, né en mil sept cent quatre-vingt-dix-huit à Recanati où il vécut reclus, dont je ne me lasse pas des Pensées, publiées en français chez Allia, lues et relues, qui offrent de la société de son temps, qui est aussi la nôtre, une vision des plus réalistes. Mes notes pourraient être très longues, au risque de recopier le livre entier, je tranche et prends la liberté de rapprocher ce qui ne l’est pas dans l’ouvrage :

    J’affirme que le monde n’est que l’association des coquins contre les gens de bien, des plus vils contre les plus nobles.

    Rares sont les coquins qui restent pauvres, car pour ne citer qu’un exemple, si un homme de bien tombe dans la misère, nul ne vient le secourir et nombreux même sont ceux qui s’en réjouissent ; mais si c’est à un scélérat que cela arrive, toute la ville se lève pour l’aider.

    Ce lieu commun, que la vie est une pièce de théâtre, se vérifie surtout en ceci que les hommes s’évertuent sans cesse à parler d’une façon et à agir d’un autre…

    Ou je me trompe fort, ou il ne se trouve guère dans notre siècle d’homme universellement vanté qui ne soit pas à l’origine de son propre éloge.

    Nul ne peut estimer connaître la vie s’il n’a pas appris à prendre pour un pur cliquetis de syllabes les offres de service qui lui sont faites, les plus spontanées, solennelles et répétées qu’elles puissent être.

    Ce qui nous pousse à nous rendre utiles et à œuvrer pour de bonnes causes, réside avant tout dans l’estime que nous nous prodiguons.

    Il n’est rien de plus rare au monde qu’une personne que l’on peut supporter tous les jours.

    Aucun livre classique ne fut jadis imprimé avec l’élégance qu’arborent aujourd’hui les journaux et le moindre commérage politique fait pour durer un seul jour.

    Si les quelques hommes de vraie valeur qui recherchent la gloire connaissaient personnellement tous ceux qui composent le public dont ils s’efforcent avec tant de peines de se gagner les faveurs, on peut penser qu’ils modèreraient beaucoup leur ardeur et se proposeraient peut-être d’autres buts.

    Ici encore l’on peut vérifier qu’il n’est au monde aucun bien qui ne s’accompagne d’un mal à sa mesure : en effet, l’inestimable avantage pour un enfant d’être guidé par un être plein d’expérience et d’affection, et nul ne peut tenir ce rôle mieux que son propre père, se paye par l’étouffement total de la jeunesse, et généralement de toute la vie.

    Chacun se souvient avoir maintes fois entendu de la bouche de ses parents, comme je m’en souviens moi-même, que le climat se serait refroidi au fil des ans, et que les hivers seraient devenus plus longs ; que de leur temps, à Pâques, on quittait les vêtements d’hiver pour mettre les tenues d’été ; qu’aujourd’hui, à les entendre, on peut à peine le faire au mois de mai, parfois même pas avant le mois de juin. A cet égard, il n’y a pas si longtemps, des physiciens se sont mis sérieusement à chercher la cause de ce prétendu refroidissement et l’on avança, entre autres hypothèses, le déboisement des montagnes, pour expliquer un phénomène imaginaire…

    J’aime particulièrement ce qu’il dit du monde l’édition et de celui des auteurs :

    On peut mesurer la sagesse économique de ce siècle à la vogue des éditions dites compactes, où l’on épargne beaucoup le papier, mais fort peu la vue. Malgré cet effort pour économiser le papier dans les livres, on voit bien que la mode actuelle est d’imprimer beaucoup et de ne rien lire.

    Si j’avais le génie de Cervantès, qui a purgé l’Espagne de la vogue des chevaliers errants, je ferais un livre pour purger l’Italie et aussi le monde civilisé d’un vice qui, compte tenu de la douceur de nos mœurs, et peut-être aussi dans l’absolu, n’en est pas moins cruel et barbare que les restes de brutalité médiévale fustigés par Cervantès. Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires…

    Italiens, Français, Anglais, Allemands ; hommes de grand conseil, pleins de talents et de mérites ; parfaits hommes du monde, exquis de manières, friands d’épingler les ridicules et de les railler, ils deviennent tous des enfants cruels lorsqu’ils ont l’occasion de réciter leurs écrits. Ce vice n’est pas seulement l’apanage de notre époque, il fut aussi le lot de celle d’Horace, à qui il paraissait déjà insupportable, et de celle de Martial, qui, à un flatteur lui demandant pourquoi il ne lisait pas ses vers, répondit : pour ne pas avoir à entendre les tiens. Il en fut de même à la meilleure époque des Grecs : Diogène le Cynique se trouvait un jour en compagnie de quelques personnes qui se mourraient d’ennui à une lecture de ce genre ; voyant l’auteur arriver à la fin de son rouleau, il dit : Courage, les amis, je vois la terre !

    et son évocation de la catastrophe qu’est la vieillesse :

    L’homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c’est pour lui la seule période qu’il peut consacrer à assurer son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d’offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir.

    En perdant sa jeunesse, l’homme perd la faculté de communiquer et pour ainsi dire d’inspirer à autrui sa propre présence ; il se trouve privé de ce magnétisme que le jeune homme émet autour de lui et qui le relie à son entourage par une sorte d’affinité naturelle ; et il comprend alors douloureusement qu’il est désormais en société comme séparé de tous, au milieu d’être sensibles à peine plus attentifs à son égard que des objets inanimés.

    Cela mis à part, les vieillards tendent naturellement, dans la mesure de leurs forces, à ruiner la jeunesse, à la faire disparaître de la vie humaine, car elle représente  pour eux un spectacle exécrable. De tout temps, les vieux se sont ligués contre les jeunes parce que de tout temps les hommes ont eu la bassesse de condamner et de proscrire chez les autres les biens qu’ils désiraient le plus pour eux-mêmes.

    Lui-même mourut à trente-huit ans.

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  • Au hasard de mes promenades à l’intérieur d’Internet, je passe par un poème de Roland Topor qui commence ainsi :

    Je suis né à l'hôpital

     Saint-Louis proche du Canal

     Saint-Martin en trente-huit

     Aussitôt j'ai pris la fuite

     Avec tous les flics aux fesses

     Allemands nazis SS

     Les Français cousins germains

     Leur donnaient un coup de main

     En l'honneur du Maréchal

     Pour la Solution Finale

     Bref je me suis retrouvé

     En Savoie chez les Suavet

     Caché près de Saint-Offenge

     En attendant que ça change

     Je n'avais qu'un seul souci

     Celui de rester en vie

    et songe qu’augmente l’éventualité que cela revienne car après l’épisode des dieudonneries, vient d’avoir lieu celui des colériques du dimanche scandant leurs slogans antisémites dans les rues de Paris, suivi de celui des parents du lundi retirant leurs enfants des écoles maternelles, sur l’ordre d’une musulmane autrefois d’extrême gauche, où on leur apprenait à se masturber en vertu d’une prétendue théorie du genre.

    Le nombre de cerveaux malades est en sévère augmentation, cerveaux lepenisés, sarkosés, vallsifiés pour certains, fanatisés par des religieux pour d’autres. Ecoutant ce qui se dit maintenant au marché, au restaurant, dans la rue ou dans le train, je constate que Topor avait raison de rester sur ses gardes :

     J'ai conservé le dégoût

     De la foule et des gourous

     De l'ennui et du sacré

     De la poésie sucrée

     Des moisis des pisse-froid

     Des univers à l'étroit

     Des collabos des fascistes

     Des musulmans intégristes

     De tous ceux dont l'idéal

     Nie ma nature animale

     A se nourrir de sornettes

     On devient pire que bête

    *

    Sur alainzanini.com, le site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe, ce message d’amour à mon endroit : « Perdrial-le-connard : il passe à côté de Nabe et Stromae ! ». A côté, et même le plus loin possible.

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  • Rue de la Harpe, ce mercredi midi pour un déjeuner sans surprise, c’est le même menu au même prix dans quasiment toute la rue, toute l’année, dix euros, j’opte pour l’un où je suis déjà connu et où un verre d’apéritif est offert. A ma droite est bientôt installé un couple de quinquagénaires unis pour la vie et pour le travail. Plutôt que parler de la vie, ils évoquent le travail, surtout elle. Lui écoute, comme font toujours les hommes à partir d’un certain âge :

    -Je lui ai dit à Régine que j’étais pas d’accord.

    Deux femmes s’assoient à ma gauche. L’une a aussi dans les cinquante ans, l’autre dans la trentaine. Elles sont contentes de se retrouver. La plus vieille félicite la plus jeune de son haut à poils longs.

    -C’est un cadeau de ma belle-mère.

    Cette femme est enceinte du troisième et a du souci avec les aînés, surtout l’un qu’elle doit mettre au coin, il n’y a que ça qui marche, peut-être parce que ça l’humilie, et espérons qu’il aille bientôt au pot parce que c’est ça l’examen pour entrer à la maternelle.

    Elle connaît l’attaché parlementaire du Maire de Marseille, tu sais bien, comment il s’appelle déjà ?

    -Gaudin, c’est génial ! s’exclame la quinqua.

    Elle connaît aussi quelqu’un qui a un chauffeur mais a su rester simple ou bien c’est le même et un autre à Dreux qui fait partie des veilleurs, quelqu’un qui pense bien, au premier rang des manifestants contre le mariage gay. Brusquement, elle revient à son futur descendant.

    -François-Xavier est content ? demande l’autre.

    -Oui très, et on a trouvé une dame qui viendra m’aider le matin, pour lever les enfants, les préparer, les faire déjeuner, enfin si elle ne me laisse pas tomber.

    -C’est génial !

    Tout cela dans un restaurant dont le personnel pourrait bénéficier de la nouvelle loi sur le mariage, au mur une photo dédicacée de Michou.

    *

    Sorti de Beaubourg, rejoignant la station Châtelet, quelle n’est pas ma surprise (comme on dit) de voir une nouvelle librairie Mona Lisait ouverte, celle de la Fontaine des Innocents. M’approchant, je constate qu’elle a changé de raison sociale. La maison Boulinier a repris les locaux mais non le stock. Même chose pour celle de Bonne Nouvelle, apprends-je. Sur la place quantité de livres marqués « Tout-venant » attendent l’acheteur, cinquante centimes pièce, beaucoup de daube évidemment. De son côté, Joseph Gibert a installé une nouvelle librairie dans l’ancien Virgin de Barbès. Ça en fait des livres d’occasion. Reste à espérer suffisamment de volontaires pour continuer à acheter des neufs.

    *

    Le soir, gare Saint-Lazare, je demande à l’accueil où l’on traite les objets trouvés.

    -C’est ici, me répond une jeune cheminote. Qu’est-ce que vous avez perdu et quand ?

    -Un parapluie, ce matin.

    -Ah non, on n’en a pas eu. En général, on ne nous les ramène pas les parapluies.

    -C’est-à-dire ?

    -Les gens qui les trouvent les gardent pour eux.

    -C’est bien ce que j’avais compris.

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  • Rouen sous la pluie à six heures vingt du matin, nul autre bruit que le chant d’un merle aussi seul que moi.

    *

    Au Café du Faubourg, lisant Libération avant l’ouverture du Book-Off de la Bastille j’apprends que la future Maire de Nantes a trente-quatre ans et que le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est le caillou dans sa chaussure.

    *

    Je savais que l’étage consacré à l’Art Moderne au Centre Pompidou bénéficie d’un nouvel accrochage aussi vais-je y voir ce mercredi en début d’après-midi après une matinée un peu dans le cirage, oubliant de composter mon billet et mon parapluie dans le train (ce qui me trouble car il me venait de celle qui lutte contre le froid et la neige à New York).

    Cela s’appelle Modernités plurielles de 1905 à 1970. Les premières salles sont consacrées aux artistes, surtout peintres, d’Amérique Latine, dont les noms me sont pour la plupart inconnus. Beaucoup de tableaux me laissent indifférents. J’en range d’autres dans la catégorie des croûtes. Il en est de même pour les œuvres des artistes de tous les coins du monde par où je passe. La dernière salle est celle de l’Afrique, un hasard sans doute. J’y arrive fatigué.

    M’étonnant que les couloirs séparant les salles soient bloqués en leur extrémité, je demande pourquoi à l’un des gardiens.

    -C’est la Conservatrice qui a voulu ça pour faire une sorte de parcours obligé.

    -Obligatoire même, lui dis-je.

    -C’est vrai qu’avant on pouvait circuler comme on voulait.

    -Oui, avant, quand on était libre.

    Outre ce chemin balisé d’où on ne peut s’échapper, les œuvres, souvent présentées les unes au-dessus des autres, à l’ancienne, ce qui fait pléthore, des murs et des murs de fac-similés de revues d’art du monde entier et les bancs du vaste couloir latéral remplacés par des tables encombrées de catalogues et d’écrans contribuent à l’impression d’étouffement. Vagabonder, baguenauder, respirer, c’est ailleurs dans le vrai monde pluriel que je vais le faire.

    Je sais maintenant que l’étage consacré à l’Art Moderne au Centre Pompidou est victime d’un nouvel accrochage.

    *

    Quand même un mur de Tamara de Lempicka dont La Communiante et Jeune fille en vert et ceci : « Klaxon n’est pas futuriste, Klaxon est klaxoniste. » (revue de Sao Paulo, mil neuf cent vingt-deux)

    *

    Une enseignante initiant ses malheureux élèves à l’art :

    -La ligne qui sépare le ciel de la terre, comment ça s’appelle ? La ligne doooo…

    Je ne sais pas moi, doryphore peut-être.

    *

    Un couple dans le même état que moi :

    Lui : Oui, il y a de belles choses mais elles sont noyées parmi les horreurs.

    Elle : C’est comme la vie.

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